La Presse Anarchiste

L’affaire de l’Ouenza

[[Voir numéros 9, 0 et 11. Note. – Des cama­rades me deman­dent de pré­cis­er dans quelles con­di­tions plai­da Millerand. Il fut l’avocat de MM. Roubaud et Rol­land-Chevil­lon. L’affaire vint le 18 févri­er 1908 devant le tri­bunal civ­il de la Seine, qui con­damna Pas­cal à pay­er 10.000 francs de dom­mages-intérêts aux clients de Me Millerand et un franc à Carbonel.

L’affaire est rev­enue le 8 mars 1910, en appel, devant la 1re Cham­bre, de la Cour à Paris. Me Mau­rice Col­in, plai­da pour M. Pas­cal ; Me Albert Clemenceau, pour la Société des Mines d’Ouenza ; Mes Goutard et Mau­rice Bernard – rem­plaçant Millerand – pour Rol­land-Chevil­lon, Roubaud et Car­bonel. Le juge­ment n’est pas encore rendu.]]

Les intérêts algériens

« C’est une belle affaire ; c’est la plus belle affaire que l’Algérie ait con­nue ; c’est une trop belle affaire. » M. Jon­nart s’exprimait ain­si en juin 1907, devant le Con­seil supérieur de l’Algérie.

Voyons si la « belle affaire » est bien pour l’Algérie. Ne serait-elle pas plutôt pour le Con­sor­tium et aux dépens des intérêts algériens ?

Le Con­sor­tium con­sti­tu­ant deux Sociétés, l’une pour l’exploitation de la mine, l’autre pour le chemin de fer qui trans­portera le min­erai au port de Bône, il faut exam­in­er séparé­ment ces deux sources de bénéfices.

Le chemin de fer ne sera pas moins pro­duc­tif que la mine. Et cela n’est pas peu dire.

Voyons d’abord la mine.

Dans son étude de la Revue de Paris, M. Labor­dère a fait des cal­culs que nous n’avons qu’à qu’a repren­dre. Mais ces cal­culs, selon nous, sont faits sur des chiffres min­i­mum ; ils sont fort au-dessous de la réal­ité. Et cepen­dant, voyez !

M. Labor­dère a pris pour base un prix de revient de 3 francs par tonne. Celui des min­erais sué­dois est moins élevé.

Il y ajoute 6 fr. 50 pour l’ex­pédi­tion par chemin de fer ; 0 fr. 75 comme frais d’embarquement ; au total : 10 fr 25 par tonne sur bateau dans le port de Bône. À ce total, il ajoute 8 fr. 50 par tonne métrique – moyenne des dix dernières années – pour l’expédition de Bône a Cardiff, soit un prix total de revient de 18 fr. 75 la tonne.

Or, la moyenne du prix de vente, depuis dix ans égale­ment, des min­erais de Bil­bao (Espagne) à Cardiff (Angleterre) est de 21 fr. 20 la tonne. Résul­tat : 2 fr. 45 de béné­fice par tonne pour le Consortium.

Que pèse, en regard de ce pre­mier béné­fice, la rede­vance moyenne de 0 fr. 75 la tonne, que touchera l’Algérie ?

En sup­posant une extrac­tion annuelle de 1 mil­lion de tonnes, cela fait un béné­fice indus­triel total de 2.450.000 francs.

Le cap­i­tal de la Société minière étant de 5 mil­lions, rémunérés à 10 p. 100, ses intérêts représen­teraient seule­ment 500.000 francs. La rede­vance [[L’Algérie oblige les futurs exploitant à extraire au min­i­mum par an 1 mil­lion de tonnes et elle exige d’eux une rede­vance de 75 cen­times par tonne pour les 600.000 pre­mières tonnes, de 50 cen­times par tonne pour les 400.000 tonnes suiv­antes et de 40 cen­times par tonne pour tout ce qui sera extrait en plus. Ain­si, plus les béné­fices du Con­sor­tium aug­menteront, par suite de l’augmentation de l’extraction, moins l’Algérie touchera, la rede­vance allant en dimin­u­ant au lieu d’augmenter. Drôle de façon de défendre les intérêts Algériens !]] de 75 cen­times par tonne à pay­er à l’Algérie absorberait 650.000 francs. Il resterait donc encore de disponible 1.350.000 francs, c’est-à-dire un div­i­dende sup­plé­men­taire de 26 p. 100.

Voilà 5 mil­lions rap­por­tant du 36 p. 100. L’affaire ne serait déjà pas mau­vaise pour le Consortium.

Mais il y a mieux. L’extraction dépassera le mil­lion de tonnes, elle le dou­blera ; elle le triplera probablement.

Avec une extrac­tion de 1.500.000 tonnes, l’Algérie touchera une rede­vance de 850.000 francs ; le cap­i­tal de 5 mil­lions une rémunéra­tion nor­male (?) de 500.000 francs. Mais les béné­fices indus­triels de 3.675.000 francs lais­seront au Con­sor­tium 2.326.000 fr. soit un div­i­dende sup­plé­men­taire de 46  p. 100, ce qui fait un div­i­dende total de 56 p. 100.

Avec une extrac­tion de 2 mil­lions de tonnes – et c’est le min­i­mum réel – l’Algérie recevrait 1.050.000 francs sur un béné­fice de 4.900.000 francs ; il resterait pour rémunér­er 5 mil­lions de cap­i­tal la coquette somme de 3.850.000 francs.

Nous lais­sons à nos lecteurs le soin de pour­suiv­re les cal­culs, et de rechercher quelle extrac­tion serait néces­saire pour que le cap­i­tal engagé dans l’Ouenza rap­porte du 100 p. 100. Encore faut-il sup­pos­er que le prix des min­erais spé­ci­aux n’augmentera pas à l’avenir et qu’il restera au chiffre moyen de 21 fr. 20 la tonne.

Ain­si, en con­cé­dant aux con­di­tions qu’elle a fait le min­erai de fer de l’Ouenza, l’Algérie touchera bien une ving­taine ou une trentaine de mil­lions, mais elle fera cadeau au Con­sor­tium de 200 à 300 millions.

N’est-ce pas que l’affaire est bonne ? Oui, mais surtout pour le Con­sor­tium. Mais il n’y a plus à y revenir. Les décrets sont signés. La mine et la minière sont bel et bien les pro­priétés du Con­sor­tium. Seule­ment, ce n’est pas encore tout. Car l’Algérie a bon cœur. M. Jon­nart n’est pas regar­dant avec les amis de son beau-père. Il leur assure de beaux béné­fices sur le chemin de fer. Ce chemin de fer est le piv­ot de toute l’affaire. Pour en obtenir la con­ces­sion, il faut un vote du Par­lement, car le pro­jet de loi – déposé par Clemenceau – qui con­sacr­era qu’un sim­ple décret est suff­isant pour obtenir la con­ces­sion d’un chemin de fer d’intérêt général (?) n’est pas encore voté. Voyons donc ce sec­ond point.

Le cap­i­tal de la Société du chemin de fer sera au moins de 10 mil­lions, d’après le pro­jet de loi [[Le 17 novem­bre 1909, la Com­mis­sion des Travaux publics était saisie d’un avenant par lequel le Con­sor­tium con­sen­tait : 1o à sup­primer (?) les parts de fon­da­teur ; 2o à porter de 10 à 15 mil­lions le min­i­mum du cap­i­tal actions pour le chemin de fer ; 3o à pré­cis­er les con­di­tions de rachat du chemin de fer ; 4o à appli­quer le tarif spé­cial, réservé au trans­port des min­erais de l’Ouenza, à tous les trans­ports de min­erais d’autres com­pag­nies, lorsqu’ils seront de trois cents tonnes. C’était une pre­mière con­ces­sion. On ver­ra, plus loin, que le Con­sor­tium dut en faire d’autres.]](1). Cette Société n’aura à assur­er que l’entretien de la voie, des loco­mo­tives et du per­son­nel. La con­ven­tion annexée au pro­jet de loi indique les tar­ifs accordés à la Société sœur d’extraction :

Tarif no 2. – Par wag­ons com­plets à grande capac­ité, du type admis par la com­pag­nie du chemin de fer, et four­nis par l’expéditeur, par trains com­plets, le ton­nage sera fixé par M. le Gou­verneur général, la com­pag­nie entendue :

Prix à for­fait de Ouen­za-gare à Bône-gare : 6 francs par tonne, tous frais com­pris. Charge­ment et décharge­ment à la charge de l’expéditeur et du destinataire.

En sup­posant que la Com­pag­nie de chemin de fer trans­porte 1.500.000 tonnes par an, à 6 francs la tonne, cela fait une recette totale de 9 mil­lions de francs, rien que pour le min­erai. Avec 2 mil­lions de tonnes, 12 mil­lions de francs.

Les frais d’établissement – qu’on a mille raisons de croire grossis pour les besoins de la cause – sont éval­ués par les ser­vices du Con­sor­tium à 45 mil­lions. Par Cap­i­tal, intérêt, amor­tisse­ment absorberont au max­i­mum 2 mil­lions par an, pen­dant les soix­ante ans de la con­ces­sion. Ajoutons‑y 2 mil­lions par an pour les frais de l’exploitation. Les charges attein­dront 4 mil­lions en face de recettes mécanique­ment assurées de 9 mil­lions pour le min­i­mum exagéré de 1.500,000 tonnes de min­erai. Nous ne tenons pas compte de ce qui pour­ra être réal­isé par le traf­ic local, et nous trou­vons quand même ce béné­fice net annuel de 5 mil­lions sur le chemin de fer.

Les béné­fices du Con­sor­tium, M. Mar­cel Rég­nier égale­ment les a mis lumineuse­ment à jour. Il a cal­culé – en prenant pour base des exploita­tions sim­i­laires – qu’avec une exploita­tion de deux mil­lions de tonnes de min­erais, la dépense totale annuelle d’exploitation du chemin de fer s’élèverait en chiffres ronds à 4.500.000 francs, lais­sant 7.500.000 francs de béné­fices. Le député de l’Allier ajoutait : 

Si nous pas­sons à 3 mil­lions de tonne, comme M. le gou­verneur général en a l’espoir, c’est 6.500.000 francs de dépens­es et 11.500.000 francs de béné­fices. Voulez-vous que nous cal­culions sur ces chiffres ? Exam­inons le résul­tat financier de l’affaire.

Nous avons un cap­i­tal social de 15 mil­lions et 25 mil­lions d’obligations.

Le ser­vice de 25 mil­lions d’obligations que je cal­cule large­ment, amor­tisse­ment com­pris, néces­sit­era un taux de 4,50 p. 100 – je demande qu’on me rec­ti­fie si je suis au-dessous de la vérité – pen­dant les soix­ante années de la con­ces­sion. Ce taux de 4,50 p. 100 néces­site, pour les 25 mil­lions d’obligations, un débours de 1.125.000 francs, lais­sant dans le pre­mier cas 6.775.000 francs de béné­fices, soit 40 p. 100, et dans le sec­ond cas 10.875.000 francs, soit 72 p. 100[[séance du 18 févri­er 1910.]].

Par con­séquent, en sup­posant que le Con­sor­tium exploite le chemin de fer pen­dant soix­ante ans avec une moyenne de deux mil­lions de tonnes trans­portées chaque année, il réalis­era 402 mil­lions de béné­fices. Avec 3 mil­lions de tonnes, 632 mil­lions pour la durée de sa con­ces­sion. À cette for­mi­da­ble somme, viendraient encore s’ajouter les 200 mil­lions représen­tant le béné­fice min­i­mum – pour trente ans – de la mine.

La, « belle affaire » pour l’Algérie ressem­ble à la « belle affaire » faite par la Tunisie, il y a dix ans, avec les phos­phates de Gafsa, que M. Rég­nier a rap­pelés avec raison.

Il y a dix ans, quand la Tunisie accor­dait la con­ces­sion à la Société des Phos­phates de Gafsa, celle-ci exigea un chemin de fer qu’elle parvint à obtenir. Elle con­sti­tua une société au cap­i­tal de 18 mil­lions, représen­té par 36.000 actions de 500 francs et. 14.400 parts de bénéfice.

Les parts valent aujourd’hui 3.975 francs et touchent 85 fr. 75 de béné­fice. Les actions sont cotées 4,910 francs et reçoivent 105 francs de dividende.

Le cap­i­tal de la Société, de 18 mil­lions il y a dix ans, vaut aujourd’hui 234 mil­lions de francs.

Il peut en être de même, dans dix ans, avec l’Ouenza. Quant à l’Algérie, elle recevra, comme rede­vance, une ving­taine de millions.

Le gouffre du port de Bône

Mais ces vingt mil­lions ne revien­dront même pas à l’Algérie. Elle s’impose de lour­des dépens­es pour l’aménagement du port de Bône. La con­ven­tion prévoit tout d’abord des emplace­ments pour la con­struc­tion de quais, d’estacade, etc., et notamment :

Un emplace­ment, des­tiné à la con­struc­tion d’une gare sur les terre-pleins à con­stru­ire par la colonie à l’embouchure de la Sey­bouse et dont les lim­ites seront défini­tive­ment fixées à la suite d’une instruc­tion spéciale.

Et le pro­jet ajoute :

Il est enten­du d’ailleurs que, avant l’achèvement, du terre-plein de la Sey­bouse, les fonds seront dragués par les soins de l’administration à une pro­fondeur de neuf mètres, jusqu’à six mètres en arrière de la lim­ite de l’emplacement concédé. 

En out­re, l’administration devra fer­mer la passe actuelle du port dans un délai de deux ans, à par­tir de la date approu­vant les présentes.

Ain­si, en deux ans ! avant d’avoir touché un cen­time de rede­vance, la colonie devra dra­guer un fond de 9 mètres, fer­mer la passe d’un port, dépenser des mil­lions au seul béné­fice du Consortium.

Sait-on aujourd’hui à com­bi­en de mil­lions s’élèvera cette dépense.

On a tout prévu, emplace­ments, gare, etc. ; même le délai pour l’exécution des travaux, mais on s’est prudem­ment abstenu d’indiquer le mon­tant même approx­i­matif des dépenses.

Pourquoi ? Parce qu’il est impos­si­ble de les éval­uer. Là-dessus, citons encore M. Labordère.

Il s’agit pour la colonie de con­stru­ire un nou­veau port à coups de mil­lions, de pas mal de mil­lions peut-être, cela dans un délai déter­miné : – le Con­sor­tium ne pou­vait pas ne pas stip­uler un délai déter­miné, car, avec un chemin de fer con­stru­it à ses frais, il est légitime qu’il puisse embar­quer. – Quand on est aux pris­es avec la mer, surtout dans le delta d’un tor­rent méditer­ranéen, on ne sait jamais très bien d’avance à, com­bi­en s’élèveront les frais et quels délais seront néces­saires à l’achèvement, des travaux.

C’est-à-dire que non seule­ment la colonie sup­port­era les frais d’aménagement du port, mais si les travaux ne sont pas ter­minés dans « le délai de deux ans », le Con­sor­tium peut se retourn­er con­tre la colonie, et lui réclamer, légale­ment, des dom­mages-intérêts.

Et quelles sont les rede­vances qui incomberont sur ce point au Con­sor­tium ? Écoutez :

Pen­dant la durée de la con­ces­sion, le con­ces­sion­naire pay­era une rede­vance d’un franc par an pour droit de loca­tion ou d’occupation de l’emplacement con­cédé dans la darse pour son usage…

Un franc par an !… O intérêts supérieurs de l’Algérie !

Le chemin de fer du Consortium est inutile

Nous avons affir­mé que le chemin de fer du Djebel-Ouen­za-Bône par Aïn-Guet­tar avait été inven­té par M. Jon­nart unique­ment pour enlever la con­ces­sion du gise­ment au groupe Pas­cal-Por­tal­is. En prou­vant cette affir­ma­tion, nous fer­ons éclater cette vérité que seuls les intérêts du Con­sor­tium ont préoc­cupé le gou­verne­ment de l’Algérie et que devant ces intérêts tout a plié[[On nous excusera de ne pas entr­er dans le détail de la lutte soutenue par le Con­sor­tium pour faire adopter son tracé, et de ne pas rap­pel­er le con­flit entre Biz­erte et Bône. Nous y sommes con­traints, bien à regret, par le cadre même de cette étude, déjà si élargie.]].

S’il n’en était pas ain­si, pourquoi n’aurait-on pas adop­té une des deux lignes existantes ?

La pre­mière est celle qui, suiv­ant l’exposé des motifs, page 5, aurait suivi la val­lée inférieure de l’Oued-Mellègue, pour venir rejoin­dre la grande ligne de Bône à Tunis… Cette ligne facil­i­tait le trafic.

Mais, sous pré­texte que l’Algérie exige que le min­erai du Djebel-Ouen­za passe sur son ter­ri­toire, le Con­sor­tium repousse ce tracé.

Il restait alors la ligne de Tébessa-Souk-Ahras-Bône, con­cédée à la Com­pag­nie de Bône-Guel­ma. Cette ligne est à 30 kilo­mètres du Djebel-Ouen­za. Il aurait été tout naturel d’établir ce tronçon de 30 kilo­mètres et d’augmenter le traf­ic de cette ligne.

Mais énergique­ment, le Con­sor­tium repousse ce tracé. Il déclare qu’il : « … préfér­erait se retir­er plutôt qu’accepter l’emploi de la ligne Tebessa à Bône, mal­gré les économies de pre­mier étab­lisse­ment que cette solu­tion lui aurait procurées. »

Et, ajoute le rap­por­teur – page 5 du Rap­port du 19 juin 1908, – il ne faut pas per­dre de vue que l’emprunt du chemin de fer Bône-Guel­ma aurait néces­sité des travaux très importants.

C’est exact. Mais ces travaux impor­tants, mal­gré l’établissement de la ligne spé­ciale du Con­sor­tium, l’Algérie est oblig­ée de les exé­cuter. En voici la preuve.

Le 7 novem­bre 1907, M. Jon­nart dépo­sait un pro­jet de loi autorisant l’Algérie à con­tracter un emprunt de cent soix­ante-dix mil­lions trois cent cinquante-qua­tre mille francs

Ce pro­jet, la Cham­bre le votait le 28 févri­er 1908. Dans l’énumération des travaux à exé­cuter, on peut lire :

Trans­for­ma­tion de la ligne de Souk-Ahras à Tebessa, 7 millions.

Ain­si tombe toute l’argumentation en faveur du chemin de fer du Consortium.

L’Algérie doit remet­tre en état cette ligne ; il lui faut pren­dre sept mil­lions sur son emprunt de 170 mil­lions. Pourquoi ne ferait-elle pas pay­er cette dépense au Con­sor­tium, plutôt qu’aux con­tribuables algériens ?

Pourquoi ce dernier, au lieu de dépenser 7 et même au besoin 15 mil­lions, préfère-t-il dépenser 45 mil­lions pour établir son chemin de fer ?

L’exposé des motifs du pro­jet de loi déposé par le gou­verne­ment le 1er juin 1908, nous l’apprend à la page 7, quand il dit :

… L’emprunt de la ligne de Tebessa-Souk-Ahras-Bône avait, encore l’inconvénient de met­tre l’exécution des trans­ports de min­erais aux mains d’une com­pag­nie de chemins de fer sans attache avec la société d’exploitation de la minière.

Voilà la vérité, voilà l’unique rai­son : le Con­sor­tium veut être le maître de son chemin de fer, et il n’hésite pas pour cela à dépenser 45 mil­lions. Mais ces 45 mil­lions – nous l’avons vu – seront vite récupérés.

Pour faire avaler ce chemin de fer, il fal­lait le par­er de toutes les qual­ités, le présen­ter comme pré­cieux pour l’Algérie. On n’y a pas manqué.

Ce chemin de fer desser­vant des local­ités isolées, dévelop­perait toute la région. Effron­té mensonge !

Repor­tons-nous à la page 8 du rap­port de M. Ger­main Périer[[C’est M. Ger­main Péri­er, député de la 1ère d’Autun – voisin de cir­con­scrip­tion de M. Eug. Schnei­der représen­tant de la 2e d’Autun – qui prit la suc­ces­sion du citoyen Devèze.

D’autres raisons que celles d’un ami­cal voisi­nage avaient peut-être aidé au choix de M. Ger­main Péri­er comme rap­por­teur du pro­jet défini­tif de chemin de fer.

Il existe un M. Fer­di­nand Péri­er qui jouit de quelque influ­ence dans le monde métal­lurgique : il est prési­dent de la société Anonyme française d’assurance sur la vie, dite com­pag­nie du Soleil-Vie, de la Com­pag­nie Havraise Pénin­su­laire de Nav­i­ga­tion à vapeur où il a, comme col­lègue, M. Roubaud, ban­quier, le même qui, après avoir fourni des cap­i­taux à M. Pas­cal, ven­dit la con­ces­sion de ce dernier à M. Carbonel.

M. Fer­di­nand Péri­er est encore admin­is­tra­teur de la Société des Mines de Mal­fi­dano et vice-prési­dent des Chantiers et Ate­liers de la Gironde, dont M. Eug. Schnei­der est le président.

Cette fois encore le Comité des Forges avait bien pris ses pré­cau­tions, comme on le voit.]] :

Le chemin de fer, dit-il, a une longueur de 193 kilo­mètres. Par­tant de Bône, il franchît la Sybouze, sui­t­les dunes au bord de la mer sur 10 kilo­mètres env­i­ron, tra­verse la plaine basse, com­prise entre la mer et le pied des coteaux, et entre ensuite dans la val­lée de l’oued el Kébir qu’il remonte jusqu’à son afflu­ent, l’oued bou Had­jar. Puis, il suit ce dernier oued qu’il quitte vers le kilo­mètre 80, pour se dévelop­per à flanc de coteau jusqu’au col situé à la lim­ite des val­lées de l’oued el Kébir et de la Mad­jer­da (kilo­mètre 94), à la cote 748. Un tun­nel de 1,450 mètres (du point 94,975 au point 96,425) per­met de franchir ce col de Sot­tara. La ligne descend ensuite dans la val­lée de la Mad­jer­da : elle tra­verse cette riv­ière et le chemin de fer de Bône à Tunis par un via­duc de 547 mètres de long à la cote 582,50, et à ne hau­teur de 127 mètres au-dessus du lit de la Mad­jer­da, puis elle monte au col d’Aïn-Guettar (kilo­mètre 153), atteint la cote 748 mètres, redescend jusqu’à la val­lée de l’oued Mal­lègue qu’elle fran­chit par un via­duc de 25 mètres au-dessus de la riv­ière, et remonte jusqu’au Dje­be­lOuen­za, où elle arrive à la cote 586,50

Où voit-on les vil­lages ? Où sont les pop­u­la­tions algéri­ennes qui béné­ficieront de ce prov­i­den­tiel chemin de fer ?

Il côtoie la mer, tra­verse un tun­nel, passe sur un via­duc. Mais, à aucun moment, il ne ren­con­tre de villes ou vil­lages ; le pays est désert et tout fait prévoir qu’il le restera.

Sur ce point, tous ceux qui ont exam­iné la région sont d’accord. M. Mar­cel Labor­dère écrit :

Les régions que tra­verse le tracé soumis au Par­lement – Ouen­za-Bône par Aïn-Guet­tar – ne sont peut-être pas les plus sus­cep­ti­bles d’un développe­ment agri­cole, par suite les plus intéres­santes à desservir : 200 kilo­mètres de mon­tagnes et d’étroits val­lons sans une ville[[Revue de Paris, 15 févri­er 1909. Page 808.]].

Non sans ironie, plus loin, il ajoute :

De fait, à vrai dire, ce tracé par Aïn-Gue­tiar a un air un peu théâ­tral : il com­porte, entre autres un via­duc métallique dont l’arche cen­trale aura une ouver­ture 400 mètres et une hau­teur de 130 mètres ; ce sera, ajoute l’exposé des motifs du pro­jet de loi, « un des plus grands ouvrages d’art du monde… » Ce via­duc est évidem­ment des­tiné à per­pétuer, pour les généra­tions futures, le sou­venir et la gloire du temps présent.

Des risques même glo­rieux se paient… 

Oui, mais c’est l’Algérie qui les paiera. Si, par extra­or­di­naire, c’était le Con­sor­tium, il s’est fait la part assez belle pour les supporter.

Il a obtenu non seule­ment de rich­es gise­ments de min­erai, mais encore ne va-t-il pas, si la Cham­bre approu­ve la con­ven­tion con­clue entre lui et M. Jon­nart, pos­séder un chemin de fer qui lui per­me­t­tra de pay­er le trans­port de min­erai non pas 6 francs mais 2 francs ou 2 fr. 25, ain­si que l’a établi M. Mar­cel Rég­nier, à la tri­bune de la Cham­bre, le 18 févri­er dernier.

Par le chemin de fer, on a don­né au Con­sor­tium un mono­pole de fait – l’expression est de M. Rég­nier – sur toute la région de l’Ouenza, « riche en dépôts de min­erai, les uns exploités, les autres con­nus, d’autres encore ignorés ».

Le Con­sor­tium ne peut faire d’autres con­di­tions, cri­aient ses défenseurs. Une pre­mière fois il a fait quelques con­ces­sions. Une sec­onde fois, il a accordé à l’Algérie deux trains par jour, dans chaque, sens, au lieu d’un ; le droit de prélever 20 p. 100 des recettes brutes sur les trans­ports autres que le min­erai de fer, etc. Enfin, pour la troisième fois, il vient de con­sen­tir un nou­v­el avenant par lequel, sur les recettes d’exploitation, le Con­sor­tium prélèvera annuelle­ment : 1o toutes les charges et dépens­es d’administration et d’exploitation ; 2o la réserve légale ; 3o la charge ou intérêt – rem­bourse­ment com­pris – du cap­i­tal oblig­a­tions ; 4o un intérêt égal à 10 p. 100 du cap­i­tal actions ; 5o l’excédent des béné­fices sera partagé par moitié entre l’Algérie et le Con­sor­tium.

Voilà quelques con­ces­sions arrachées de force qui ren­dent l’affaire moins mau­vaise pour l’Algérie. Mais ce n’est pas vrai­ment la faute de M. Jonnart.

Il faut conclure

L’Ouenza n’est pas, comme on pour­rait le croire, un fait unique en son genre. Il y a vingt ans, le Baron de Ner­vo, qui devint plus tard prési­dent du Comité des Forges, créait la Société des Min­erais de fer mag­né­tique de Mokta-el-Hadid.

À l’aide des mêmes procédés[[voir la « Voix du Peu­ple » du 14 novem­bre 1909]] employés dans l’Ouenza, il dépouil­lait les pro­prié­taires MM. Dupra et de Noirterre – des Minières d’Aïn-Mokta. Jamais ces derniers ne purent se faire ren­dre jus­tice, leur spo­li­a­teur ayant eu l’appui des nota­bil­ités algéri­ennes, et trou­vé, au sein du Par­lement, des pro­tec­tions puis­santes, comme il s’en est trou­vé pour l’Ouenza.

Il y a vint ans, le Min­istre des Travaux Publics s’appelait : de Freycinet. Il était radical.

Aujourd’hui, le Min­istre des Travaux Publics est social­iste indépen­dant ; il s’appelle Millerand. Rien n’est changé. Le pou­voir, l’administration, toutes les forces gou­verne­men­tales se met­tent à la sol­de du cap­i­tal­isme, con­tre le sim­ple droit des gens et con­tre la classe ouvrière. Ah ! la classe ouvrière !

Si large avec l’internationale cap­i­tal­iste, si généreux avec Krupp-Schnei­der, M. Jon­nart n’a pas même songé à sauver la face en imposant quelques garanties en faveur du pro­lé­tari­at algérien. Nous l’avons dit au début : rien n’a été stip­ulé dans la con­ven­tion du 11 avril 1908 en faveur des tra­vailleurs. Ni min­i­mum de salaires, ni min­i­mum d’heures de tra­vail, ni mesures d’hygiène. Rien ! Rien ! Rien !le droit d’absolue pro­priété que con­fère aux cap­i­tal­istes l’acte de con­ces­sion d’une mine.

Par mon obsti­na­tion, j’ai voulu que sorte du domaine théorique la ques­tion de toutes les con­ces­sions de mines. Va-t-on con­tin­uer à les accorder sous le régime de la loi de 1810 ? C’est la ques­tion qui va se pos­er au Par­lement. Le groupe par­lemen­taire social­iste va nous par­ler de la nation­al­i­sa­tion des mines.

Nation­al­i­sa­tion des mines ? Mais chaque fois qu’on en cause, c’est qu’il y a des décrets déjà signés accor­dant de nou­velles con­ces­sions, des décrets tout prêts à sor­tir des tiroirs du min­istre des Travaux publics.

Députés et min­istre font un beau dis­cours sur la nation­al­i­sa­tion. Le dernier promet d’insister auprès de la com­mis­sion des Mines. Il obtient un vote unanime d’approbation. Le tour est joué et les con­ces­sions données.

Je n’invente rien. Pour s’en con­va­in­cre, il suf­fit de voir ce qui s’est passé, en 1907, pour le Pas-de-Calais.

Inter­pel­lé sur les Con­ces­sions de l’Ouenza par M. Zévaès, le min­istre Bar­thou promit tout ce que Zévaès et la Cham­bre voulurent. Le 16 juin 1908, il accor­dait les con­ces­sions du Pas-de-Calais situées sur les ter­ri­toires des com­munes d’Ablian-Saint-Nazaire, de Vimy et Fres­noy, dle Fres­ni­court, de Gouy-Saint-Servins, aux sociétés métal­lurgiques suiv­antes : Aciéries de France, Aciéries de Long­wy, de Denain-Anzin, de Micheville, de Châtil­lon-Com­men­try-Neuves-Maisons, des Hauts-Fourneaux de Pont-à-Mous­son, du Nord-Est, de Pom­pey, etc., etc.

Les con­ces­sions de la Meur­the-et-Moselle seront don­nées demain par Millerand.

Per­me­t­tez-moi de vous dire – a‑t-il déclaré à la séance du 2 mars 1910 – qu’il dépendait peut-être de vous (les social­istes unifiés) de deman­der plus tôt l’examen et le vote du pro­jet de loi qui révise la loi de 1810. Je répète que je n’ais aucune oppo­si­tion à l’examen de cette loi. Je con­sid­ère que c’est une œuvre néces­saire. Mais je man­querais au pre­mier de mes devoirs si je déclarais que le gou­verne­ment est dis­posé à sus­pendre l’application de la loi de 1810, ou de toute autre loi organique jusqu’au moment où une lég­is­la­tion nou­velle aura été promulguée.

Ceci dit – et, j’espère que l’explication est suff­isam­ment nette…

Ah ! oui, l’explication est nette. Elle veut dire que les décrets pour la Meur­the-et-Moselle sont signés ; que Millerand a livré le pro­lé­tari­at de Meur­the-et-Moselle à ce patronat féroce, cynique et odieux, qui fait de cette région une prin­ci­pauté où il règne hors la loi et sans con­trôle. Le lais­sera-t-on faire ?

Oh ! on trou­vera bien – pour per­me­t­tre à Jau­rès de crier à la créa­tion d’un principe – quelques vieilles fos­s­es usées à nation­alis­er. Mais de là à touch­er aux Com­pag­nies pro­duc­tives, il y a loin. D’ailleurs, l’exploitation par l’État ne vaudrait pas mieux, pour les ouvri­ers, que celle des indus­triels. Par con­séquent, l’œuvre d’aujourd’hui con­siste à obtenir la révi­sion de la loi sur les Mines et à faire appli­quer le con­trat de Fumay. Elle con­siste à empêch­er qu’on rive les tra­vailleurs à l’exploitation, aux mines, aux usines, en les encaser­nant dans les cités ouvrières, en les muse­lant avec le mirage déce­vant des habi­ta­tions à bon marché.

Tous pro­prié­taires par la mai­son d’habitation à bon marché ! crie aujourd’hui le cap­i­tal­isme à la classe ouvrière. Il n’est pas jusqu’à Jau­rès qui, au cours de la dis­cus­sion sur les retraites, pour jus­ti­fi­er la cap­i­tal­i­sa­tion, n’ait fait miroi­ter cela à la classe ouvrière.

Mais nous voyons, nous qui sen­tons et vivons les souf­frances de nos cama­rades mineurs et métal­lur­gistes, nous dis­ons : Tous sont et seront des esclaves par l’habitation à bon marché. On attache ain­si le tra­vailleur à la mine, à l’usine. Ce n’est pas seule­ment la peur du con­tremaître, du sur­veil­lant qui l’étreint. Ce qui le domine, ce qui l’écrase totale­ment, c’est la peur, s’il réclame un meilleur salaire ou un peu plus de lib­erté, de per­dre sa mai­son en per­dant son tra­vail. C’est la peur d’être chas­sé de sa mai­son et du pays 24 ou 48 heures après avoir quit­té le tra­vail s’il fait grève. C’est ça l’habitation à bon marché ! Ce n’est rien d’autre chose que le pro­longe­ment des douleurs matérielles de l’atelier et de l’usine dans l’encasernement de l’habitation à bon marché. C’est la peur du lende­main, la peur de tout l’inconnu du salariat.

L’habitation à bon marché qu’on doit impos­er, c’est celle qui lais­sera l’ouvrier libre de quit­ter une usine, une mine, une local­ité, le tra­vail quand il le voudra, sans y être rivé par « une pro­priété » qui ne lui appar­tient pas, ou lui appar­tient seule­ment au bour de 25 ou 30 ans, c’est-à-dire quand il a un pied dans la tombe.

L’habitation à bon marché, c’est celle où les loy­ers seront réduits de 10, 8, même 6 francs par mois, et ren­fer­mant toutes les garanties d’hygiène qu’a le droit d’exiger la classe ouvrière. Voilà ce que l’on peut faire, ce que l’on doit exiger. Deman­der la nation­al­i­sa­tion, c’est sign­er les décrets de con­ces­sion immé­di­ate­ment. C’est assur­er aux cap­i­tal­istes toutes les pos­si­bil­ités de détrouss­er, jusqu’à leur com­plet épuise­ment, les tra­vailleurs qui extrairont les min­erais de l’Ouenza ou de la Meurthe-et-Moselle.

Voilà l’œuvre d’aujourd’hui, l’œuvre urgente qui appelle nos efforts. Elle ne con­tre­carre pas notre œuvre de demain qui est de ren­dre capa­bles les tra­vailleurs de gér­er leur pro­duc­tion et de s’en ren­dre les maîtres ; elle la pré­pare ; elle est un pre­mier pas que nous pou­vons faire si nous le voulons, si nous savons met­tre le nez du Par­lement dans les scan­dales des con­ces­sions de mines, de celui de l’Ouenza, entre autres, et si nous savons lui faire honte devant le pays.

Que partout nos cama­rades fassent l’effort de pro­pa­gande néces­saire et nous obtien­drons la révi­sion de la loi de 1910 sur les mines et l’application du con­trat de Fumay don­nant aux ouvri­ers : journée de huit heures, min­i­mum de salaires, garanties d’hygiène, repos heb­do­madaire, etc.

La nou­velle Fédéra­tion du Sous-Sol a là de la besogne sur la planche. J’ai pu con­stater à son Con­grès uni­taire d’Albi, par l’unanimité des déc­la­ra­tions des délégués, la fail­lite lam­en­ta­ble des réformes légales.

Il reste l’action syn­di­cale, celle de toute la classe ouvrière. Celle-là ne fera pas fail­lite, si l’on se donne la peine d’agir. Tout est là : agir. Le voudra-t-on ?

[/A. Mer­rheim/]


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