La concentration capitaliste – qui par ses ententes, ses cartels, ses trusts – s’affirme puissamment, telle une pieuvre monstrueuse étendant, au loin ses tentacules gigantesques, dans le domaine de l’industrie et du commerce – se manifeste-t-elle également dans le domaine de l’agriculture ou mieux de la viticulture ? Qu’est en somme ce projet de trust des vins dont on a tant parlé ? Et quelles conséquences peut-il amener pour la classe ouvrière ? C’est ce que nous allons examiner.
La viticulture qui domine dans notre région du Midi, malgré son état assez avancé d’industrialisation, n’est pas soumise aux mêmes règles de production que l’industrie moderne. La petite et moyenne propriété y voisine avec les grandes exploitations de rapport sans qu’elle soit fatalement menacée d’impuissance et d’absorption. D’un autre côté le capitalisme foncier, devant les fluctuations énormes du produit, a toujours hésité à l’accaparement des terres et a plus dirigé le placement de ses capitaux vers des voies meilleures. Ainsi le trust des vins n’apparaît pas comme la conséquence et le but de la concentration capitaliste ; bien au contraire, jamais dans les années normales et prospères nul n’a songé à la moindre entente pour la plus-value du vin ; on est routinier ; l’individualisme le plus outré n’a céssé de régner en maître à tous les degrés des classes possédantes ; ce n’est qu’à partir de 1900, devant la mévente persistante, devant les ruines de la crise viticole que se sont manifestés les premiers sentiments d’organisation et d’action collective ; depuis, bien des projets ont été présentés, bien des propositions ont été faites, bien des idées ont été émises pour enrayer la mévente, arrêter la crise, sauver la situation vraiment désastreuse du Midi.
Brièvement, nous allons les examiner.
Trus Bartissol
Au lendemain du Congrès viticole de Béziers (1905) un premier projet de trust fut soumis au comité régional de défense viticole, par M. Edmond Bartissol[[Le grand brasseur d’affaires qu’est M. Bartissol, député de Perpignan, outre des projets financiers burlesque et de battage électoral comme Narbonne port de mer ou Perpignan ville d’eaux, a encore tenté le Trust des vins de la vallée de l’Agly (une trentaine de communes), mais n’a pu arriver complètement à ses fins et s’est rabattu sur les vins de Banyuls dont la réputation méritée a rendu facilement réalisable ce projet très réduit.]]. Le Trust des vins naturels du Midi – tel est le titre de cette Société – se constituait au capital de 300 millions, versés par des financiers et capitalistes dont M. Bartissol était le représentant ; par contrat, les propriétaires s’engageaient pendant 30 ans à vendre à la Société l’intégralité de leur récolte dont le prix était calculé sur une échelle progressive selon le degré alcoolique, avec prime pour les meilleures qualités ; en sus du prix du vin les propriétaires recevaient proportionnellement sur les bénéfices de la Société 45 p. 100, plus 10 p. 100 pour être distribués chaque année aux œuvres de solidarité ouvrière ; la société faisait aux propriétaires, sur justification et spécialement affectée à l’achat de denrées agricoles (engrais, soufre, sulfate), assurances agricoles (grêle, incendie, bétail) ou contribution, une avance de 50 p. 100 sur la vente de leur prochaine récolte portant intérêt de 5 p. 100.
La Société était administrée par un conseil composé de deux membres par département (au total 14 membres) et de dix-sept administrateurs élus par les actionnaires ; dans chaque chef-lieu de département était un comité directeur composé de représentants des propriétaires et d’un délégué des ouvriers agricoles, adjoint avec voix consultative au Conseil d’administration. La Société devait s’efforcer de créer des assurances mutuelles contre les risques agricoles, fournir les instruments et produits nécessaires à la vigne et favoriser, dans chaque région, l’unification des salaires agricoles, de façon à ce qu’ils répondent en toute saison aux besoins des travailleurs. L’exécution des diverses clauses du contrat était obligatoire pour les héritiers, ayants droit, successeurs à titre ou cause quelconque et, garantie, tant pour les adhérents que pour la Société sur l’universalité de leurs biens.
La Société devait fonctionner dès l’engagement de vente de 20 millions d’hectolitres souscrits dans les sept départements (Aude, Hérault, Gard, Pyrénées-Orientales, Bouches-du-Rhône, Vaucluse et Var) et constituée à la date du 1er août… si toutefois ces conditions étaient remplies.
Le trust se signalait par des aspirations bien distinctes : l’achat du vin à la propriété, déterminé par le contrat, la vente à la consommation, en concurrence avec le commerce qu’il se proposait de remplacer grâce à la concentration énorme en ses mains de capitaux et de denrées ; l’apport financier était réalisé en dehors des propriétaires qui n’apportaient que leur vin et se trouvaient, plutôt dans une situation vassale, dépendante, manifestement inférieure vis-à-vis des actionnaires.
Le projet Bartissol fut jugé insuffisant – surtout, quant au prix des vins – et le trust tomba à l’eau.
Trust Palazy
Un des plus brillants pionniers du mouvement viticole, M. Palazy, de Béziers, après l’échec du trust Bartissol, lança un nouveau projet : L’Association mutuelle de producteurs de vins naturels du Midi, qui après maintes modifications, rassembla beaucoup d’adhésions mais ne put également être mis sur pied.
Le nouveau trust était créé par les propriétaires récoltants des sept départements déjà cités et autres régions viticoles, réunis en syndicat ayant pour objet la vente des vins de leur récolte aux meilleures conditions possibles.
L’adhérent s’engageait, pendant douze unes consécutives à laisser le syndicat seul maître de vendre l’intégralité de sa récolte dans l’intérêt commun, mais la dissolution de la Société pouvait être prononcée au bout de trois ans si les résultats espérés n’étaient pas acquis. Les adhérents retardataires devaient payer un droit d’entrée et subir pendant trois ans une retenue de 10 p. 100 sur le produit, de leur vente annuelle.
Les vins étaient estimés au degré alcoolique sur une base progressive avec majoration des côtes de tenue, grain, finesse, bouquet, couleur ; les, vins teinturiers, les vins de meilleure qualité, les vins blancs et les vins gris recevaient également une majoration proportionnelle à leur valeur et leur réussite ; l’association, moyennant indemnité de logement, devait procurer la futaille nécessaire ; le syndicat consentait, des avances sur souche dès le commencement des vendanges à raison de 1 fr. 50, par hecto., des avances mensuelles et par dixièmes à raison de 0 fr. 50 par degré-hectolitre, au taux de 4 p. 100, intérêt perçu par trimestre ; sur les réalisations globales des ventes effectuées par le syndicat, les adhérents recevaient mensuellement et proportionnellement les 85 p. 100 de la somme leur revenant selon l’estimation de leur récolte ; sur les 15 p. 100 restant des bénéfices, il était prélevé une somme suffisante pour la répression énergique de la fraude et couvrir les frais généraux du syndicat. Le concours financier recevait une rémunération jugée encore trop onéreuse ; le Conseil d’administration et les fondateurs recevaient, également, leur rétribution et le solde disponible était distribué aux adhérents.
La Société était administrée par un Conseil d’administration composé de 30 membres avec un directeur délégué par le syndicat financier ; les différends étaient soumis et jugés sans appel par une commission d’arbitrage ; la commission d’initiative devait décider de la mise en marche du syndicat lorsque les adhésions reçues seraient suffisantes pour en assurer le bon fonctionnement.
Ce projet de trust était fort différent de celui de M. Bartissol ; les obligations imposées aux adhérents n’étaient pas aussi draconiennes ; il visait à la maîtrise du marché sans supplanter le commerce qui devenait son auxiliaire.
Les promoteurs du Trust des Viticulteurs entreprirent une campagne d’intensive propagande, ils eurent du succès ; ils groupèrent paraît-il 20.000 adhérents et 10 millions d’hectolitres et ils n’en demandaient que 15 millions ; néanmoins l’année 1906 s’écoula sans aucune réalisation tangible et, dès le printemps 1907, l’agitation viticole, les manifestations, les meetings, l’occupation militaire, les incidents de Narbonne en détournèrent complètement, l’attention publique ; le trust Palazy était mort avant de naître.
La C.G.V. et le Trust
Après le retour de l’ordre dans le Midi, les viticulteurs clairvoyants poussèrent à l’organisation économique et professionnelle ; le moment était favorable ; dans chaque commune existaient des comités de défense viticole qui n’eurent qu’à se transformer en associations syndicales et la Confédération Générale des Vignerons voyait le jour.
La C.G.V. se compose de cinq syndicats régionaux : Béziers-Saint-Pons, Montpellier, Narbonne, Carcassonne et Perpignan. Ces syndicats ne sont pas formés exclusivement des communes de l’arrondissement ; ainsi le syndicat de Carcassonne prend les trois arrondissements de Carcassonne, Limoux et Castelnaudary, plus le canton d’Olonzae (Hérault) moins quelques communes du canton de Tuchan comprises dans le syndicat de Perpignan. Il n’y a pas division administrative, mais division économique.
Les syndicats régionaux comprennent des syndicats locaux ou sections commerciales. Béziers en compte 91, Montpellier 56, Narbonne 70, Carcassonne 96, Perpignan 82 ; au total 395 groupements accusant plus de 60.000 adhérents.
Les ressources sont de plusieurs sortes ; les syndicats régionaux ont les cotisations individuelles : 0 fr. 23 par membre et par an ; les cotisations supplémentaire et facultatives (au minimum 3 francs par an) et les cotisations proportionnelles au nombre d’hectolitres (5 centimes par hecto). Ainsi en 1907, les adhérents à la C. G. V. représentaient près de 13 millions d’hectolitres et leurs cotisations près de 650.000 francs ; depuis la cotisation a été diminuée de moitié ; de même le chiffre des adhérents a considérablement baissé ; mais la C. G. V. reçoit encore deux à trois cent mille francs de cotisations et peut être considérée comme une réelle puissance heureusement affaiblie par son défaut d’homogénéité.
L’effervescence passée, M. Palazy reprit son projet de trust et celui-ci, mis au point, a été adopté par la C.G.V. sous le titre de « Société coopérative de producteurs de vins naturels du Midi ».
La Coopérative générale, société civile, groupe les viticulteurs des quatre départements méditerranéens (Hérault, Aude, Pyrénées-Orientales, Gard) et l’arrondissement d’Arles (Bouches-du-Rhône). Elle a pour objet l’organisation et la vente en commun des vins et alcools des récoltes de ses sociétaires ; sa durée est de trente années, son capital initial de un million divisé en parts nominatives de cinq francs attribuées aux souscripteurs, en dehors d’une à chacun
d’eux, au centième de leur production ; les sociétaires doivent tenir leur récolte à l’entière disposition de la Société chargée d’en assurer la vente.
La Société est administrée par un Conseil composé de soixante membres qui nomme un bureau recruté dans son sein ; les assemblées générales sont composées de délégués régionaux à raison d’un délégué par 25.000 hectolitres ; un règlement intérieur fixe tous les points de détail.
La coopérative de vente des vins naturels français se propose d’obtenir, sinon la maîtrise absolue du marché, du moins la réglementation et la stabilisation des cours à des prix rémunérateurs en n’apportant sur le marché, en n’offrant, au commerce que la quantité nécessaire au besoin du moment ; elle supprime le concours financier trop onéreux pour se rattraper sur le crédit agricole grâce au warantage des vins des sociétaires ; la responsabilité est limitée à la part de chacun, quant aux actions souscrites ; de plus les sociétaires après chaque exercice peuvent se retirer ; ils peuvent également vendre directement le raisin de table ou le vin à la clientèle bourgeoise, même au commerce, en cas d’offre supérieure au cours établi par la Société.
Toutefois, malgré son esprit libéral, ce nouveau trust n’a pas réussi, de même ou à peu près toutes les tentatives corollaires qui ont été tentées : coopératives de distillerie, caves communes, etc., etc.
Quelles sont, les raisons de ces échecs répétés ?
Les causes sont nombreuses et difficiles à écarter. L’individualisme férocement égoïste qui caractérise si bien notre région sera toujours un obstacle à toute réalisation de longue haleine ; il a suffi que le vin atteigne des cours normaux pour que soient complètement oubliés tous les projets d’efficace organisation ; c’est ce qui s’est produit. Grâce à la répression de la fraude, grâce aussi à la pénurie, de la récolte, grâce également et, surtout, à la spéculation du gros commerce qui, au début, a accaparé presque tout le vin disponible et maintient, à présent la dragée haute, le vin s’est vendu à des prix rémunérateurs[[Il est, également très vraisemblable que la spéculation de quelques négociants de la région, qui seuls ont poussé à la hausse a été officieusement soutenue, ou tout au moins encouragée par le gouvernement qui, grâce à son action officielle pour la répression de la fraude, peut revendiquer sa part dans la plus-value du vin et améliorer ainsi sa situation quelque peu compromise vis-à-vis des populations méridionales.]] ; pas plus que la propriété, ce n’est pas la C.G.V. qui a imposé ces cours ; bien au contraire, ce sont précisément les plus gros propriétaires appartenant pour la plupart à cette association qui ont vendu les premiers à un taux inférieur à celui maintenant établi par le grand commerce, car ce dernier fait son affaire ; il ne lui revient pas davantage de payer le vin plus cher aux producteurs : ce sont, les consommateurs qui supportent la plus-value ; cela lui permet au contraire de réaliser de beaux bénéfices sur les reventes tout en poursuivant la ruine des petits négociants obligés de passer sous ses fourches caudines et d’accroître ainsi sa clientèle ; la concentration s’opère ainsi non dans la propriété mais bien dans le commerce qui dominera pour longtemps encore cette propriété aussi orgueilleuse qu’insuffisante, aussi malfaisante que stupide.
Il n’y a pas à craindre – du moins en l’état d’esprit actuel – aucun effort sérieux d’organisation de cette classe décadente ; la C.G.V. a pu obtenir des résultats pour la répression de la fraude – et rappelons que l’idée ; avait été déjà lancée par notre congrès ouvrier de 1904 – parce que cela répond à l’intérêt général et que sous la pression publique, le Gouvernement a dû agir ; mais nous ne croyons pas la C.G.V. capable de réaliser son projet de coopérative générale des vins du Midi ; nous l’avons déjà dit, elle manque d’homogénéité ; le groupement d’adhérents de conditions sociales différentes peut subsister tant qu’il s’agit de manifestations théoriques ; il ne peut se maintenir quand on en arrive aux réalisations pratiques ; alors l’équivoque cesse ; le fossé qui sépare les classes reste creusé au sein de l’organisation commune de l’insolidarité, même la dualité entre elles, se manifeste en toute occasion ; aucun action collective ne peut donc s’exercer et s’épanouir. De plus, les rivalités politiques ont gangrené jusqu’à la moelle cette œuvre purement économique du relèvement du cours des vins que prétend incarner la C.G.V. ; avec l’acuité des querelles et les divisions de partis, allez donc poursuivre l’union économique des intéressés ? Et, au fond, le mouvement, viticole n’a été que ça et il a abouti à ce fait qui en est pour ainsi dire la concrétisation : la candidature du socialiste Ferroul, président de la C.G.V. contre le demi-ministre Sarraut.
Mais si la classe ouvrière paysanne n’a rien à redouter momentanément de toutes ces tentatives de Trusts ratés, elle n’en doit pas moins s’intéresser à ces évolutions capitalistes qui tôt ou tard se retourneront contre elle. Même en admettant que le seul but poursuivi par la C.G.V. soit le relèvement les cours du vin – car pour la répression de la fraude, de toutes les fraudes, nous sommes en avance, nous leur avons montré le chemin – but pour lequel elle proclame l’union de tous ceux du Midi commerçants, propriétaires, ouvriers, viticulteurs ou non, nous avons maintes fois dénoncé et dénonçons encore la folie de toute collaboration des classes, et, les faits sont là pour la démontrer. Quelle a été la part du prolétariat sur les bénéfices obtenus par des cours plus rémunérateurs ? Et quelle force de revendication peut-il avoir contre ceux qu’il coudoie dans la même association ?
Les conflits répétés qui ont mis et mettent chaque jour aux prises patrons et ouvriers viticoles ne définissent-ils pas assez notre situation d’adversaires irréconciliables ?
Et encore ceci est le présent, il nous faut également envisager l’avenir. Que nos propriétaires s’associent, pour la vente rémunératrice de leurs produits, c’est leur intérêt ; mais demain, ce sera également leur intérêt de se défendre contre les réclamations de leurs ouvriers, ce sera leur intérêt de sauvegarder leurs privilèges, ce sera leur intérêt de s’unir entre eux, et, entre eux seuls, parce que également menacés, contre la classe ouvrière agissante qui aujourd’hui est encore à leurs côtés ! Et l’association créée tout d’abord pour la plus-value d’un produit, déprécié deviendra inévitablement une arme de combat pour la possession entière et les bénéfices intégraux de ce même produit, maintenant apprécié. N’est-ce pas le propre de toutes les organisations patronales, de tous les cartels, de tous les trusts d’imposer leur firme d’un côté et de l’autre côté de tenir en échec les revendications ouvrières. Que se passe-t-il en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, même en France, pour l’industrie métallurgique ? Faut-il attendre la consolidation et l’orientation nécessaire de la propriété et de la C.G.V. pour se rendre à l’évidence ? Faut-il être acculé à ce dilemme : « ou bien de végéter dans une résignation stérile et coupable, ou bien de voir se briser nos efforts de révolte contre une organisation antagoniste que nous aurons fortifiée nous-mêmes ? »
Ce serait à désespérer de la conscience ouvrière que de voir se dresser pareil écueil ; chacun son métier ; chacun sa classe ; que quelques ambitieux inconscients ou néfastes se laissent entraîner dans cette galère, c’est entendu, nous devons compter encore avec la jaunisse, mais ne nous laissons pas contaminer. Pour l’organisation et les revendications de la classe ouvrière contre la C.G.V. ! contre son trust ! contre la propriété ! Dans nos syndicats, dans la C.G.T., avec les exploités contre leurs exploiteurs nous appelons la classe ouvrière paysanne du Midi et elle ne fera pas défaut.
[/Paul