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De plus, il se produit très souvent des accrochages entre les groupes dirigeants au sein de chaque syndicat, dans leur lutte pour le pouvoir syndical, bien qu’ils soient moins fréquents et moins virulents que dans les autres entreprises. Mais en général toutes ces dissensions s’effacent lorsque l’entreprise est attaquée de l’extérieur. Il existe quelque chose comme un esprit de corps qui prend le pas, souvent, sur les querelles domestiques et les égoïsmes personnels ou de groupes.
Formellement et officiellement, les syndicats, aussi bien celui des ouvriers que celui des employés, dirigent également la Société, la contrôlent et la gouvernent, en marge, naturellement, de ce que le statut d’E.F.C.S.A. dispose. Le directoire se compose de sept personnes. Quatre d’entre elles ont été ou sont des militants ouvriers. Le gérant est un technicien que l’on considère irremplaçable, qui ne prend aucune décision de son propre chef. Les deux autres sont des figures plutôt décoratives, qui s’abstiennent de toute action personnelle pour la bonne raison qu’ils ne sont pas actionnaires. De plus, le Syndicat est représenté auprès du directoire par une sorte de super-directeur, tâche dont s’acquitte le dirigeant ouvrier le plus ancien et le plus respecté dans l’industrie frigorifique de l’Uruguay. Le directoire se réunit une ou deux fois par semaine avec les commissions des syndicats d’ouvriers et employés, et sauf circonstances très spéciales – quand il s’agit d’affaires commerciales de caractère strictement secret, dont la divulgation pourrait profiter à la concurrence – il se réunit à bureaux ouverts. Ont accès à ces réunions certains éléments qui, sans être chargés de fonctions responsables ou représentatives – c’est le cas du soussigné – sont considérés comme assesseurs et dirigeants internes de la société.
Les conversations téléphoniques, généralement en espagnol, les entrevues avec les représentants de consortiums financiers avec lesquels nous travaillons, la réception des personnalités nationales ou étrangères qui nous visitent, les opérations d’achat et de vente et les ordres respectifs, les contrats, etc., en un mot, toute la vie interne de la société se déroule à la vue de tous, et avec la participation, dans certaines occasions décisives, d’une demi-douzaine de personnes qui, sans faire officiellement partie du directoire, se considèrent en quel que sorte comme les représentants des membres de l’entreprise.
Nous nous abstiendrons de porter un jugement sur les avantages ou les inconvénients de ces procédés. Nous nous sommes limités ici à décrire, de façon absolument sincère et sans rien cacher, le développement intérieur d’E.F.C.S.A. Nous n’ignorons pas que les personnes « d’ordre » puissent être scandalisées par ce récit et en tirer des conclusions pessimistes. Peut-être penseront-elles à l’immaturité des travailleurs pour se lancer dans des expériences de ce genre. Cela ne nous préoccupe que très peu. Ce qui nous intéresse réellement, c’est que la vérité soit connue par ceux, groupes ou individualités, qui font preuve d’inquiétude et s’intéressent au renouvellement de la société. Cette vérité, nous sommes obligés de l’omettre dans nos écrits de propagande pour éviter qu’on nous fasse échec, et pour ne pas effrayer les pudibonds commerçants et gouvernants avec lesquels nous devons nécessairement, et malheureusement, traiter. Parce que E.F.C.S.A. n’est pas le fruit de l’imagination d’un utopiste sur une île lointaine. E.F.C.S.A. est pétrie de l’argile humaine de Pantanoso [[Rivière qui borde le quartier ouvrier du Cerro.]] et appartient au pays corrompu par la démagogie d’État et la mentalité semi-féodale de ses classes dirigeantes.
L’Uruguay est un pays où l’on peut observer « l’équilibre statique des contradictions » : ultra-démagogique et ultra-conservateur. Démagogues et conservateurs ont trouvé un « modus vivendi ». E.F.C.S.A. est l’effort, à demi conscient, qui tente de surmonter cette situation. Le groupe dirigeant – une cinquantaine de personnes – a conscience de la signification de ce qu’il est en train de faire ; le gros de la masse, pas du tout. Les moins mauvais voient en E.F.C.S.A. un moyen de gagner leur vie et s’efforcent de le conserver pour ne pas tomber dans la misère. Nous avons dit que cette expérience était le fruit d’une nécessité vitale : travailler pour vivre. Si les prétendues forces « de gauche » y voyaient suffisamment clair, elles pourraient engager la bataille contre le sous-développement, l’étatisme et le capitalisme agioteur, en promouvant des expériences de ce genre. Et si les dirigeants syndicaux du moment n’étaient pas ce qu’ils sont : quelques analphabètes présomptueux, et ne faisaient pas tant confiance aux miracles du « Palais des lois » [[Parlement]], ils pourraient, selon la méthode que nous avons inaugurée, favoriser la prise de possession des moyens de production par les travailleurs et promouvoir une authentique démocratie directe qui enverrait personne au « poteau ».
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