[|III
Les luttes politiques à la Chaux-de-Fonds, – Le Parti de la Démocratie Sociale. – Coullery se rapproche des conservateurs. – James Guillaume. – Développement de l’Internationale à Genève ; la Liberté, journal officieux de l’Internationale ; la grève des ouvriers du bâtiment.|]
Nous devons raconter maintenant la crise politique qui agita le canton de Neuchâtel dans l’hiver de 1867 à 1868 et qui eut une influence décisive sur le développement ultérieur de l’Internationale dans les Montagnes jurassiennes.
Les membres de l’Internationale dans le canton de Neuchâtel étaient presque tous des adhérents du parti radical, qui, ne trouvant pas ce parti politique assez avancé, avaient adopté le programme socialiste ; les uns n’en continuaient pas moins à se considérer comme appartenant aux radicaux et à voter avec eux ; d’autres avaient préféré se constituer a part sous divers noms, tels que Jeunes radicaux, Démocratie sociale etc.
À la Chaux-de-Fonds, où l’Internationale comptait le plus d’adhérents, les socialistes ne furent pendant longtemps qu’une nuance du parti radical, et ce parti avait même envoyé Coullery comme député au Grand Conseil (Conseil législatif national élu tous les trois ans) aux précédentes élections. Mais les attaques furibondes du National suisse, organe des radicaux, contre ceux qu’il appelait les coullerysttes, obligèrent enfin les internationaux à se séparer définitivement du parti radical ; ils se constituèrent alors sous le nom de parti de la Démocratie sociale.
Déjà un an auparavant (février 1866), le Dr Coullery avait été élu juge de paix de la Chaux-de-Fonds, en opposition au candidat radical (M. C. Ribaux) ; les conservateurs et les anciens royalistes lui avaient donné leurs voix. Ce fut en juillet 1867 qu’en vue de la campagne électorale qui allait s’ouvrir pour le renouvellement des autorités cantonales en mai 1868, le parti de la Démocratie sociale annonça par un manifeste sa constitution définitive à la Chaux-de-Fonds. En même temps, Coullery, pour donner à ses amis une occasion d’essayer leurs forces dans une lutte préliminaire, donnait sa démission de juge de paix. La Démocratie sociale choisit comme candidat à ce poste un citoyen appartenant à la bourgeoisie conservatrice, M. Henri-Philippe Brandt. Cette élection, dans le plan des coullerystes devait servir de point de départ à une agitation anti-radicale ; les voix conservatrices étaient assurées à M. Brandt, et le candidat mis en avant par la Démocratie sociale devait obtenir ainsi une majorité certaine. Les radicaux déjouèrent cette manœuvre, en adoptant de leur côté M. Brandt comme leur candidat ; il fut donc élu à l’unanimité.
Au Locle, les choses se passaient autrement ; les internationaux n’avaient pas rompu avec le parti radical et, croyant à l’honnêteté de certains hommes politiques qui faisaient en ce moment des avances au socialisme ; ils espéraient amener par la persuasion tout le parti radical loclois à se joindre à l’Internationale.
Le délégué du Locle au Congrès de Lausanne, James Guillaume (professeur à l’École industrielle du Locle), projetait, avec un de ses amis, Fritz Robert (professeur à l’École industrielle de la Chaux-de-Fonds), la création d’un petit journal qui devait traité, au point de vue scientifique, les questions sociales et qui se serait nommé l’Avant-garde, organe de la jeunesse radicaleSur ces entrefaites, le directeur du Diogène, Henri Morel (employé à la gare de la Chaux-de-Fonds), qui voulait quitter ce journal pour faire des études de notaire et d’avocat [[Il est devenu dès lors député radical au Grand Conseil neuchâtelois, et est en passe de faire une brillante fortune politique.]], proposa à ces deux jeunes gens de reprendre avec quelques autres collaborateurs, la direction du Diogène (octobre 1867).
Le Diogène était un journal charivarique, paraissant à la Chaux-de-Fonds depuis 1862. Sans couleur politique à l’origine, il était devenu plus tard, entre les mains de Morel, un des organes des coullerystes ; mais sa polémique était trop personnelle, son charivarisme trop souvent de mauvais goût. Robert et Guillaume avaient rêvé un journal sérieux, essentiellement scientifique ; néanmoins, sur les insistances de Morel et de Coullery et ayant vu qu’il s’agissait de sauver, par des sacrifices personnels, une situation financière des plus compromises, ils se dévouèrent. Mal leur en prit : ils se trouvèrent, dès leurs débuts, embarqués par la faute de Morel, dans une affaire des plus désagréables, à l’occasion d’un article satirique qui occasionna un procès entre Guillaume et le fils d’un riche industriel du Locle. Aussi Robert abandonna-t-il le Diogène à fa fin de 1867, après trois mois de collaboration. Guillaume tint bon jusqu’au bout ; il faisait la part sérieuse du journal, les articles de principes, combattant à la fois les conservateurs et les radicaux, et repoussant surtout avec indignation l’accusation du National suisse qui prétendait que les socialistes s’allieraient aux conservateurs lors des élections. Il déclara à plusieurs reprises, de la manière la plus solennelle, que les socialistes ou, comme on disait alors au Locle, la Jeunesse radicale, ne feraient jamais alliance avec le parti conservateur. – Le Diogène cessa de paraitre au commencement d’avril 1868.
Coullery, qui rédigeait la Voix de l’Avenir, collaborait aussi au Diogène, et publiait un troisième journal semi-politique, la Feuille d’Avis de la Chaux-de-Fonds. Attaqué avec le plus incroyable acharnement par la presse radicale, il répondait dans ces trois journaux, tous trois imprimés chez lui, avec une violence égale à celle de ses adversaires. De plus en plus il abandonnait le terrain de la propagande internationale, pour devenir un simple chef de parti politique, cherchant à grossir par tous les moyens la phalange des électeurs pour le moment du scrutin. Il ne lui répugnait point d’entendre appeler coullerystes ceux qui professaient les mêmes principes que lui ; et la Section Internationale du Locle ayant une fois protesté publiquement, par un article inséré dans la Voix de l’Avenir contre cette dénomination de coullerystes, disant que les internationaux étaient des socialistes et non des coullerystes, les champions d’un principe et non les partisans d’un homme, Coullery se montra fort offensé de cette déclaration des Loclois qu’il considéra comme un acte d’hostilité contre lui. Les Sections internationales de la Suisse du reste très mécontentes de voir leur organe officiel, la Voix de l’Avenir, devenu entre les mains de Coullery un simple instrument de polémique personnelle, et elles en témoignèrent plusieurs fois leur déplaisir.
Cette polémique furibonde contre ce qu’on appelait la coterie radicale valu à Coullery deux procès de presse à la suite desquels il fut condamné, par le tribunal correctionnel du Locle, à 23 jours de prison et à 150 francs d’amende. Bien que déjà séparés sur plusieurs points du programme coulleryste, les internationaux loclois n’en étaient pas moins des amis personnels de Coullery, qu’ils regardaient encore comme un type de loyauté et désintéressement : Constant Meuron et J. Guillaume s’empressèrent de s’offrir au tribunal comme caution afin d’obtenir quelques heures de liberté pour Coullery, qui avait des affaires de famille à régler ; le tribunal refusa.
L’emprisonnement de Coullery lui valut un regain de popularité ; son retour à la Chaux-de-Fonds et du Locle l’attendaient à la gare, et l’escortèrent au chant de la Marseillaise, jusqu’au local de l’Internationale, où Coullery fit un de ces discours pathétiques dont il a le secret et que l’auditoire écouta les yeux humides.
Au commencement de février 1868, la Démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds publia son programme, sous la forme d’une grande affiche rouge. Ce programme, très peu socialiste et absolument exempt de toute tendance révolutionnaire, fut très diversement apprécié. Le National suisse, organe des radicaux de la Chaux-de-Fonds, l’attaqua violemment et prétendit n’y voir qu’un ramas d’utopies creuses ; tandis qu’au contraire le Premier-Mars, organe des radicaux de Neuchâtel, prétendait que tout ce programme avait été volé aux radicaux, et que les principes qu’il contenait était la chair de leur chair et le sang de leur sang. Ce programme n’exerça qu’une médiocre influence ; mais il est intéressant à étudier comme donnant la mesure de ce que l’internationale, chez nous, dans son immense majorité, entendait alors par réformes sociales.
Il faut mentionner un incident qui fera voir d’une manière plus claire en quelles relations les socialistes loclois se trouvaient avec les radicaux de cette localité. Chaque année, le canton de Neuchâtel célèbre par une l’anniversaire de la proclamation de la République (1er mars 1848), et cette fête est en général l’occasion de manifestations politiques. Le Locle célèbre en outre, chaque année bissextile, l’anniversaire du 29 février, la République ayant été proclamée ce jour-là au Locle en 1848, avant toutes les autres commune du canton. En 1868, la fête du 29 février fut marquée par un épisode qui fit du bruit : les radicaux de Neuchâtel, qui voyaient avec inquiétude leurs coreligionnaires du Locle faire cause commune avec les socialistes, résolurent de profiter de la réunion du 29 février pour chercher à rompre cette bonne harmonie ; ils envoyèrent au Locle comme délégués deux des leurs, MM. Eugène Borel conseiller d’État, et Lambelet, avocat. Ces Messieurs, du haut de la tribune populaire, prononcèrent des discours forts habiles, où ils représentèrent les socialistes comme des agents du parti conservateur qui cherchaient à jeter la discorde dans le camp radical. Quoique l’auditoire fût composé en majorité de radicaux, ces discours furent très mal accueillis ; M. Eugène Borel ne put achever le sien, et faillit être précipité de la tribune. Une vigoureuse réplique de Guillaume fut chaleureusement applaudie ; les délégués de Neuchâtel s’en retournèrent l’oreille basse, et on put croire ce jour-là que ceux des citoyens du Locle qui avaient jusqu’alors suivi les radicaux allaient désormais marcher sous la bannière du socialisme. – Vaine espérance, comme on le vit bientôt.
À partir de ce moment, la scission entre la Chaux-de-Fonds et le Locle alla s’accentuant, et une vague méfiance commença à naître dans l’esprit des projets de Coullery, toujours accusé par les radicaux de vouloir s’allier aux conservateurs, et qui, tout en se défendant d’une telle intention, les ménageait cependant d’une manière singulière dans sa polémique. Bientôt, mécontent des articles où Guillaume affirmait si hautement que la coalition aristo-socialiste, comme on l’appelait, était une infâme calomnie des radicaux, Coullery supprimait le Diogène[[cette dernière phrase est manquante dans le journal, je l’ai rétabli d’après le texte original du Mémoire (note du site la-presse-anarchiste).]], dont il était l’éditeur, sans néanmoins rompre ouvertement avec Guillaume. En même temps paraissait, pour remplacer le Diogène, le premier numéro de la Montagne journal quotidien, organe de la démocratie sociale. Ce journal devait être rédigé par un Comité dans lequel figuraient particulièrement Coullery et F. Robert pour la Chaux-de-Fonds, et Guillaume (qui n’avait pas été consulté) pour le Locle.
Dans le no 3 de ce nouveau journal parut un article, dû à la plume de Coullery, et dans lequel celui-ci, jetant enfin le masque, avouait carrément la coalition qu’il projetait avec les conservateurs : l’opposition, selon lui, devait accepter dans ses rangs tous les adversaires du parti radical, quelle que fût leur couleur politique.
À cette lecture, les socialistes loclois comprirent qu’ils avaient été dupes, et Guillaume écrivit immédiatement une lettre qu’il rendit publique, pour annoncer qu’il répudiait toute solidarité avec Coullery et les hommes de la Montagne.
Là-dessus, grand émoi à la Chaux-de-Fonds. À tout prix, il faut ramener les Loclois, obtenir la rétractation de la lettre de Guillaume. Coullery lui écrit pour protester de la pureté de ses intentions ; des délégués de la Chaux-de-Fonds, les uns de très bonne foi, les autres habiles diplomates arrivent au Locle et convoquent une réunion de la Section interationale pour avoir une explication solennelle. Dans cette réunion, les délégués de la Chaux-de-Fonds déclarent que l’article de Coullery a été mal interprété, que Guillaume a agi avec trop de précipitation. Coullery, qui était présent dit qu’il y a eu malentendu il donne sa parole que jamais il n’a songé à une alliance avec les conservateurs, que cette alliance ne se fera jamais. Fritz Robert conjure Guillaume de reconnaître son erreur d’ouvrir les yeux. Enfin, après une scène d’effusion touchante, on rédige d’un commun accord une déclaration donnant acte à Coullery de ses promesses solennelles.
Quelques Jours plus tard paraissait la liste des candidats de la Démocratie sociale de la Chaux-de-Fonds, et la moitié des candidats étaient conservateurs ! – Que faire ? . Une partie des coullerystes, fanatisés jusqu’au délire, suivirent le maitre dans sa trahison ; d’autres se révoltèrent, et se refusèrent à voter la liste. L’élection fut une défaite pour les coullerystes, et le chef du parti, qui avait rêvé l’ascension au pouvoir au moyen de l’Internationale aidée des bourgeois conservateurs, vit s’écrouler l’échafaudage qu’il croyait si habilement combiné. Il fut élu néanmoins membre du Grand Conseil, avec un autre pseudo-socialiste de la Chaux-de-Fonds, M. Elzingre ; mais tous deux se gardèrent bien de jamais y souffler mot de l’Internationale.
De ce moment date la haine implacable de Coullery et de ses fanatiques contre Fritz Robert – qui s’était séparé d’eux au dernier moment – contre Guillaume et contre quelques autres Loclois, haine dont on verra plus loin les résultats dans les questions qui furent agitées l’année suivante au sein de l’Internationale.
Les socialistes loclois s’étaient refusés à pactiser avec les conservateurs ; mais, trop faibles pour marcher seuls, ils furent les dupes des radicaux. Déjà au mois de mars, ils avaient pris au sérieux une proposition de la Constitution neuchâteloise, faite par quelques députés radicaux du Locle ; mais lorsque vint le moment de la votation populaire sur la Constitution révisée, ils virent ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de la proposition voter contre le projet, qui fut rejeté à une grande majorité. Cette première leçon ne leur suffit pas : ils se laissèrent prendre une seconde fois au piège par les radicaux, qui, lors des élections pour le Grand-Conseil, leur proposèrent d’accorder sur leur liste une place à un candidat socialiste au choix des internationaux. Les internationaux désignèrent le citoyen Augustin Monnier ; et toute la liste radicale passa, sauf le candidat socialiste, resté sur le carreau avec les voix des seuls internationaux, les radicaux, au dernier moment, ayant voté pour un conservateur. Les Loclois, joués ainsi deux fois de suite, jurèrent qu’ils ne le seraient pas une troisième, et c’est alors qu’ils prirent la résolution solennelle de s’abstenir d’une façon absolue de la participation à la politique bourgeoise, résolution qu’il annonçaient quelque temps après dans une adresse aux socialistes genevois insérée dans la Liberté de Genève du 24 octobre 1868.
Voici, en passant, comment ce même journal la Liberté qui servait alors d’organe officieux à l’Internationale de Genève, appréciait dans son numéro du 9 mai 1868 la conduite des coullerystes dans les élections neuchâteloise de mai 1868 :
« Les élections au Grand Conseil qui ont eu lieu dimanche dernier dans le canton de Neuchâtel, seront, nous l’espérons, une leçon suffisante pour le parti de la Démocratie socialiste (de la Chaux-de-Fonds). Allié de fait aux conservateurs royalistes, ce parti n’a réussi qu’à faire arriver au pouvoir législatif les adversaires déclarés de toute idée de réforme et de progrès ; aveuglé par sa haine de la coterie radicale, il a tout sacrifié au succès… et le succès lui a manqué. »
[|IV|]
Nous devons maintenant parler du développement de l’Internationale à Genève après le Congrès de Lausanne et pendant la première moitié de 1868, et particulièrement de la fameuse grève des ouvriers du bâtiment, qui eut un si grand retentissement. Nous regrettons de ne pas pouvoir le faire avec tous les détails, n’ayant pas à notre disposition les documents officiels qui nous seraient indispensables pour un travail complet ; mais le court aperçu que nous donnerons suffira au moins pour remplir notre but, qui est de donner une idée exacte des tendances diverses qui se manifestèrent dès cette époque, dans l’Internationale genevoise.
Les ouvriers genevois se divisent en deux grandes branches : ceux qui sont occupés à la fabrication de l’horlogerie et des pièces à musique (monteur de boîtes, graveurs et guillocheurs, faiseurs de secrets, faiseurs de ressorts, repasseurs et remonteurs, faiseurs d’échappements, bijoutiers, etc.) et qu’on désignait sous le nom général d’ouvriers de la fabrique, non pas qu’ils travaillent dans une fabrique comme les ouvriers des filatures anglaises, par exemple, mais parce que, dans le dialecte genevois l’ensemble de l’industrie horlogère, patrons et ouvriers, s’appelle en un seul mot la fabrique ; – et en second lieu les ouvriers qui n’appartiennent pas à la fabrique et qui sont occupés à ce qu’on appelle les gros métiers (menuisiers, charpentiers, serruriers, ferblantiers, tailleurs de pierres, maçons, plâtriers, peintres, couvreurs, etc.) ; ceux-là sont désignés par le terme générique d’ouvriers du bâtiment.
Les ouvriers de la fabrique sont presque tous citoyens genevois et domiciliés à Genève d’une façon permanente ; leur salaire est à peu près le double de celui du bâtiment ; ils ont plus d’instruction que ces derniers ; ils exercent des droits politiques, et sont en conséquence traités avec beaucoup de ménagement par les chefs de partis bourgeois ; en un mot, ils forment une sorte d’aristocratie ouvrière. – Les ouvriers du bâtiment, par contre, sont généralement des étrangers, Français, Savoisiens, Italiens, Allemands, et forment une population flottante qui change continuellement ; leur salaire est minime et leur travail beaucoup plus fatigant que celui des horlogers ; ils n’ont guère de loisirs à donner à leur instruction ; et, en leur qualité d’étrangers, ils n’exercent aucun droit politique, en sorte qu’ils sont exempts du patriotisme étroit et vaniteux qui caractérise trop souvent l’ouvrier genevois proprement dit ; en un mot les ouvriers du bâtiment forment le véritable prolétariat de Genève.
Les corps de métiers du bâtiment avaient été les premiers à adhérer à l’Internationale, tandis que ceux de la fabrique se tenaient pour la plupart encore dans une prudente expectative ou dans une dédaigneuse indifférence, quelques-uns même se montrant absolument hostiles. Dans l’automne de 1867 les divers corps de métiers du bâtiment avaient eu de nombreuses réunions, dans lesquelles ils s’étaient occupés de la révision des tarifs des prix de main-d’œuvre, dans le sens d’une augmentation du 20 % et d’une diminution des heures de travail ; et le 19 janvier 1868, réunis en assemblée générale, ils adoptèrent d’un commun accord un projet d’ensemble, qu’ils envoyèrent aux patrons. Ceux-ci ne firent d’abord aucune réponse, puis cherchèrent à traîner les choses en longueur ; enfin, les ouvriers du bâtiment, en voyant la mauvaise volonté des patrons, résolurent d’en appeler à l’Internationale qui jusqu’alors n’avait pas été directement mêlée dans l’affaire, les sections de métier du bâtiment n’ayant pas agi comme sections de l’Internationale, mais simplement à titre de représentants de leur métier respectif. En conséquence, le 14 mars, le comité central des sections internationales de Genève prit l’affaire en mains, et nomma un comité d’action de trois membres, qui fut composé des citoyens Paillard, Mermillod et Weyermann, le premier ouvrier plâtrier, les deux autres appartenant aux sections de la fabrique.
Le comité d’action essaya de faire accéder les patrons aux réclamations des ouvriers, qu’ils avaient considérablement réduites en vertu des pleins pouvoirs qu’ils avaient reçus ; les négociations n’aboutirent pas. Le 23 mars au soir fut convoquée, dans le bâtiment du stand, une assemblée générale de toutes les sections de l’Internationale ; 5.000 travailleurs y assistaient : le comité y rendit compte de ses efforts infructueux, et les délégués des ouvriers en bâtiment déclarèrent que, devant l’altitude des patrons, les sections des tailleurs de pierres, maçons, peintres et plâtriers étaient forcées de se mettre en grève.
Dès le début de l’agitation, la presse bourgeoise, le Journal de Genève en tête, avaient débité au sujet de l’Internationale les contes les plus ridicules et les calomnies les plus absurdes ; il n’était question dans les colonnes de ces journaux que de meneurs étrangers, d’ordres venus de Londres et de Paris, de sommes énormes mises par l’Internationale à la disposition des grévistes, etc., etc. Une fois la grève déclarée, l’émotion devint générale et de Genève et de la Suisse s’étendit à toute l’Europe ; les journaux parisiens et le Times lui-même entretinrent leurs lecteurs des horreurs qui se passaient à Genève !
Les patrons déclarèrent, dans une affiche monstre, que si les grévistes ne reprenaient pas le travail, ils procèderaient à une fermeture générale des ateliers : et en effet, ils exécutèrent leur menace quelques jours après ; tous les ateliers de menuisiers, de charpentiers et de ferblantiers furent fermés, et mille ouvriers de plus furent ainsi jetés sur le pavé !
Cependant l’Internationale, en dehors de Genève, faisait de son mieux pour mériter au moins une partie des reproches de ses adversaires, Elle organisait des secours pour les grévistes, et la section du Locle se distinguait entre toutes : vingt membres de cette section souscrivaient une somme de 1.500 fr. à titre de prêt, et faisait immédiatement un premier envoi de 600 fr. [[Le remboursement de ce prêt par les sections de Genève avait été commencé, mais, après la scission qui se produisit entre Genève et les Montagnes au congrès romand de la Chaux-de-Fonds (1870), il ne fut plus question de cette affaire.]] Un délégué genevois, le citoyen Graglia, fut envoyé à Paris et à Londres ; les ouvriers parisiens, répondant à l’appel chaleureux de Varlin, participèrent largement aux frais de la grève ; par contre le citoyen Graglia parle avec amertume dans ses lettre [[Elles figurent au procès de la seconde commission parisienne de l’Internationale.]] de l’attitude égoïste des Trade’s Unions anglaises, « véritables forteresses », desquelles il ne put obtenir aucun appui.
Les corps de métiers de la fabrique montrèrent, dans cette circonstance, un véritable esprit de dévouement ; ceux qui n’avaient pas encore adhéré à l’International (les guillocheurs et les faiseurs de boîtes à musique) se hâtèrent de le faire, et tous puisèrent généreusement dans leurs caisses de résistance pour aider les grévistes ; les monteurs de boîtes, bijoutiers et graveurs réunirent à eux seuls à peu près 5.000 fr., d’autres sections fr. 1.500, 1.000, 800, 600, etc. L’entraînement était irrésistible, et c’est ce qui explique comment certains corps de métiers de la fabrique, dont la majorité était très réellement hostile à l’Internationale, se laissèrent subjuguer un moment par une minorité enthousiaste, qui les entraînait dans une voie où ils ne la suivirent pas longtemps.
Devant la formidable unanimité des ouvriers de Genève, les patrons comprirent qu’il fallait céder ; ils consentirent enfin à traiter avec les ouvriers du bâtiment et ceux-ci obtinrent presque toutes les demandes qu’ils avaient présentées (premiers jours d’avril). Mais, en signant le nouveau tarif, les patrons songeaient déjà au moyen de l’éluder et de le violer, et leur mauvaise foi devait bientôt rendre une nouvelle grève inévitable.
Le printemps de 1868 et les mois qui suivirent furent le beau moment, l’époque héroïque pourrait-on dire, de l’Internationale à Genève. Dans la bataille que les travailleurs venaient de livrer à la bourgeoisie et d’où ils étaient sortis vainqueurs grâce à la solidarité pratique dont ils avaient fait preuve, les dissidences qui devaient bientôt se creuser si profondément entre les ouvriers du bâtiment et ceux de la fabrique n’avaient pu trouver place. Ce ne devait être que plus tard, lorsque les intrigues des radicaux bourgeois auraient ramené les ouvriers de la fabrique sur le terrain de la politique cantonale, et que d’autre part le programme de l’Internationale aurait été présenté. aux ouvriers de Genève dans toute sa portée révolutionnaire, que le déchirement devait se produire.
L’extrait suivant d’une lettre adressée de Genève à la Voix de l’Avenir en date du 6 janvier 1868, fera connaître quelle était, avant la grève, la situation de l’Internationale dans cette ville :
« Dans nos dernières lettres, nous vous annoncions l’adhésion de plusieurs sections ; aujourd’hui nous voulons faire connaître à tous nos frères le nombre des sections formant actuellement à Genève le groupe de l’Association internationale. Ces sections, au nombre de 14, sont
La section romande (ou section centrale).
La section allemande.
La section de Carouge.
La section des menuisiers.
La section des plâtriers-peintres.
La section des ébénistes.
La section des tailleurs de pierres et maçons.
La section des charpentiers.
La section des typographes.
La section des graveurs.
La section des bijoutiers.
La section des gaîniers.
La section des ferblantiers.
La section des serruriers
Ces sections comptent environ 2.000 membres … Les relations suivies que nous avons avec les sociétés ouvrières qui n’ont pas encore adhéré nous donnent aussi l’espoir que, comprenant qu’isolées elles resteront impuissantes, elles constitueront enfin de concert avec nous la fédération de toutes les sociétés de Genève. »
En juin, le chiffre des sections genevoises atteignait 24 ; c’étaient, outre celles indiquées plus haut,
Les sections des monteurs de boîtes,
La section des charpentiers allemands,
La section des faiseurs de ressorts,
La section des guillocheurs,
La section des terrassiers et bardeurs,
La section des carrossiers,
La section des faiseurs de limes,
La section des couvreurs,
La section des faiseurs de pièces à musique.
Le local de l’Internationale était alors situé dans la rue du Rhône, et se composait de deux petites chambres complètement insuffisantes ; on ne pouvait y tenir d’assemblée générale. Avant la fin de 1868, l’Internationale transporta ses pénates à la brasserie des Quatre Saisons, quartier de Montbrillant ; et ce fut seulement en 1869 qu’elle s’installa dans le beau bâtiment du Temple Unique.
La Voix de l’Avenir de la Chaux-de-Fonds servait, comme nous l’avons dit, d’organe à toutes les sections de. la Suisse romande. Néanmoins, à la fin de 1867, un jeune radical qui rêvait de remplacer M. Fazy dans la direction de son parti, M. Adolphe Catalan, fonda sous le titre de la Liberté un journal hebdomadaire qui ne s’occupa d’abord que de politique, mais qui bientôt devint l’organe officieux de l’Internationale genevoise, jusqu’en 1869, époque où M. Catalan, déçu dans son espoir de se faire de l’Internationale un marchepied pour arriver au gouvernement, fit volte-face au socialisme et rentra· dans le giron du parti radical.
[/(à suivre)/]