La Presse Anarchiste

Genèse fasciste

[(Nous assis­tons à la genèse du fas­cisme en Ita­lie. C’est un rap­pel d’his­toire non dénué d’in­té­rêt actuel. On y ver­ra que si le désar­roi des consciences, consé­cu­tif à l’i­gnoble tour­mente de la guerre est pour quelque chose dans la for­ma­tion de l’« esprit » fas­ciste et dans la consti­tu­tion des hordes d’at­taque qui firent la for­tune de Mus­so­li­ni, que si, d’autre part, le « libé­ra­lisme » gio­lil­lien a déchaî­né le monstre dans l’es­poir de sau­ver la situa­tion mena­cée du capi­ta­lisme, la défec­tion du socia­lisme offi­ciel, l’a­ban­don et l’ab­di­ca­tion des syn­di­cats grou­pés sous l’é­gide des poli­ti­ciens sont éga­le­ment pour beau­coup dans l’a­vè­ne­ment du fas­cisme. Nous note­rons en pas­sant que le fait que l’« Union Syn­di­cale », ren­for­cée des élé­ments fran­che­ment anar­chistes, qui a celle époque étaient nom­breux et influents (l’or­gane de Mala­tes­ta parais­sait quo­ti­dien­ne­ment) n’ait pu entraî­ner à sa suite l’im­po­sante mino­ri­té révo­lu­tion­naire des syn­di­cats réfor­mistes ni gal­va­ni­ser les éner­gies ouvrières pour le main­tien des posi­tions acquises et la conquête de posi­tions nou­velles n’est pas, à notre connais­sance, élu­ci­dé dans ses causes.)]

Le fas­cisme est un pro­duit de la guerre. Il est né de la fer­men­ta­tion de ces élé­ments bour­geois ratés qui n’avaient pu acqué­rir le titre ou la situa­tion qu’ils convoi­taient, soit manque de moyens, soit défaut de capa­ci­tés. Enviant les riches qui les excluent, mépri­sant le tra­vail qui leur répugne et ne dédai­gnant pas les pires expé­dients para­si­taires, ces oisifs sont, deve­nus des révol­tés d’occasion, cer­tains même ont ral­lié tem­po­rai­re­ment les milieux révo­lu­tion­naires. Dès 1915, ils devirent inter­ven­tion­nistes[[Au moment où l’Au­triche a décla­ré la guerre à la Ser­bie, l’I­ta­lie a refu­sé de recon­naître dans les faits qui l’avaient déter­mi­née un « casus fœde­ris » et, mal­gré le Trai­té de la Triple Alliance, elle a pro­cla­mé sa neu­tra­li­té. Cepen­dant des mani­fes­ta­tions avec le concours de poli­ciers déclas­sés, fils de la bour­geoi­sie, mais en tous cas jamais des tra­vailleurs, se pro­dui­sirent pour pous­ser l’I­ta­lie à par­ti­ci­per à la confla­gra­tion soit à côté des Empires Cen­traux, soit à côté de la France. Ce sont ces mani­fes­tants qu’on a appe­lé les « interventionnistes ».

Mus­so­li­ni, qui fut d’a­bord un farouche neu­tra­liste, est deve­nu « inter­ven­tion­niste » ardent dès qu’il fut illu­mi­né par le Saint-Esprit : dans l’es­pèce, le dépu­té Cachin, dépê­ché à Milan par le ministre Guesde et la Banque de Fran­co. Bon Fran­çais avant tout, le dépu­té com­mu­niste s’est tou­jours refu­sé de faire des décla­ra­tions au sujet de cette « crise de conscience » dont il connait tous les détails.]] sans être le moins du monde des patriotes : ils escomp­taient sim­ple­ment des galons et des pro­fits inhé­rents aux hasards de la guerre… 

La fin du mas­sacre, le retour à la vie civile fut pour beau­coup la source d’a­mères dés­illu­sions. Il en fut même pour les élé­ments pro­lé­ta­riens que la mobi­li­sa­tion avait empê­chés d’ap­prendre sérieu­se­ment un métier ; ne vou­lant plus se remettre au tra­vail ils affi­chèrent des pré­ten­tions aux emplois publics qui ne purent être satis­faites. Est-ce que là-haut on ne leur avait pas pro­mis, qu’une fois libé­rés, toutes les portes s’ou­vri­raient, eux !

Durant les hos­ti­li­tés, des patentes et des titres avaient été dis­tri­bués à tous les ali­bo­rons qui pas­saient faci­le­ment des exa­mens, dès lors qu’ils appar­te­naient à une classe mobi­li­sée ou mobilisable.

Le Pro­fes­seur Peliz­za­ri eut beau mener contre cette débauche de titres une cam­pagne tenace, le Gou­ver­ne­ment ne ces­sa de dis­pen­ser des bre­vets et des diplômes avec des emplois titularisés.

Les réfor­més les embus­qués rem­por­tèrent ain­si une vic­toire facile et défi­ni­tive qui irri­ta vio­lem­ment les élé­ments reve­nus du front.

Le Gou­ver­ne­ment de M. Nit­ti créa alors une Garde Royale et ren­for­ça les cadres de la gen­dar­me­rie (cara­bi­nie­ri). C’était sa façon à lui de résoudre la crise !

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Le 16 novembre 1919 eurent lieu les élec­tions géné­rales et le Gou­ver­ne­ment Nit­ti en sor­tait les reins cas­sés. Le dol­lar grim­pait à 32 lires et le coût de la vie fai­sait des bonds ver­ti­gi­neux… Les pre­miers mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion contre la vie chère se déclen­chèrent aus­si­tôt, mais la « sagesse » du par­ti socia­liste réus­si à les cana­li­ser. Et le Gou­ver­ne­ment agit de telle sorte qu’à la fin tout le monde fut satisfait. 

La révo­lu­tion est en marche ! disait-on alors, et chan­tait « Ban­die­ra ros­sa » (le dra­peau rouge). On était ivre de joie et on n’examinait pas les pro­blèmes avec l’œil de la raison.

Cepen­dant, Gio­lit­ti, le renard de Dro­ne­ro, le « parec­chis­ta » [[Dans une lettre qui a eu un grand reten­tis­se­ment dans toute la presse ita­lienne, adres­sée à son cher Pea­no, Gio­van­ni Gio­lit­ti affir­mait que l’Italie pou­vait obte­nir beau­coup au moyen de négo­cia­tions diplo­ma­tiques, sans entrer en guerre. Beau­coup, en Ita­lien : parec­chio, d’où l’appellatif parec­chis­ta avec lequel on a flé­tri l’attitude de M. Gio­lit­ti.]] que les fran­co­philes du type Salan­dra ont en triomphe et qui avait pris la suc­ces­sion de Nit­ti, veillait. Il devait don­ner toute sa mesure dans l’escamotage du mou­ve­ment d’oc­cu­pa­tion des usines…

Les faits sont dans toutes les mémoires. La Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail, en pré­sence d’une menace de lock out de la Fédé­ra­tion des Indus­triels, don­na l’ordre à ses adhé­rents d’oc­cu­per les fabriques. Ce fai­sant, elle pour­sui­vait aus­si un autre but : celui d’imposer la dis­cus­sion du contrat de tra­vail en sus­pens depuis une année.

Mais de leur côté, les ouvriers qu’une vaillante lit­té­ra­ture révo­lu­tion­naire avait fait conscients de leur force, exé­cu­tèrent cet ordre non pas pour ame­ner les maîtres à accep­ter leurs reven­di­ca­tions de salaires, mais pour s’approprier des moyens de pro­duc­tion. Et c’est alors que les dra­peaux rouges ont flot­té au vent, du haut des che­mi­nées des usines ; c’est alors que l’ou­vrier a mon­té la garde pour défendre sa fabrique, si d’a­ven­ture l’État avait osé inter­ve­nir dans la lutte enga­gée entre les tra­vailleurs et leurs vampires.

Les ouvriers – maîtres des usines – ont essayé loya­le­ment d’assurer la conti­nui­té régu­lière de la pro­duc­tion. C’est ce qui alar­ma le plus les man­da­rins de la Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail. Le par­ti socia­liste ita­lien – son groupe par­le­men­taire tout le pre­mier – sou­le­va la ques­tion des res­pon­sa­bi­li­tés et Filip­po Tura­ti deman­da la réou­ver­ture d’ur­gence du Parlement.

Il n’y eut que les anar­chistes et l’« Union Syn­di­cale » pour sou­te­nir le mou­ve­ment. Erri­co Mala­tes­ta écri­vait dans « Uma­ni­tà Nuo­va » (L’Humanité Nou­velle) du 8 sep­tembre 1920 (No 165) : 

« Si demain les indus­triels rentrent en maîtres dans les fabriques, si le prin­cipe de pro­prié­té est res­tau­ré, vous, les tra­vailleurs, vous ne devrez pas vous flat­ter d’être sor­tis vain­queurs de la bataille, même si vous obte­nez quelque aug­men­ta­tion de paye ! Les capi­ta­listes, la bour­geoi­sie deman­de­ront au Gou­ver­ne­ment des garan­ties pour la sau­ve­garde du capi­tal ; ils exi­ge­ront le réta­blis­se­ment de l’au­to­ri­té de l’É­tat, l’o­béis­sance aux lois, et le Gou­ver­ne­ment, aujourd’hui impuis­sant en pré­sence de la prise de pos­ses­sion des éta­blis­se­ments métal­lur­giques, encore plus impuis­sant si l’ex­pro­pria­tion pou­vait s’é­tendre à toutes les branches de la pro­duc­tion, demain – si la lutte cesse – il inter­vien­dra, et comment ! »

Et Mala­tes­ta concluait par cet appel aux tra­vailleurs : « Aujourd’­hui vous êtes la force et l’impuissance du Gou­ver­ne­ment contre votre volon­té est évi­dente. Osez encore, osez tou­jours plus, et la vic­toire ne pour­ra pas vous échapper ! »

Entre temps – les 10 et 11 sep­tembre – la Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail tenait son Congrès pour déli­bé­rer sur la por­tée du mou­ve­ment. La thèse réfor­miste, défen­due par les diri­geants, sor­tait vic­to­rieuse par 591.241 voix contre 409.565 en faveur de l’ex­pro­pria­tion. C’é­tait l’échec de la révolution.

Le socio­logue futur qui étu­die­ra ce point d his­toire demeu­re­ra rêveur en se deman­dant com­ment il a pu se faire que, dans un pays de 40 mil­lions d’ha­bi­tants, il ait suf­fi d’une majo­ri­té de 81.676 confé­dé­rés pour enrayer le plus vaste mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion qui se soit pro­duit jamais, et pro­vo­quer un désastre immense ? [[D’autant plus que l’Union Syn­di­cale qui pour­tant avait des droits de par­ti­ci­per au congrès n’avait pas été consultée !]]

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Gio­lit­ti deve­nait le maître de la situa­tion. Il avait étu­dié le mou­ve­ment, il en connais­sait les côtés faibles et il pou­vait manœu­vrer à coup sûr.

Ayant convo­qué les par­ties en conflit et essayé de les mettre d’ac­cord sans y par­ve­nir, à cause de la résis­tance des indus­triels, il impo­sa ses condi­tions. Ce fut là l’origine des « Conseils de fabrique ». Filip­po Tura­ti – – indu­bi­ta­ble­ment sin­cère et sur­tout logique avec ses doc­trines –ne crai­gnit pas de décla­rer que le pro­lé­ta­riat ita­lien venait de gagner la plus grande bataille du ving­tième siècle ! alors que, en fait, le pro­lé­ta­riat ita­lien venait de subir la pire défaite. Les pré­vi­sions d’Er­ri­co Mala­tes­ta ne tar­dèrent pas à se vérifier.

L’oc­cu­pa­tion des fabriques avait com­men­cé le 29 août 1920, et pen­dant 21 jours toute la zone indus­trielle d’I­ta­lie sans aucune excep­tion, s’é­tait trou­vée aux mains des ouvriers. Main­te­nant Gio­van­ni Gio­lit­ti déclen­chait la réac­tion et l’on va voir appa­raître Mussolini…

(À suivre)

[/​F. A./]

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