Histoire anecdotique du Travail, par
S’il est un enseignement qui, entre tous, mérite d’être critiqué, c’est, assurément, celui de l’histoire. La chose est fatale. Partir de ce principe qui guida uniquement les créateurs de l’enseignement primaire et a toujours cours dans les sphères officielles, que l’école doit, surtout et avant tout, former des citoyens d’une cratie déterminée, préparer des électeurs, c’est assigner d’avance à l’histoire un caractère nettement, tendancieux, volontairement partial, scandaleusement systématique.
Aussi bien n’avons-nous pas à remonter bien loin dans nos souvenirs pour nous remémorer les pitoyables manuels en usage dans la totalité des écoles publiques. Revanchards (c’était, le maître d’école allemand qui nous avait battus en 1870 – 71), teintés d’un cléricalisme à peine déguisé (l’état laïque n’avait pas encore réussi à tomber sa rivale) ils n’apportaient, qu’une nomenclature sèche et rapide des fastes des rois, dirigeants et guerriers, qu’une chronologie ennuyeuse. Le peuple était absent. Des manifestations de la vie interne des groupements, du travail et de la vie humaine, aucune trace.
À la vérité, à peu près partout, depuis une dizaine d’années ces manuels ont disparu, pour faire place à de plus modernes, ou ont été refondus. Sous l’influence des idées syndicalistes qui se sont plus ou moins infiltrées dans les milieux primaires, l’allure générale de l’enseignement de l’histoire s’est modifié. Moins d’histoire-dynastique, moins d’histoire-bataille ; un peu plus d’histoire-populaire, d’histoire-civilisation. Sur le terrain réservé aux princes, une parcelle est prélevée, concédée en toute propriété à Jacques Bonhomme et Jean Louvrier. Les écoliers n’ignorent plus tout à fait que des paysans et des ouvriers ont travaillé, souffert, peiné, au cours des siècles, tandis que s’agitaient à travers la fumée ou l’éclat des lustres, capitaines et dirigeants.
Un peu d’air respirable – encore peu – est venu se mêler à l’air vicié. Encore faut-il que la dose ne soit pas dépassée. L’histoire doit demeurer le catéchisme officiel de la démocratie pacifique, amante du progrès, penchée sur les humbles et les travailleurs. Trop d’impartialité ne peut être de mise. À preuve, la mésaventure arrivée aux excellents petits livres de Gustave Hervé.
Quoi qu’il en soit, en dépit de progrès certains, la vie économique des groupements, n’a été le plus souvent qu’un accessoire. L’évolution dynastique demeure le cadre.
Avec le petit livre de Thomas, la vie des travailleurs passe au premier plan. Ou plutôt, il ne s’agit plus que d’eux seuls. Ce n’est pas à proprement parler une « histoire de France » qui nous est présentée, mais exclusivement, celle du travail.
L’ouvrage comble ainsi une lacune regrettable.
Mais, est-ce bien là un « manuel scolaire » au sens propre du mot, ? Assurément non. Bien. que l’auteur ait songé, surtout, à l’école, puisque l’« Histoire anecdotique du Travail » fut publiée d’abord par fragments dans la « Revue de l’Enseignement primaire et primaire supérieur » ; bien que la préface s’adresse visiblement aux instituteurs, on ne retrouve pas, en feuilletant les pages, la forme ordinaire, l’allure générale, la disposition, le ton qui sont les caractéristiques des ouvrages destinés aux élèves des écoles. Celui-ci n’est pas conforme aux programmes officiels et ne connaîtra pas les encensements administratifs. Par là, il se signale à l’attention des parents et des instituteurs syndicalistes.
« Nous avons pensé, dit l’auteur, que sous une forme historique, purement, objective, il était possible de proposer à l’esprit des enfants un tableau-résumé de l’histoire des travailleurs, et de les préparer ainsi à examiner avec sérieux, avec impartialité, tout cet ensemble de problèmes que la vie d’aujourd’hui ne tarde jamais à poser devant eux. »
L’examen des trente-six « Lectures historiques » (c’est le sous-titre de l’ouvrage) prouve que ce but, est rempli. C’est bien, en effet, le récit, agréablement illustré, des luttes, des espérances, comme aussi des révoltes du prolétariat laborieux et exploité, se déroulant au cours des siècles, à travers l’antiquité, le Moyen Âge, les régimes modernes et l’actuelle démocratie bourgeoise, qui est offert au lecteur.
On pourra trouver, peut-être, que Thomas s’est quelque peu attardé, dans les premiers chapitres, sur des âges lointains, des sociétés totalement différentes de la nôtre ; on pourra regretter que certains sujets de lecture n’aient pas été choisis à la place de ceux qui figurent dans l’ouvrage, nul ne saurait refuser à l’auteur le témoignage de l’honnêteté historique et de louable impartialité qu’il demande.
Nous n’avons point coutume de faire de réclame. Albert Thomas – on le sait – n’est pas de nos amis. Nous n’en sommes que plus à l’aise pour dire le bien que nous pensons de son ouvrage et le recommander aux instituteurs qui y trouveront de pratiques indications pour vivifier leur enseignement et l’adapter aux aspirations et besoins de la classe productive, et, tout aussi particulièrement aux adolescents des syndicats ouvriers qui y puiseront, d’excellentes leçons de choses.
Nous le recommandons d’autant plus volontiers, qu’il appartient à un domaine où l’on ne rencontre trop souvent que niaiseries ou mauvaise foi.
[/Jean
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La Question des Sociétés de Crédit, par
M. Domergue a réuni en un volume les articles qu’il avait publié dans la revue qu’il dirige, La Réforme économique. Ces articles ne contiennent rien de nouveau. Ils ne sont que la répétition, avec la verve et la passion en moins, de ce qu’avait dit Lysis dans La Revue et La Grande revue.
On connaît l’état de la question : les petits banquiers locaux sont obligés peu à peu de disparaître devant le développement colossal des grandes sociétés de crédit, Société Générale, Crédit Lyonnais, Comptoir d’Escompte, qui ont créé des agences et des bureaux jusque dans les plus modestes chefs-lieux de canton. La Société Générale /i> à elle seule possède 517 agences en province.
Après Lysis, Domergue estime que cette disparition des banquiers locaux devant les établissements de crédit a été désastreuse au point de vue « des intérêts de la production nationale ». Les sociétés de crédit, en effet, au lieu de chercher à aider avec les énormes capitaux qu’elles ont en dépôt les industriels et commerçants français, n’ont pour but que de drainer l’épargne française vers les emprunts étrangers, emprunts russes, japonais, brésiliens ou argentins.
C’est ainsi que la proportion des valeurs françaises émises par les sociétés de crédit en 1908 n’a été que de 5 p. 100, alors qu’en cette même année, la proportion des valeurs allemandes émises par les banques allemandes était de 96,5 p. 100.
M. Domergue attend le salut du Parlement et de la Banque de France. Le Parlement, pense-t-il, pourra enrayer le départ de l’argent français vers l’étranger en votant une loi réglementant les émissions ; la Banque de France pourra redonner de la vie aux banques locales avec certaines modifications dans ses conditions de réescompte.
L’avantage du livre de M. Domergue, c’est d’avoir dépouillé la thèse des partisans des banques locales de tout le brio qu’y avait mis Lysis et d’avoir ainsi mieux fait apparaître son caractère artificiel et réactionnaire.
Les agences des établissements de crédit ont tué et remplacé les banquiers locaux comme banques de dépôt et d’escompte dans les trois quarts de la France, comme les grands magasins ont tué et remplacé les petits boutiquiers, parce qu’elles offraient à la clientèle des facilités plus grandes et des conditions plus avantageuses. Les établissements de crédit dirigent l’argent de l’épargne vers les fonds d’État ou les grandes entreprises étrangères plutôt que vers l’industrie nationale, parce que la France est un pays peu industriel où la moyenne et la petite industrie qui y sont la règle n’ont pas besoin du concours des banques pour obtenir les faibles capitaux dont elles ont besoin. Les seules régions véritablement industrielles de France, le Nord et l’Est, – M. Domergue est obligé de le reconnaître – ont conservé leurs banques locales. C’est parce que celles-ci y étaient nécessaires.
Cette grande querelle entre les banques locales et les établissements de crédit se réglera sans doute en fin de compte par la participation des banques locales qui existent encore aux émissions des grands établissements. Lorsqu’ils auront leur part du gâteau, les banquiers de province ne trouveront plus mauvais que l’argent français file en Russie ou en Amérique du Sud.
Au fond, querelle de boutique, et rien de plus.
[/R.
Hygiène de la Femme et de la Jeune Fille, par le Docteur
Mme le Docteur Francillon-Lobre s’est donné pour but, dans ce livre, « de grouper aussi simplement que possible, les connaissances nécessaires à la femme en matière d’hygiène ».
A‑t-elle atteint son but ? Pas complètement, à mon avis, mais en grande partie. Le livre est intéressant, et la seule critique qu’on puisse lui adresser est d’être à la fois trop complet et par endroits trop incomplet. Trop complet parce qu’il ne traite pas seulement d’hygiène, mais de pathologie. Ce qui est inutile et quelquefois dangereux. Je ne vois pas très bien, par exemple, ce que viennent faire là ces chapitres sur l’artériosclérose, l’albuminurie, la glycosurie, la chlorose, les palpitations, la neurasthénie, les affections des organes génitaux : salpingites, tumeurs utérines, affections nerveuses, épilepsie, etc. Tout cela est du ressort médical et ne s’apprend pas dans les livres. La médecine est une science technique plus que livresque. Le livre, les formules toutes faites, les formules de drogues prises çà et là peuvent être très nuisibles, et telle pommade que donne Mme Francillon pour l’eczéma peut très bien occasionner chez certains malades une éruption grave.
L’Hygiène appliquée à la thérapeutique ne peut être appliquée que par le médecin.
Le livre est par contre incomplet dans toute la partie la plus importante, à mon avis, et qui concerne l’hygiène de l’individu sain. Et je trouve trop brefs les chapitres qui ont trait précisément à l’art de conserver la santé. Le chapitre sur l’hygiène de l’habitation contient cinq pages ; cinq pages aussi sont consacrés à l’hygiène du vêtement ; trois pages à la gymnastique, aux sports.
C’est évidemment peu.
Le livre vaut cependant d’être lu. Il est d’abord facile à lire, bien écrit, le format très pratique (il peut tenir dans la poche très facilement) et certains chapitres en sont excellents, ceux, par exemple, qui ont trait à l’hygiène de la puberté, à l’hygiène des organes génitaux, à la propreté corporelle.
Quant à la femme et à la jeune fille, pour lesquelles écrit l’auteur, elles vivent, bien entendu, dans le confort. Elles ont le temps et les moyens d’appliquer les principes de l’hygiène.
À ce point de vue encore, le livre de Mme Francillon comporte un enseignement utile pour nos camarades.
[/R.
Syndicats et Services publics, par
M. Maxime Leroy n’est pas un juriste ordinaire. Il ne croit pas à la toute-puissance de la Loi. S’il examine un mouvement social, il ne se contente pas d’une exégèse plus ou moins savante du Code et de la jurisprudence, pour tenter de ramener de force les manifestations nouvelles dans le cadre des règles écrites ; il étudie les faits eux-mêmes et recherche dans quelle mesure ils tendent justement à modifier les rapports juridiques existants.
J’imagine qu’l doit passer pour hérétique à l’École. Chose plus intéressante encore ; il est un des juristes qui ont compris quelque chose au syndicalisme et aux valeurs nouvelles qu’il développe, et ceux-là ne sont pas nombreux ; quand, avec lui, on a cité, le professeur Duguit, auteur du livre Le Droit social, le Droit individuel et la Transformation de l’État, et M. Wertheimer, qui présenta à Montpellier une thèse hardie sur les syndicats de fonctionnaires, la liste est à peu près close. Je dirai même volontiers que, de ces quelques-uns, M. Leroy est le meilleur, car il a étudié l’action syndicaliste avec une sympathie plus proche et une intuition plus pénétrante.
Déjà, il nous avait donné une excellente étude sur Les Transformations de la puissance publique (Giard et Brière, 1907) dans laquelle il s’efforçait de définir les modifications qu’apporte à la conception traditionnelle de l’État l’action des fonctionnaires associés ou syndiqués, et les graves problèmes sociaux que soulève l’antagonisme naissant de la puissance politique et de l’intérêt professionnel.
Son nouvel ouvrage cherche à rapprocher le syndicalisme des ouvriers de l’industrie et celui des employés des services publics. Il comprend deux parties assez distinctes : dans la première, M. Leroy fait l’historique de l’organisation ouvrière jusqu’à la C.G.T., avec une documentation généralement sûre ; puis il examine les lois sur les syndicats, les projets de Barthou et de Millerand qui, sous le prétexte spécieux d’étendre le droit, syndical, sont une tentative nette d’étranglement que l’on déguise à peine.
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Mais cette partie, malgré sa valeur, n’est pas la plus originale ni la plus intéressante du livre. M. Leroy, qui défend depuis longtemps le droit syndical des salariés de l’État et considère leur action comme une « expérience sociale immense » étudie « la crise des services publics » et les associations de fonctionnaires.
Cette « expérience sociale », bien qu’elle ait déjà fourni matière à une littérature considérable. a été souvent incomprise et les termes du problème ont été presque toujours mal posés. Les politiciens, les défenseurs de l’ordre, les partisans de l’État traditionnel – et aussi certains révolutionnaires – en ont fait un simple mouvement de révolte, sans bases positives et sans raisons propres ; solution simpliste qui nie la question pour n’y pas répondre. En réalité, le mouvement des fonctionnaires a des causes profondes que M. Leroy expose de nouveau.
Le désir d’organisation qui se manifeste chez les fonctionnaires est né de l’état déféctueux des services publics et de la sujétion où sont tenus les employés.
À la base, le favoritisme, en haut, l’incompétence ; nulle règle précise, définie, mais des règlements contradictoires, incessamment remaniés suivant le bon plaisir des maîtres, qui permettent tous les passe-droits, laisse place à tous les échappatoires ; l’immixtion de la politique dans l’administration ; les gouvernants et les parlementaires considérant les services publics comme leur chose et s’en servant pour leurs intérêts particuliers contre les intérêts généraux que ces services doivent satisfaire ; aucune garantie pour les fonctionnaires qui sont, à tous les moments de leur carrière, à la merci des gens qui détiennent le pouvoir ; voilà les caractéristiques essentielles de notre système administratif.
Privés de tous droits, soumis tous les caprices des dirigeants, les employés s’unissent pour formuler en commun leurs revendications et défendre leurs intérêts. M. Leroy dit très nettement et expose avec beaucoup de force les causes de ce mouvement.
Les associations de fonctionnaires, quoique jeunes, ont une histoire bien remplie. D’abord proscrites (de 1885 à 1900) par tous les ministères qui se succédaient, tolérées ensuite, favorisées par les parlementaires de gauche en même temps que ceux-ci cherchaient à s’annexer les syndicats ouvriers, elles se sont heurtées à l’hostilité du pouvoir lorsque leurs membres ont voulu les transformer en syndicats et se rendre indépendants des politiciens.
Il serait trop long de suivre pas à pas l’étude que M. Leroy consacre à la question du droit syndical, que les employés de l’État revendiquent, dont certains se sont emparés, malgré l’opposition des gouvernants et de la justice. On en trouvera l’exposé très complet dans son livre ; on verra comment les ministres, après avoir refusé tout droit d’association aux salariés administratifs, ont dû leur accorder le bénéfice de la loi de 1901 et même se résigner ensuite à tolérer des syndicats qu’ils déclarent illégaux. On lira l’histoire et l’examen des différents projets de statut des fonctionnaires.
M. Leroy n’a pas de peine à démontrer que ces associations se proposent un but très élevé : les fonctionnaires veulent participer à la gestion des services publics ; leur idéal est l’organisation de ces services par les professionnels eux-mêmes en dehors de toute ingérence politique. Voilà précisément où l’« expérience sociale » à laquelle nous assistons devient grosse de conséquences. Elle se heurte de front à l’État, tel que l’ont constitué l’ancien régime et la Révolution ; elles attaquent l’hégémonie des politiciens ; à leur puissance, elle tend à substituer l’organisation des producteurs. C’est tout un bouleversement du droit public qui menace les détenteurs du pouvoir.
M. Leroy, en juxtaposant, dans le même volume le syndicalisme des ouvriers et le syndicalisme des fonctionnaires, a certainement voulu marquer que ces deux mouvements ont des rapports étroits. L’an dernier, en quelques occasions, nous avons vu, en effet, les salariés de l’État et les salariés de l’industrie se donner la main et combattre ensemble. À ce rapprochement, il y a d’autres raisons qu’un idéalisme passager. Il ne faut pas oublier, d’abord, le rôle qu’ont joué chez les travailleurs des services publics l’esprit révolutionnaire, et surtout l’exemple du syndicalisme ouvrier et de ses résultats. Cet exemple du prolétariat industriel a une influence énorme : c’est certainement à lui que les associations – du moins les plus énergiques d’entre elles – doivent de s’être débarrassées du patronage des politiciens de gauche. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi, après s’être montrés étrangers ou même hostiles aux fonctionnaires, les syndicats ouvriers les ont appelés à eux et s’en rapprochent tous les jours davantage, malgré les différences très réelles des conditions. M. Leroy indique à peine la raison : la bataille commune contre l’État, la substitution de l’intérêt professionnel général aux intérêts politiques, la lutte pour les droits du producteur, c’est-à-dire la base même du grand mouvement syndicaliste qui tend à révolutionner l’organisation sociale.
L’étude de ces rapports reste à faire. Le livre de M. Leroy – un livre excellent et utile – y aurait gagné d’être plus homogène et plus complet.
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