La Presse Anarchiste

L’individu et la société

Cer­tains ont posé la ques­tion : « L’homme est-il social ou a‑social ? » Avant de répondre, il est néces­saire de pré­ci­ser sur ce que j’entends par être sociable, être social.

Être sociable, c’est avoir des apti­tudes pour vivre en com­mun avec certains.

Être social, c’est être capable de vivre sans aucune contrainte exté­rieure. Je ne conçois comme indi­vi­du social, que l’individu libre dans un milieu libre.

Être social, c’est aus­si par­ti­ci­per direc­te­ment à la vie sociale, non pas en fac­teur de des­truc­tion, mais en fac­teur de bien, c’est-à-dire déter­mi­ner le milieu vers plus de bien-être.

Objec­ti­ve­ment, l’homme est sociable puisqu’il vit en socié­té ; mais il l’est pour plu­sieurs rai­sons, où n’entrent pas tou­jours sa libre détermination.

Que remarque-t-on si l’on observe atten­ti­ve­ment la vie de l’homme ? Qu’il est tour à tour soli­taire et socie­ta­riste, c’est-à-dire qu’il éprouve tan­tôt un besoin d’indépendance indi­vi­duelle, tan­tôt le besoin d’un contact avec autrui. Que pen­ser de ces deux ten­dances pri­mor­diales qui paraissent à pre­mière vue contra­dic­toires ? Peut-on dire que si le milieu per­met­tait à l’individu de satis­faire ses aspi­ra­tions, il vivrait plu­tôt en soli­taire qu’en socié­té ou inver­se­ment ? Non. Il n’est pas rai­son­nable de sou­te­nir l’un plu­tôt que l’autre ; le pre­mier sur­tout ne pou­vant pas se suf­fire à lui-même. Donc l’homme est sociable. Pre­miè­re­ment pour des néces­si­tés d’ordre éco­no­miques : bien outillé, il pro­dui­rait plus que ses propres besoins (j’entends les besoins de consom­ma­tion), mais seul, il ne pour­rait pro­duire tout ce dont il a besoin, l’habillement, l’outillage, le loge­ment, etc. En somme, dans tout ce qui n’est pas pro­duit de consom­ma­tion, l’homme recherche le contact d’autrui et en a besoin.

L’homme est aus­si sociable pour des motifs d’ordre sen­ti­men­tal, par ami­tié, par amour, par sym­pa­thie envers ses sem­blables d’affinité avec lui. Il échange des idées, des gestes d’ordre sen­ti­men­tal, comme il échange des ser­vices. Sa vie est un per­pé­tuel échange, et il res­sort qu’il doit, s’il ne veut périr, vivre en socié­té. J’entends bien : l’homme actuel, dans le milieu présent.

Dire main­te­nant que l’individu est social, c’est-à-dire par­ti­ci­pant à la vie comme fac­teur de bien, parce que sociable serait, à mon avis, aus­si absurde que de sug­gé­rer à autrui qu’on lui nuit pour son bien et qu’il est nor­mal qu’il souffre pour être plus heu­reux ensuite : ain­si opèrent les reli­gions. L’individu n’est pas libre puisque le milieu est tel que celui-ci s’est sub­sti­tué à celui-là. Les reli­gions pensent pour lui, l’État agit à sa place et la loi le sur­veille. Son ini­tia­tive, sa puis­sance, ses ten­ta­tives d’affranchissement sont anni­hi­lées par le milieu social qui s’est non seule­ment sub­sti­tué à l’individu, mais qui est fait de telle façon que l’individu ne peut se pas­ser de lui. Il res­sort de ces consi­dé­ra­tions que toute ten­ta­tive d’affranchissement se fera aux dépens de milieu social actuel. L’acte libé­ra­teur sera un acte anti social.

L’individu serait social s’il pou­vait vivre dans un milieu qui, répon­dant à sa socia­bi­li­té, lui lais­se­rait toute pos­si­bi­li­té de réa­li­ser ses propres aspirations.

L’homme serait aus­si social œuvrer mora­le­ment, éco­no­mi­que­ment, avec des indi­vi­dus, uni à eux par affi­ni­té, dans son propre pays ou d’une nation à une autre, sans encou­rir de bru­tales contraintes ou d’insurmontables dif­fi­cul­tés, sans tra­vailler pour des mono­po­leurs de l’industrie qui pré­lèvent sur le pro­duit de son effort la part du lion.

Comme on le voit par ces consi­dé­ra­tions, le milieu ne répond ni ne res­semble à celui que je conçois et qui serait le seul adé­quat aux aspi­ra­tions de l’individu social tel que je l’ai bien ou mal défini.

Le milieu actuel n’a rien de com­mun avec l’association contrac­tuelle, – contrat limi­té, rési­liable à temps ou par pré­avis mutuel, – seul capable de garan­tir l’individu contre la tyran­nie de l’un ou de tous. Quoi qu’en disent ceux qui régissent nos des­ti­nées. La contrainte de ces der­niers s’appuyant sur nos deux ten­dances pri­mor­diales pour jus­ti­fier leur tyran­nie et notre escla­vage. Ces gens-là parlent de néces­si­té sociale, d’intérêt géné­ral, de conci­lia­tion entre la liber­té indi­vi­duelle et la socia­bi­li­té, pour employer leurs termes, entre la liber­té et le concours. Mais ils oublient – volon­tai­re­ment d’ailleurs – de lais­ser à cha­cun le soin de for­mer des asso­cia­tions où la liber­té indi­vi­duelle sera respectée.

Ce n’est pas ain­si que je com­prends la conci­lia­tion entre ma liber­té et ma sociabilité.

L’individu n’est pas social puisque le milieu l’oppresse, le broie, le détruit. Le milieu social actuel fait vio­lence à l’individu dans toutes les branches de son acti­vi­té. Les inté­rêts de l’individu sont donc oppo­sés à ceux de la socié­té qui sacri­fie tou­jours l’unité à la col­lec­ti­vi­té, même quand elle pré­tend vou­loir l’intérêt de tous.

Le milieu est donc contre-nature et, pré­sen­te­ment, l’homme ne peut être social. Il ne peut l’être puisque sa libé­ra­tion intel­lec­tuelle, morale et phy­sique ne se fera qu’au dépens de la socié­té, et il le sera lorsqu’il ne subi­ra plus la tyran­nie de ces enti­tés qui ont nom : Patrie, Reli­gion, État, Huma­ni­té.

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