La Presse Anarchiste

Anarchie

L’a­nar­chie est la plus haute concep­tion morale et sociale de la vie, parce qu’elle impose à l’é­goïsme la tâche de pour­voir éga­le­ment aux aspi­ra­tions maté­rielles de tous et de faire que la liber­té condi­tionne les rap­ports de cha­cun à tous. 

L’a­nar­chie repré­sente la subor­di­na­tion des fac­teurs éco­no­miques à l’intelligence, à des concepts moraux. L’é­vo­lu­tion sociale n’est plus la consé­quence d’un déter­mi­nisme éco­no­mique réa­li­sé par l’a­veu­gle­ment de l’ins­tinct et la ruée des appé­tits, mais un état de fait, au sein duquel l’homme, éclai­ré, conscient, sait impo­ser à son ins­tinct les cal­culs d’un esprit domi­né par le sou­ci de justice. 

La matière trans­for­mable devient une terre plas­tique que, tel un sculp­teur, l’homme modèle à sa guise. L’é­co­no­mie ne repré­sente plus la tyran­nie ano­nyme et cruelle des faits sur l’in­tel­li­gence, mais la sou­mis­sion du pro­ces­sus de la pro­duc­tion et des échanges à la volon­té des hommes libre­ment associés. 

Un tel état social ne peut être fon­dé que par une adhé­sion volon­taire de cha­cun à une concep­tion sociale net­te­ment déter­mi­née. Les réac­tions de la nature pour­ront être les causes des effets géné­raux qui influe­ront sur le déter­mi­nisme social, mais l’homme res­te­ra l’or­ga­ni­sa­teur des moyens d’ex­ploi­ter ces faits au pro­fit de tous. L’in­tel­li­gence en tout déter­mi­ne­ra l’é­vo­lu­tion sociale de la société. 

Ce stade supé­rieur sera donc atteint par une orga­ni­sa­tion tech­nique de la socié­té, assez par­faite, pour que tout rouage devienne la somme expé­ri­men­tale des efforts et de la volon­té de tous, le pro­duit direct, épu­ré, rec­ti­fié, indé­fi­ni­ment contrô­lé et per­fec­tion­né par l’ef­fort et la par­ti­ci­pa­tion de cha­cun et de tous. 

Cet état social exi­ge­ra donc de la col­lec­ti­vi­té une culture indi­vi­duelle de ses membres dont nous sommes fort éloi­gnés, la répu­dia­tion de tout moyen de force, de vio­lence ou de ruse comme méthode d’é­vo­lu­tion. Pour atteindre ce niveau social, il est donc néces­saire, indis­pen­sable, de créer une ambiance géné­rale où les hommes pour­ront amé­lio­rer peu à peu leurs moyens tech­niques et moraux. Les régimes auto­ri­taires, les pires comme les meilleurs, le fas­cisme comme le bol­ché­visme, se sont mon­trés inca­pables d’élever le niveau moral et social des indi­vi­dus. Dans ce sens, toutes les ten­ta­tives ont échoué : inutile d’in­sis­ter. Une seule expé­rience reste donc à ten­ter, celle qui ne l’a jamais été : le com­mu­nisme liber­taire, période tran­si­toire entre le régime d’au­to­ri­té et la socié­té anarchiste. 

Les poli­ti­ciens, en maqui­gnons rusés, per­sistent à nous assi­mi­ler à cer­tains méta­phy­si­ciens de l’a­nar­chie, aujourd’­hui réfu­giés sur la voie lac­tée… C’est habile… Mais c’est un avan­tage fra­gile et pas­sa­ger. Notre idéal est fait de lumière, de logique et de tech­nique. Il dit aux tra­vailleurs : « Vous aspi­rez à la jus­tice, à l’é­ga­li­té. Vous reven­di­quez le droit à la vie, mais tous vos efforts res­te­ront vains, aus­si long­temps que vous vous achar­ne­rez à sélec­tion­ner des élites pour leur confier le droit de vous impo­ser leur bon plai­sir. L’au­to­ri­té à peine détruite renait de ses cendres et la lutte recom­mence. Au stade actuel de nos socié­tés capi­ta­listes, toute révo­lu­tion ne peut abou­tir qu’en créant l’am­biance ori­gi­nelle indis­pen­sable à tout déve­lop­pe­ment liber­taire : l’é­ga­li­té éco­no­mique et sociale abso­lue. Ce qui exclut toute admi­nis­tra­tion éta­tiste, tout socia­lisme auto­ri­taire, tout recours à des moyens de gou­ver­ne­ment. Ce qui nous pousse à consi­dé­rer l’organisation sociale comme une tech­nique de la pro­duc­tion et des échanges pra­ti­qués « entre égaux », ce qui rend super­flu toute super­struc­ture politique.

Si l’autorité condi­tionne les rap­ports entre la pro­duc­tion et les échanges, inévi­ta­ble­ment l’inégalité sur­git, toute jus­tice devient une hérésie.

Si, au contraire, la liber­té pré­side aux rap­ports de pro­duc­tion et d’échange, l’autorité indi­vi­duelle, de secte, de par­ti ou de classe se trou­vant abo­lie, le régime social nou­veau nez peut être que « juste », parce qu’il est le résul­tat de réflexions, de recherches, d’expériences vécues et par­ta­gées entre égaux.

Dans ce cas, ce régime « juste » peut n’être point par­fait, mais il n’engendrera aucune révolte : on cor­rige ses propres fautes, on ne détruit pas un maté­riel qu’on n’a pas su uti­li­ser, on l’a­mé­liore et l’on éla­bore d’autres plans. La com­mu­nau­té des fautes rend ses effets sup­por­tables. Cette atmo­sphère de trans­for­ma­tion sociale qui pour­suit la réa­li­sa­tion de l’a­nar­chie, ne peut être obte­nue que par des moyens tech­niques et sociaux tel­le­ment supé­rieurs à l’or­ga­ni­sa­tion actuelle qu’ils finissent par se fondre et se mélan­ger inti­me­ment à l’as­pi­ra­tion sécu­laire et sen­ti­men­tale de l’Hu­ma­ni­té : la liberté. 

L’a­nar­chie est donc l’as­pi­ra­tion la plus haute vers la jus­tice sociale ; c’est la théo­rie la plus pré­cise et la plus logique de l’é­ga­li­té : toute auto­ri­té rend toute éga­li­té impossible. 

Marx lui-même dut le pro­cla­mer pour cal­mer sans doute son inquié­tude sur ses moyens auto­ri­taires et contra­dic­toires de recons­truc­tion. L’é­ga­li­té sociale se réa­li­se­ra par une orga­ni­sa­tion des efforts et des besoins dont le com­mu­nisme liber­taire peut seul assu­rer l’épanouissement. 

L’a­nar­chie est au chaos – consé­quence de l’au­to­ri­té – ce que le savoir est à l’i­gno­rance. L’i­gno­rance livre tout à l’ins­tinct : la force prime le droit, c’est la concep­tion libé­rale, celle des beaux esprits !… 

Le savoir cède à la rai­son. Et la rai­son ce n’est pas l’ordre clas­sique, la volon­té des chefs ou des équipes, la répres­sion sous toutes ses formes, mais l’é­qui­libre mathé­ma­tique de la pro­duc­tion et des échanges, la défense de l’homme contre la nature, l’or­ga­ni­sa­tion tech­nique entre « égaux » de ce grand chan­tier qu’est la Vie… 

L’a­nar­chie sera la plus haute forme d’or­ga­ni­sa­tion sociale.

Le com­mu­nisme liber­taire sera la pre­mière étape dans cette voie, la grande école de la liber­té, le grand champ d’ex­pé­riences où muri­ront, nour­ris par les mêmes espoirs, confon­dus dans un droit unique et ver­bal, dif­fé­rents par leurs apti­tudes, mais égaux dans leur mépris des poli­ti­ciens, les tra­vailleurs déli­vrés du poi­son que fut l’Au­to­ri­té, poi­son violent ou sub­til qui fou­droya les plus forts et les meilleurs.

[/​G. Michaud/​]

(à suivre.)

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