La Presse Anarchiste

Mémoire de la Fédération Jurassienne

[|III

Les luttes poli­tiques à la Chaux-de-Fonds, – Le Par­ti de la Démo­cra­tie Sociale. – Coul­le­ry se rap­proche des conser­va­teurs. – James Guillaume. – Déve­lop­pe­ment de l’In­ter­na­tio­nale à Genève ; la Liber­té, jour­nal offi­cieux de l’In­ter­na­tio­nale ; la grève des ouvriers du bâti­ment.
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Nous devons racon­ter main­te­nant la crise poli­tique qui agi­ta le can­ton de Neu­châ­tel dans l’hi­ver de 1867 à 1868 et qui eut une influence déci­sive sur le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de l’In­ter­na­tio­nale dans les Mon­tagnes jurassiennes. 

Les membres de l’Internationale dans le can­ton de Neu­châ­tel étaient presque tous des adhé­rents du par­ti radi­cal, qui, ne trou­vant pas ce par­ti poli­tique assez avan­cé, avaient adop­té le pro­gramme socia­liste ; les uns n’en conti­nuaient pas moins à se consi­dé­rer comme appar­te­nant aux radi­caux et à voter avec eux ; d’autres avaient pré­fé­ré se consti­tuer a part sous divers noms, tels que Jeunes radi­caux, Démo­cra­tie sociale etc.

À la Chaux-de-Fonds, où l’Internationale comp­tait le plus d’adhérents, les socia­listes ne furent pen­dant long­temps qu’une nuance du par­ti radi­cal, et ce par­ti avait même envoyé Coul­le­ry comme dépu­té au Grand Conseil (Conseil légis­la­tif natio­nal élu tous les trois ans) aux pré­cé­dentes élec­tions. Mais les attaques furi­bondes du Natio­nal suisse, organe des radi­caux, contre ceux qu’il appe­lait les coul­le­rysttes, obli­gèrent enfin les inter­na­tio­naux à se sépa­rer défi­ni­ti­ve­ment du par­ti radi­cal ; ils se consti­tuèrent alors sous le nom de par­ti de la Démo­cra­tie sociale.

Déjà un an aupa­ra­vant (février 1866), le Dr Coul­le­ry avait été élu juge de paix de la Chaux-de-Fonds, en oppo­si­tion au can­di­dat radi­cal (M. C. Ribaux) ; les conser­va­teurs et les anciens roya­listes lui avaient don­né leurs voix. Ce fut en juillet 1867 qu’en vue de la cam­pagne élec­to­rale qui allait s’ou­vrir pour le renou­vel­le­ment des auto­ri­tés can­to­nales en mai 1868, le par­ti de la Démo­cra­tie sociale annon­ça par un mani­feste sa consti­tu­tion défi­ni­tive à la Chaux-de-Fonds. En même temps, Coul­le­ry, pour don­ner à ses amis une occa­sion d’es­sayer leurs forces dans une lutte pré­li­mi­naire, don­nait sa démis­sion de juge de paix. La Démo­cra­tie sociale choi­sit comme can­di­dat à ce poste un citoyen appar­te­nant à la bour­geoi­sie conser­va­trice, M. Hen­ri-Phi­lippe Brandt. Cette élec­tion, dans le plan des coul­le­rystes devait ser­vir de point de départ à une agi­ta­tion anti-radi­cale ; les voix conser­va­trices étaient assu­rées à M. Brandt, et le can­di­dat mis en avant par la Démo­cra­tie sociale devait obte­nir ain­si une majo­ri­té cer­taine. Les radi­caux déjouèrent cette manœuvre, en adop­tant de leur côté M. Brandt comme leur can­di­dat ; il fut donc élu à l’unanimité.

Au Locle, les choses se pas­saient autre­ment ; les inter­na­tio­naux n’a­vaient pas rom­pu avec le par­ti radi­cal et, croyant à l’hon­nê­te­té de cer­tains hommes poli­tiques qui fai­saient en ce moment des avances au socia­lisme ; ils espé­raient ame­ner par la per­sua­sion tout le par­ti radi­cal loclois à se joindre à l’Internationale.

Le délé­gué du Locle au Congrès de Lau­sanne, James Guillaume (pro­fes­seur à l’École indus­trielle du Locle), pro­je­tait, avec un de ses amis, Fritz Robert (pro­fes­seur à l’École indus­trielle de la Chaux-de-Fonds), la créa­tion d’un petit jour­nal qui devait trai­té, au point de vue scien­ti­fique, les ques­tions sociales et qui se serait nom­mé l’Avant-garde, organe de la jeu­nesse radi­caleSur ces entre­faites, le direc­teur du Dio­gène, Hen­ri Morel (employé à la gare de la Chaux-de-Fonds), qui vou­lait quit­ter ce jour­nal pour faire des études de notaire et d’avocat [[Il est deve­nu dès lors dépu­té radi­cal au Grand Conseil neu­châ­te­lois, et est en passe de faire une brillante for­tune poli­tique.]], pro­po­sa à ces deux jeunes gens de reprendre avec quelques autres col­la­bo­ra­teurs, la direc­tion du Dio­gène (octobre 1867).

Le Dio­gène était un jour­nal cha­ri­va­rique, parais­sant à la Chaux-de-Fonds depuis 1862. Sans cou­leur poli­tique à l’origine, il était deve­nu plus tard, entre les mains de Morel, un des organes des coul­le­rystes ; mais sa polé­mique était trop per­son­nelle, son cha­ri­va­risme trop sou­vent de mau­vais goût. Robert et Guillaume avaient rêvé un jour­nal sérieux, essen­tiel­le­ment scien­ti­fique ; néan­moins, sur les insis­tances de Morel et de Coul­le­ry et ayant vu qu’il s’agissait de sau­ver, par des sacri­fices per­son­nels, une situa­tion finan­cière des plus com­pro­mises, ils se dévouèrent. Mal leur en prit : ils se trou­vèrent, dès leurs débuts, embar­qués par la faute de Morel, dans une affaire des plus désa­gréables, à l’oc­ca­sion d’un article sati­rique qui occa­sion­na un pro­cès entre Guillaume et le fils d’un riche indus­triel du Locle. Aus­si Robert aban­don­na-t-il le Dio­gène à fa fin de 1867, après trois mois de col­la­bo­ra­tion. Guillaume tint bon jus­qu’au bout ; il fai­sait la part sérieuse du jour­nal, les articles de prin­cipes, com­bat­tant à la fois les conser­va­teurs et les radi­caux, et repous­sant sur­tout avec indi­gna­tion l’ac­cu­sa­tion du Natio­nal suisse qui pré­ten­dait que les socia­listes s’al­lie­raient aux conser­va­teurs lors des élec­tions. Il décla­ra à plu­sieurs reprises, de la manière la plus solen­nelle, que les socia­listes ou, comme on disait alors au Locle, la Jeu­nesse radi­cale, ne feraient jamais alliance avec le par­ti conser­va­teur. – Le Dio­gène ces­sa de paraitre au com­men­ce­ment d’a­vril 1868. 

Coul­le­ry, qui rédi­geait la Voix de l’A­ve­nir, col­la­bo­rait aus­si au Dio­gène, et publiait un troi­sième jour­nal semi-poli­tique, la Feuille d’Avis de la Chaux-de-Fonds. Atta­qué avec le plus incroyable achar­ne­ment par la presse radi­cale, il répon­dait dans ces trois jour­naux, tous trois impri­més chez lui, avec une vio­lence égale à celle de ses adver­saires. De plus en plus il aban­don­nait le ter­rain de la pro­pa­gande inter­na­tio­nale, pour deve­nir un simple chef de par­ti poli­tique, cher­chant à gros­sir par tous les moyens la pha­lange des élec­teurs pour le moment du scru­tin. Il ne lui répu­gnait point d’en­tendre appe­ler coul­le­rystes ceux qui pro­fes­saient les mêmes prin­cipes que lui ; et la Sec­tion Inter­na­tio­nale du Locle ayant une fois pro­tes­té publi­que­ment, par un article insé­ré dans la Voix de l’A­ve­nir contre cette déno­mi­na­tion de coul­le­rystes, disant que les inter­na­tio­naux étaient des socia­listes et non des coul­le­rystes, les cham­pions d’un prin­cipe et non les par­ti­sans d’un homme, Coul­le­ry se mon­tra fort offen­sé de cette décla­ra­tion des Loclois qu’il consi­dé­ra comme un acte d’hostilité contre lui. Les Sec­tions inter­na­tio­nales de la Suisse du reste très mécon­tentes de voir leur organe offi­ciel, la Voix de l’A­ve­nir, deve­nu entre les mains de Coul­le­ry un simple ins­tru­ment de polé­mique per­son­nelle, et elles en témoi­gnèrent plu­sieurs fois leur déplaisir. 

Cette polé­mique furi­bonde contre ce qu’on appe­lait la cote­rie radi­cale valu à Coul­le­ry deux pro­cès de presse à la suite des­quels il fut condam­né, par le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel du Locle, à 23 jours de pri­son et à 150 francs d’amende. Bien que déjà sépa­rés sur plu­sieurs points du pro­gramme coul­le­ryste, les inter­na­tio­naux loclois n’en étaient pas moins des amis per­son­nels de Coul­le­ry, qu’ils regar­daient encore comme un type de loyau­té et dés­in­té­res­se­ment : Constant Meu­ron et J. Guillaume s’empressèrent de s’offrir au tri­bu­nal comme cau­tion afin d’obtenir quelques heures de liber­té pour Coul­le­ry, qui avait des affaires de famille à régler ; le tri­bu­nal refusa. 

L’emprisonnement de Coul­le­ry lui valut un regain de popu­la­ri­té ; son retour à la Chaux-de-Fonds et du Locle l’at­ten­daient à la gare, et l’es­cor­tèrent au chant de la Mar­seillaise, jus­qu’au local de l’Internationale, où Coul­le­ry fit un de ces dis­cours pathé­tiques dont il a le secret et que l’au­di­toire écou­ta les yeux humides.

Au com­men­ce­ment de février 1868, la Démo­cra­tie sociale de la Chaux-de-Fonds publia son pro­gramme, sous la forme d’une grande affiche rouge. Ce pro­gramme, très peu socia­liste et abso­lu­ment exempt de toute ten­dance révo­lu­tion­naire, fut très diver­se­ment appré­cié. Le Natio­nal suisse, organe des radi­caux de la Chaux-de-Fonds, l’at­ta­qua vio­lem­ment et pré­ten­dit n’y voir qu’un ramas d’u­to­pies creuses ; tan­dis qu’au contraire le Pre­mier-Mars, organe des radi­caux de Neu­châ­tel, pré­ten­dait que tout ce pro­gramme avait été volé aux radi­caux, et que les prin­cipes qu’il conte­nait était la chair de leur chair et le sang de leur sang. Ce pro­gramme n’exer­ça qu’une médiocre influence ; mais il est inté­res­sant à étu­dier comme don­nant la mesure de ce que l’in­ter­na­tio­nale, chez nous, dans son immense majo­ri­té, enten­dait alors par réformes sociales.

Il faut men­tion­ner un inci­dent qui fera voir d’une manière plus claire en quelles rela­tions les socia­listes loclois se trou­vaient avec les radi­caux de cette loca­li­té. Chaque année, le can­ton de Neu­châ­tel célèbre par une l’anniversaire de la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique (1er mars 1848), et cette fête est en géné­ral l’oc­ca­sion de mani­fes­ta­tions poli­tiques. Le Locle célèbre en outre, chaque année bis­sex­tile, l’an­ni­ver­saire du 29 février, la Répu­blique ayant été pro­cla­mée ce jour-là au Locle en 1848, avant toutes les autres com­mune du can­ton. En 1868, la fête du 29 février fut mar­quée par un épi­sode qui fit du bruit : les radi­caux de Neu­châ­tel, qui voyaient avec inquié­tude leurs core­li­gion­naires du Locle faire cause com­mune avec les socia­listes, réso­lurent de pro­fi­ter de la réunion du 29 février pour cher­cher à rompre cette bonne har­mo­nie ; ils envoyèrent au Locle comme délé­gués deux des leurs, MM. Eugène Borel conseiller d’É­tat, et Lam­be­let, avo­cat. Ces Mes­sieurs, du haut de la tri­bune popu­laire, pro­non­cèrent des dis­cours forts habiles, où ils repré­sen­tèrent les socia­listes comme des agents du par­ti conser­va­teur qui cher­chaient à jeter la dis­corde dans le camp radi­cal. Quoique l’au­di­toire fût com­po­sé en majo­ri­té de radi­caux, ces dis­cours furent très mal accueillis ; M. Eugène Borel ne put ache­ver le sien, et faillit être pré­ci­pi­té de la tri­bune. Une vigou­reuse réplique de Guillaume fut cha­leu­reu­se­ment applau­die ; les délé­gués de Neu­châ­tel s’en retour­nèrent l’o­reille basse, et on put croire ce jour-là que ceux des citoyens du Locle qui avaient jus­qu’a­lors sui­vi les radi­caux allaient désor­mais mar­cher sous la ban­nière du socia­lisme. – Vaine espé­rance, comme on le vit bientôt. 

À par­tir de ce moment, la scis­sion entre la Chaux-de-Fonds et le Locle alla s’ac­cen­tuant, et une vague méfiance com­men­ça à naître dans l’es­prit des pro­jets de Coul­le­ry, tou­jours accu­sé par les radi­caux de vou­loir s’al­lier aux conser­va­teurs, et qui, tout en se défen­dant d’une telle inten­tion, les ména­geait cepen­dant d’une manière sin­gu­lière dans sa polé­mique. Bien­tôt, mécon­tent des articles où Guillaume affir­mait si hau­te­ment que la coa­li­tion aris­to-socia­liste, comme on l’ap­pe­lait, était une infâme calom­nie des radi­caux, Coul­le­ry sup­pri­mait le Dio­gène[[cette der­nière phrase est man­quante dans le jour­nal, je l’ai réta­bli d’après le texte ori­gi­nal du Mémoire (note du site la-presse-anar­chiste).]], dont il était l’é­di­teur, sans néan­moins rompre ouver­te­ment avec Guillaume. En même temps parais­sait, pour rem­pla­cer le Dio­gène, le pre­mier numé­ro de la Mon­tagne jour­nal quo­ti­dien, organe de la démo­cra­tie sociale. Ce jour­nal devait être rédi­gé par un Comi­té dans lequel figu­raient par­ti­cu­liè­re­ment Coul­le­ry et F. Robert pour la Chaux-de-Fonds, et Guillaume (qui n’avait pas été consul­té) pour le Locle.

Dans le no 3 de ce nou­veau jour­nal parut un article, dû à la plume de Coul­le­ry, et dans lequel celui-ci, jetant enfin le masque, avouait car­ré­ment la coa­li­tion qu’il pro­je­tait avec les conser­va­teurs : l’opposition, selon lui, devait accep­ter dans ses rangs tous les adver­saires du par­ti radi­cal, quelle que fût leur cou­leur politique.

À cette lec­ture, les socia­listes loclois com­prirent qu’ils avaient été dupes, et Guillaume écri­vit immé­dia­te­ment une lettre qu’il ren­dit publique, pour annon­cer qu’il répu­diait toute soli­da­ri­té avec Coul­le­ry et les hommes de la Mon­tagne.

Là-des­sus, grand émoi à la Chaux-de-Fonds. À tout prix, il faut rame­ner les Loclois, obte­nir la rétrac­ta­tion de la lettre de Guillaume. Coul­le­ry lui écrit pour pro­tes­ter de la pure­té de ses inten­tions ; des délé­gués de la Chaux-de-Fonds, les uns de très bonne foi, les autres habiles diplo­mates arrivent au Locle et convoquent une réunion de la Sec­tion inter­atio­nale pour avoir une expli­ca­tion solen­nelle. Dans cette réunion, les délé­gués de la Chaux-de-Fonds déclarent que l’ar­ticle de Coul­le­ry a été mal inter­pré­té, que Guillaume a agi avec trop de pré­ci­pi­ta­tion. Coul­le­ry, qui était pré­sent dit qu’il y a eu mal­en­ten­du il donne sa parole que jamais il n’a son­gé à une alliance avec les conser­va­teurs, que cette alliance ne se fera jamais. Fritz Robert conjure Guillaume de recon­naître son erreur d’ou­vrir les yeux. Enfin, après une scène d’effusion tou­chante, on rédige d’un com­mun accord une décla­ra­tion don­nant acte à Coul­le­ry de ses pro­messes solennelles.

Quelques Jours plus tard parais­sait la liste des can­di­dats de la Démo­cra­tie sociale de la Chaux-de-Fonds, et la moi­tié des can­di­dats étaient conser­va­teurs ! – Que faire ? . Une par­tie des coul­le­rystes, fana­ti­sés jus­qu’au délire, sui­virent le maitre dans sa tra­hi­son ; d’autres se révol­tèrent, et se refu­sèrent à voter la liste. L’é­lec­tion fut une défaite pour les coul­le­rystes, et le chef du par­ti, qui avait rêvé l’as­cen­sion au pou­voir au moyen de l’In­ter­na­tio­nale aidée des bour­geois conser­va­teurs, vit s’é­crou­ler l’é­cha­fau­dage qu’il croyait si habi­le­ment com­bi­né. Il fut élu néan­moins membre du Grand Conseil, avec un autre pseu­do-socia­liste de la Chaux-de-Fonds, M. Elzingre ; mais tous deux se gar­dèrent bien de jamais y souf­fler mot de l’Internationale.

De ce moment date la haine impla­cable de Coul­le­ry et de ses fana­tiques contre Fritz Robert – qui s’é­tait sépa­ré d’eux au der­nier moment – contre Guillaume et contre quelques autres Loclois, haine dont on ver­ra plus loin les résul­tats dans les ques­tions qui furent agi­tées l’an­née sui­vante au sein de l’Internationale. 

Les socia­listes loclois s’é­taient refu­sés à pac­ti­ser avec les conser­va­teurs ; mais, trop faibles pour mar­cher seuls, ils furent les dupes des radi­caux. Déjà au mois de mars, ils avaient pris au sérieux une pro­po­si­tion de la Consti­tu­tion neu­châ­te­loise, faite par quelques dépu­tés radi­caux du Locle ; mais lorsque vint le moment de la vota­tion popu­laire sur la Consti­tu­tion révi­sée, ils virent ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de la pro­po­si­tion voter contre le pro­jet, qui fut reje­té à une grande majo­ri­té. Cette pre­mière leçon ne leur suf­fit pas : ils se lais­sèrent prendre une seconde fois au piège par les radi­caux, qui, lors des élec­tions pour le Grand-Conseil, leur pro­po­sèrent d’ac­cor­der sur leur liste une place à un can­di­dat socia­liste au choix des inter­na­tio­naux. Les inter­na­tio­naux dési­gnèrent le citoyen Augus­tin Mon­nier ; et toute la liste radi­cale pas­sa, sauf le can­di­dat socia­liste, res­té sur le car­reau avec les voix des seuls inter­na­tio­naux, les radi­caux, au der­nier moment, ayant voté pour un conser­va­teur. Les Loclois, joués ain­si deux fois de suite, jurèrent qu’ils ne le seraient pas une troi­sième, et c’est alors qu’ils prirent la réso­lu­tion solen­nelle de s’abstenir d’une façon abso­lue de la par­ti­ci­pa­tion à la poli­tique bour­geoise, réso­lu­tion qu’il annon­çaient quelque temps après dans une adresse aux socia­listes gene­vois insé­rée dans la Liber­té de Genève du 24 octobre 1868.

Voi­ci, en pas­sant, com­ment ce même jour­nal la Liber­té qui ser­vait alors d’or­gane offi­cieux à l’In­ter­na­tio­nale de Genève, appré­ciait dans son numé­ro du 9 mai 1868 la conduite des coul­le­rystes dans les élec­tions neu­châ­te­loise de mai 1868 :

« Les élec­tions au Grand Conseil qui ont eu lieu dimanche der­nier dans le can­ton de Neu­châ­tel, seront, nous l’es­pé­rons, une leçon suf­fi­sante pour le par­ti de la Démo­cra­tie socia­liste (de la Chaux-de-Fonds). Allié de fait aux conser­va­teurs roya­listes, ce par­ti n’a réus­si qu’à faire arri­ver au pou­voir légis­la­tif les adver­saires décla­rés de toute idée de réforme et de pro­grès ; aveu­glé par sa haine de la cote­rie radi­cale, il a tout sacri­fié au suc­cès… et le suc­cès lui a manqué. »

[|IV|]

Nous devons main­te­nant par­ler du déve­lop­pe­ment de l’In­ter­na­tio­nale à Genève après le Congrès de Lau­sanne et pen­dant la pre­mière moi­tié de 1868, et par­ti­cu­liè­re­ment de la fameuse grève des ouvriers du bâti­ment, qui eut un si grand reten­tis­se­ment. Nous regret­tons de ne pas pou­voir le faire avec tous les détails, n’ayant pas à notre dis­po­si­tion les docu­ments offi­ciels qui nous seraient indis­pen­sables pour un tra­vail com­plet ; mais le court aper­çu que nous don­ne­rons suf­fi­ra au moins pour rem­plir notre but, qui est de don­ner une idée exacte des ten­dances diverses qui se mani­fes­tèrent dès cette époque, dans l’Internationale genevoise.

Les ouvriers gene­vois se divisent en deux grandes branches : ceux qui sont occu­pés à la fabri­ca­tion de l’horlogerie et des pièces à musique (mon­teur de boîtes, gra­veurs et guillo­cheurs, fai­seurs de secrets, fai­seurs de res­sorts, repas­seurs et remon­teurs, fai­seurs d’é­chap­pe­ments, bijou­tiers, etc.) et qu’on dési­gnait sous le nom géné­ral d’ou­vriers de la fabrique, non pas qu’ils tra­vaillent dans une fabrique comme les ouvriers des fila­tures anglaises, par exemple, mais parce que, dans le dia­lecte gene­vois l’en­semble de l’in­dus­trie hor­lo­gère, patrons et ouvriers, s’ap­pelle en un seul mot la fabrique ; – et en second lieu les ouvriers qui n’ap­par­tiennent pas à la fabrique et qui sont occu­pés à ce qu’on appelle les gros métiers (menui­siers, char­pen­tiers, ser­ru­riers, fer­blan­tiers, tailleurs de pierres, maçons, plâ­triers, peintres, cou­vreurs, etc.) ; ceux-là sont dési­gnés par le terme géné­rique d’ouvriers du bâti­ment.

Les ouvriers de la fabrique sont presque tous citoyens gene­vois et domi­ci­liés à Genève d’une façon per­ma­nente ; leur salaire est à peu près le double de celui du bâti­ment ; ils ont plus d’ins­truc­tion que ces der­niers ; ils exercent des droits poli­tiques, et sont en consé­quence trai­tés avec beau­coup de ména­ge­ment par les chefs de par­tis bour­geois ; en un mot, ils forment une sorte d’a­ris­to­cra­tie ouvrière. – Les ouvriers du bâti­ment, par contre, sont géné­ra­le­ment des étran­gers, Fran­çais, Savoi­siens, Ita­liens, Alle­mands, et forment une popu­la­tion flot­tante qui change conti­nuel­le­ment ; leur salaire est minime et leur tra­vail beau­coup plus fati­gant que celui des hor­lo­gers ; ils n’ont guère de loi­sirs à don­ner à leur ins­truc­tion ; et, en leur qua­li­té d’é­tran­gers, ils n’exercent aucun droit poli­tique, en sorte qu’ils sont exempts du patrio­tisme étroit et vani­teux qui carac­té­rise trop sou­vent l’ou­vrier gene­vois pro­pre­ment dit ; en un mot les ouvriers du bâti­ment forment le véri­table pro­lé­ta­riat de Genève. 

Les corps de métiers du bâti­ment avaient été les pre­miers à adhé­rer à l’In­ter­na­tio­nale, tan­dis que ceux de la fabrique se tenaient pour la plu­part encore dans une pru­dente expec­ta­tive ou dans une dédai­gneuse indif­fé­rence, quelques-uns même se mon­trant abso­lu­ment hos­tiles. Dans l’au­tomne de 1867 les divers corps de métiers du bâti­ment avaient eu de nom­breuses réunions, dans les­quelles ils s’é­taient occu­pés de la révi­sion des tarifs des prix de main-d’œuvre, dans le sens d’une aug­men­ta­tion du 20 % et d’une dimi­nu­tion des heures de tra­vail ; et le 19 jan­vier 1868, réunis en assem­blée géné­rale, ils ado­ptèrent d’un com­mun accord un pro­jet d’en­semble, qu’ils envoyèrent aux patrons. Ceux-ci ne firent d’a­bord aucune réponse, puis cher­chèrent à traî­ner les choses en lon­gueur ; enfin, les ouvriers du bâti­ment, en voyant la mau­vaise volon­té des patrons, réso­lurent d’en appe­ler à l’In­ter­na­tio­nale qui jus­qu’a­lors n’a­vait pas été direc­te­ment mêlée dans l’af­faire, les sec­tions de métier du bâti­ment n’ayant pas agi comme sec­tions de l’In­ter­na­tio­nale, mais sim­ple­ment à titre de repré­sen­tants de leur métier res­pec­tif. En consé­quence, le 14 mars, le comi­té cen­tral des sec­tions inter­na­tio­nales de Genève prit l’af­faire en mains, et nom­ma un comi­té d’ac­tion de trois membres, qui fut com­po­sé des citoyens Paillard, Mer­millod et Weyer­mann, le pre­mier ouvrier plâ­trier, les deux autres appar­te­nant aux sec­tions de la fabrique. 

Le comi­té d’ac­tion essaya de faire accé­der les patrons aux récla­ma­tions des ouvriers, qu’ils avaient consi­dé­ra­ble­ment réduites en ver­tu des pleins pou­voirs qu’ils avaient reçus ; les négo­cia­tions n’a­bou­tirent pas. Le 23 mars au soir fut convo­quée, dans le bâti­ment du stand, une assem­blée géné­rale de toutes les sec­tions de l’In­ter­na­tio­nale ; 5.000 tra­vailleurs y assis­taient : le comi­té y ren­dit compte de ses efforts infruc­tueux, et les délé­gués des ouvriers en bâti­ment décla­rèrent que, devant l’al­ti­tude des patrons, les sec­tions des tailleurs de pierres, maçons, peintres et plâ­triers étaient for­cées de se mettre en grève. 

Dès le début de l’a­gi­ta­tion, la presse bour­geoise, le Jour­nal de Genève en tête, avaient débi­té au sujet de l’In­ter­na­tio­nale les contes les plus ridi­cules et les calom­nies les plus absurdes ; il n’é­tait ques­tion dans les colonnes de ces jour­naux que de meneurs étran­gers, d’ordres venus de Londres et de Paris, de sommes énormes mises par l’In­ter­na­tio­nale à la dis­po­si­tion des gré­vistes, etc., etc. Une fois la grève décla­rée, l’é­mo­tion devint géné­rale et de Genève et de la Suisse s’é­ten­dit à toute l’Eu­rope ; les jour­naux pari­siens et le Times lui-même entre­tinrent leurs lec­teurs des hor­reurs qui se pas­saient à Genève !

Les patrons décla­rèrent, dans une affiche monstre, que si les gré­vistes ne repre­naient pas le tra­vail, ils pro­cè­de­raient à une fer­me­ture géné­rale des ate­liers : et en effet, ils exé­cu­tèrent leur menace quelques jours après ; tous les ate­liers de menui­siers, de char­pen­tiers et de fer­blan­tiers furent fer­més, et mille ouvriers de plus furent ain­si jetés sur le pavé !

Cepen­dant l’In­ter­na­tio­nale, en dehors de Genève, fai­sait de son mieux pour méri­ter au moins une par­tie des reproches de ses adver­saires, Elle orga­ni­sait des secours pour les gré­vistes, et la sec­tion du Locle se dis­tin­guait entre toutes : vingt membres de cette sec­tion sous­cri­vaient une somme de 1.500 fr. à titre de prêt, et fai­sait immé­dia­te­ment un pre­mier envoi de 600 fr. [[Le rem­bour­se­ment de ce prêt par les sec­tions de Genève avait été com­men­cé, mais, après la scis­sion qui se pro­dui­sit entre Genève et les Mon­tagnes au congrès romand de la Chaux-de-Fonds (1870), il ne fut plus ques­tion de cette affaire.]] Un délé­gué gene­vois, le citoyen Gra­glia, fut envoyé à Paris et à Londres ; les ouvriers pari­siens, répon­dant à l’ap­pel cha­leu­reux de Var­lin, par­ti­ci­pèrent lar­ge­ment aux frais de la grève ; par contre le citoyen Gra­glia parle avec amer­tume dans ses lettre [[Elles figurent au pro­cès de la seconde com­mis­sion pari­sienne de l’In­ter­na­tio­nale.]] de l’at­ti­tude égoïste des Tra­de’s Unions anglaises, « véri­tables for­te­resses », des­quelles il ne put obte­nir aucun appui. 

Les corps de métiers de la fabrique mon­trèrent, dans cette cir­cons­tance, un véri­table esprit de dévoue­ment ; ceux qui n’a­vaient pas encore adhé­ré à l’International (les guillo­cheurs et les fai­seurs de boîtes à musique) se hâtèrent de le faire, et tous pui­sèrent géné­reu­se­ment dans leurs caisses de résis­tance pour aider les gré­vistes ; les mon­teurs de boîtes, bijou­tiers et gra­veurs réunirent à eux seuls à peu près 5.000 fr., d’autres sec­tions fr. 1.500, 1.000, 800, 600, etc. L’en­traî­ne­ment était irré­sis­tible, et c’est ce qui explique com­ment cer­tains corps de métiers de la fabrique, dont la majo­ri­té était très réel­le­ment hos­tile à l’In­ter­na­tio­nale, se lais­sèrent sub­ju­guer un moment par une mino­ri­té enthou­siaste, qui les entraî­nait dans une voie où ils ne la sui­virent pas longtemps.

Devant la for­mi­dable una­ni­mi­té des ouvriers de Genève, les patrons com­prirent qu’il fal­lait céder ; ils consen­tirent enfin à trai­ter avec les ouvriers du bâti­ment et ceux-ci obtinrent presque toutes les demandes qu’ils avaient pré­sen­tées (pre­miers jours d’a­vril). Mais, en signant le nou­veau tarif, les patrons son­geaient déjà au moyen de l’é­lu­der et de le vio­ler, et leur mau­vaise foi devait bien­tôt rendre une nou­velle grève inévitable. 

Le prin­temps de 1868 et les mois qui sui­virent furent le beau moment, l’é­poque héroïque pour­rait-on dire, de l’In­ter­na­tio­nale à Genève. Dans la bataille que les tra­vailleurs venaient de livrer à la bour­geoi­sie et d’où ils étaient sor­tis vain­queurs grâce à la soli­da­ri­té pra­tique dont ils avaient fait preuve, les dis­si­dences qui devaient bien­tôt se creu­ser si pro­fon­dé­ment entre les ouvriers du bâti­ment et ceux de la fabrique n’a­vaient pu trou­ver place. Ce ne devait être que plus tard, lorsque les intrigues des radi­caux bour­geois auraient rame­né les ouvriers de la fabrique sur le ter­rain de la poli­tique can­to­nale, et que d’autre part le pro­gramme de l’In­ter­na­tio­nale aurait été pré­sen­té. aux ouvriers de Genève dans toute sa por­tée révo­lu­tion­naire, que le déchi­re­ment devait se produire. 

L’extrait sui­vant d’une lettre adres­sée de Genève à la Voix de l’A­ve­nir en date du 6 jan­vier 1868, fera connaître quelle était, avant la grève, la situa­tion de l’In­ter­na­tio­nale dans cette ville : 

« Dans nos der­nières lettres, nous vous annon­cions l’adhé­sion de plu­sieurs sec­tions ; aujourd’­hui nous vou­lons faire connaître à tous nos frères le nombre des sec­tions for­mant actuel­le­ment à Genève le groupe de l’As­so­cia­tion inter­na­tio­nale. Ces sec­tions, au nombre de 14, sont

La sec­tion romande (ou sec­tion centrale).

La sec­tion allemande.

La sec­tion de Carouge.

La sec­tion des menuisiers.

La sec­tion des plâtriers-peintres.

La sec­tion des ébénistes.

La sec­tion des tailleurs de pierres et maçons.

La sec­tion des charpentiers.

La sec­tion des typographes.

La sec­tion des graveurs.

La sec­tion des bijoutiers.

La sec­tion des gaîniers.

La sec­tion des ferblantiers.

La sec­tion des serruriers

Ces sec­tions comptent envi­ron 2.000 membres … Les rela­tions sui­vies que nous avons avec les socié­tés ouvrières qui n’ont pas encore adhé­ré nous donnent aus­si l’es­poir que, com­pre­nant qu’i­so­lées elles res­te­ront impuis­santes, elles consti­tue­ront enfin de concert avec nous la fédé­ra­tion de toutes les socié­tés de Genève. »

En juin, le chiffre des sec­tions gene­voises attei­gnait 24 ; c’é­taient, outre celles indi­quées plus haut,

Les sec­tions des mon­teurs de boîtes,

La sec­tion des char­pen­tiers allemands,

La sec­tion des fai­seurs de ressorts,

La sec­tion des guillocheurs,

La sec­tion des ter­ras­siers et bardeurs,

La sec­tion des carrossiers,

La sec­tion des fai­seurs de limes,

La sec­tion des couvreurs,

La sec­tion des fai­seurs de pièces à musique. 

Le local de l’In­ter­na­tio­nale était alors situé dans la rue du Rhône, et se com­po­sait de deux petites chambres com­plè­te­ment insuf­fi­santes ; on ne pou­vait y tenir d’as­sem­blée géné­rale. Avant la fin de 1868, l’In­ter­na­tio­nale trans­por­ta ses pénates à la bras­se­rie des Quatre Sai­sons, quar­tier de Mont­brillant ; et ce fut seule­ment en 1869 qu’elle s’ins­tal­la dans le beau bâti­ment du Temple Unique.

La Voix de l’A­ve­nir de la Chaux-de-Fonds ser­vait, comme nous l’a­vons dit, d’or­gane à toutes les sec­tions de. la Suisse romande. Néan­moins, à la fin de 1867, un jeune radi­cal qui rêvait de rem­pla­cer M. Fazy dans la direc­tion de son par­ti, M. Adolphe Cata­lan, fon­da sous le titre de la Liber­té un jour­nal heb­do­ma­daire qui ne s’oc­cu­pa d’a­bord que de poli­tique, mais qui bien­tôt devint l’or­gane offi­cieux de l’In­ter­na­tio­nale gene­voise, jus­qu’en 1869, époque où M. Cata­lan, déçu dans son espoir de se faire de l’In­ter­na­tio­nale un mar­che­pied pour arri­ver au gou­ver­ne­ment, fit volte-face au socia­lisme et ren­tra· dans le giron du par­ti radical.

[/(à suivre)/]

La Presse Anarchiste