La Presse Anarchiste

Anarchistes et Bolcheviks dans la révolution russe

Lorsqu’en février 1917, la Révo­lu­tion écla­ta en Rus­sie, les anar­chistes y prirent une part active. On se sou­vient encore de l’épisode qui eut lieu à la vil­la Dour­no­vo, où les anar­chistes s’étaient éta­blis. Le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire eut fort à faire pour délo­ger ces liber­taires. À plu­sieurs reprises, il essaya de leur faire éva­cuer volon­tai­re­ment ce domaine.

Les pour­par­lers se suc­cé­dèrent pen­dant plu­sieurs mois, jusqu’au jour où, Kerens­ky étant par­ti sur le front, les autres membres du gou­ver­ne­ment déci­dèrent de pro­fi­ter de l’absence du chef du Cabi­net pour en ter­mi­ner avec ces délin­quants par la force.

Après un essai infruc­tueux en vue de per­sua­der une der­nière fois les révo­lu­tion­naires d’évacuer le lieu, les sol­dats don­nèrent l’assaut et finirent par vaincre les liber­taires. Il y eut beau­coup de vic­times de part et d’autre.

Lorsque Kerens­ky, étant de retour, apprit ce qui s’était pas­sé, il mani­fes­ta un très vif mécon­ten­te­ment envers ses col­lègues ; il décla­ra notam­ment qu’il ne vou­lait pas de sang.

Mais c’était le temps idéal de la Révolution.

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À Pétro­grad, quelque temps plus tard, au mois de juin, com­men­cèrent les grandes mani­fes­ta­tions bol­che­viques contre le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, aux­quelles tous les révo­lu­tion­naires prirent part, les anar­chistes en pre­mière ligne.

Les anar­chistes prirent encore une part très active aux grands sou­lè­ve­ments bol­che­viques qui eurent lieu les 3, 4 et 5 juillet dans la capitale. 

Enfin, si, le 25 octobre 1917, les bol­che­viks par­vinrent à ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment et s’emparèrent du pou­voir, c’est grâce à l’aide effi­cace que les anar­chistes leur avaient apportée.

Les anar­chistes avaient agi avec une com­plète abné­ga­tion, sans mar­chan­der, sans poser de condi­tions préa­lables ; ils mar­chaient tou­jours en avant, expo­sant leurs vies aux plus grands dan­gers. Ain­si, par exemple, à Pétro­grad, ils se ren­dirent sur les lieux les plus dan­ge­reux, où il fal­lait livrer des com­bats achar­nés et gar­der les éta­blis­se­ments publics conquis.

À Mos­cou, c’est aus­si grâce â la fédé­ra­tion anar­chiste que le pou­voir put être arra­ché des mains des gardes blancs et être remis au Soviet. La bataille fut très vio­lente dans cette ville, où les bol­che­viks ne pou­vaient rien faire sans l’aide achar­née des anar­chistes. Les gardes-blancs, ain­si que toutes les bandes de cent-noirs, réac­tion­naires, fonc­tion­naires haut cotés s’étaient bar­ri­ca­dés et bien for­ti­fiés dans l’Hôtel Métro­pol. Les anar­chistes livrèrent un assaut qui ne dura pas moins de trois jour­nées, et à l’issue duquel tous les contre-révo­lu­tion­naires furent capturés. 

Dans presque toutes les villes de la Rus­sie, les bol­che­viks ne devinrent les maîtres de la situa­tion que par l’action sou­te­nue des anarchistes.

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Arri­vés au pou­voir, les bol­che­viks, qui sont d’abord des poli­ti­ciens, des diplo­mates, se rap­pe­lèrent qu’il existe une maxime propre à tous les gou­ver­ne­ments : « Pro­mettre tout et ne don­ner rien. » Et ils l’appliquèrent.

Lénine s’empressa de faire paraître un décret — et ce fut son pre­mier — pour pro­cla­mer que, désor­mais, son par­ti s’appellerait « Com­mu­niste » ; ce décret parut dans le Jour­nal offi­ciel des Soviets, qui annon­çait en même temps que le gou­ver­ne­ment allait intro­duire le com­mu­nisme dans toute la Russie.

La Fédé­ra­tion anar­chiste de Pétro­grad deman­da à Lénine d’expliquer com­ment il com­pre­nait ce com­mu­nisme et com­ment il pen­sait l’appliquer, si c’était le com­mu­nisme anar­chiste ou un com­mu­nisme inven­té par les bol­che­viks pour entraî­ner par ce nom les masses pay­sannes et ouvrières dans leur parti.

Lénine, à cette som­ma­tion, répon­dit qu’il était sin­cè­re­ment ani­mé du désir d’introduire le com­mu­nisme anar­chiste dans toute la Rus­sie ; seule­ment, il ajou­ta qu’il irait par degrés, en même temps, il deman­dait le concours effi­cace de tous les grou­pe­ments anar­chistes pour l’aider à accom­plir cette tâche si har­die et si grandiose.

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Les anar­chistes eurent la naï­ve­té de croire aux pro­messes d’un poli­ti­cien. Ils déci­dèrent de ne rien mar­chan­der aux bol­che­viks, d’aller droit au but dési­gné par Lénine, de le sou­te­nir jusqu’au bout.

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Mais tout cela se pas­sait au début, lorsque les com­mu­nistes-bol­che­viks étaient encore incer­tains du len­de­main, lorsque tout dan­ger n’était pas encore conju­ré et que les contre-révo­lu­tion­naires s’agitaient dans tous les coins du pays. À Pétro­grad, les contre-révo­lu­tion­naires ne dor­maient pas ; ils essayaient par tous les moyens d’exciter les masses igno­rantes au mas­sacre, au pillage, essayant ain­si de ren­ver­ser le régime. Ces moments furent très cri­tiques pour les bol­che­viks ; alors les anar­chistes purent être d’un bon appui et les bol­che­viks ne négli­gèrent pas d’utiliser et d’exploiter cette force aus­si long­temps qu’ils se trou­vèrent en danger.

Au mois de décembre 1917, tout Pétro­grad fut assié­gé par des bandes de sol­dats reve­nus du front et par d’autres élé­ments louches. Ces bandes, armées jusqu’aux dents, enva­hirent toutes les caves et les pillèrent. Les bol­che­viks envoyèrent sur les lieux des gardes-rouges s’enivrèrent avec les pillards ; on envoya des mate­lots en qui on avait quelque confiance, mais ceux-ci, après une courte résis­tance, ne tar­dèrent pas à tom­ber éga­le­ment dans les bras des pillards et à faire cause com­mune avec eux.

Seuls les anar­chistes purent mai­tri­ser ces bandes et mettre fin au pillage et au désordre. Mais, pour cette besogne, les anar­chistes payèrent assez cher, il y eut un grand nombre de tués et de bles­sés dans leurs rangs.

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Les dan­gers pas­sés, les bol­che­viks com­men­cèrent à regar­der d’un mau­vais œil toutes les orga­ni­sa­tions anar­chistes ; ils voyaient en elles un enne­mi dan­ge­reux, plus dan­ge­reux peut-être que les contre-révo­lu­tion­naires, parce que les anar­chistes gagnaient les masses ouvrières et pay­sannes et orga­ni­saient des syn­di­cats pro­fes­sion­nels, ain­si que des com­munes rurales. Tou­te­fois ils n’osaient entre­prendre aucune action sérieuse contre les liber­taires, parce qu’eux-mêmes n’étaient pas encore cer­tains de leur len­de­main ; mais ils com­men­cèrent dans leur presse une cam­pagne sourde contre les anar­chistes. Ils comp­taient encore atti­rer dans leurs rangs les meilleurs élé­ments anar­chistes en leur don­nant des postes offi­ciels dans le gou­ver­ne­ment. De fait, beau­coup d’entre eux occu­pèrent des postes très impor­tants dans les admi­nis­tra­tions et cer­tains en occupent encore.

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Au mois de février 1918, nou­velle alerte : les Alle­mands déclen­chèrent une autre offen­sive, et, cette fois, contre la Rus­sie soviétiste.

Les anar­chistes, comme tou­jours prêts à défendre la Révo­lu­tion d’où que vienne le dan­ger, ne furent pas les der­niers à aller com­battre l’ennemi com­mun. Et il faut rendre hon­neur à tous les révo­lu­tion­naires qui sur­ent bien défendre leur « patrie révolutionnaire ».

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L’armistice fut conclu et la paix signée avec les Alle­mands, cette fameuse paix de Brest-Litovsk, où les bol­che­viks furent obli­gés de capi­tu­ler. Les Alle­mands devinrent les maîtres abso­lus de la Rus­sie révo­lu­tion­naire, de com­pli­ci­té avec les bolcheviks.

Il faut rendre cette jus­tice aux bol­che­viks qu’ils furent loyaux, au moins cette fois-ci ; ils exé­cu­tèrent toutes les sti­pu­la­tions impo­sées par le trai­té, même quand il s’agissait de vies révo­lu­tion­naires que les Alle­mands avaient exi­gées d’eux. Ces pro­phètes modernes, qui clament à tous les coins de la terre, qu’ils veulent sau­ver le monde entier et déli­vrer tous les esclaves, même ceux qui sont sous le joug des socia­listes, des syn­di­ca­listes et des anar­chistes, et qui pré­tendent intro­duire le para­dis ter­restre sur terre, les bol­che­viks, disons-nous, ne s’arrêtèrent devant rien, devant aucun obs­tacle, et accom­plirent ser­vi­le­ment tout ce que les jun­kers alle­mands leur demandèrent.

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Dès la signa­ture du trai­té de Brest-Litovsk, les bol­che­viks trans­por­tèrent leur capi­tale de Pétro­grad à Mos­cou et se for­ti­fièrent dans le Kremlin. 

Dès ce moment com­mence, avec Lénine, Trost­ky, Zéno­vieff et Cie, la vraie dic­ta­ture sur toute la Rus­sie, et sur­tout sur le pro­lé­ta­riat. Les Jun­kers alle­mands envoyèrent à Mos­cou le comte Mir­bach, leur ambas­sa­deur, accom­pa­gné de tout un état-major ; ils s’y ins­tal­lèrent et se for­ti­fièrent comme dans une ville alle­mande ; Mos­cou eut l’aspect d’une colo­nie alle­mande de quelque côté que l’on se tour­nât, on ne voyait que des Allemands.

La misère et la détresse étaient très grandes, et les bol­che­viks, c’est-à-dire les com­mis­saires du peuple, au lieu de s’occuper de cette misère, de parer à cette détresse gran­dis­sante, ne fai­saient autre chose que de pondre décrets sur décrets et livrer aux Alle­mands tout ce qu’ils s’étaient enga­gés, par leur entente secrète, à leur fournir.

Les anar­chistes, comme d’ailleurs tous les autres révo­lu­tion­naires sin­cères, voyant à quoi abou­tis­saient les agis­se­ments bol­che­viks, ne purent res­ter indif­fé­rents à la ruine du pays et de toute la population.

Ils com­men­cèrent donc à réagir avec l’aide des socia­listes-révo­lu­tion­naires de gauche, contre les agis­se­ments des bol­che­viks. Leur pre­mière œuvre fut de créer des cui­sines popu­laires, des dor­toirs, et sur­tout ils essayèrent d’organiser syn­di­ca­le­ment les ouvriers des villes et des bourgs ; à la cam­pagne, ils, orga­ni­sèrent des com­munes rurales.

Le comte Mir­bach voyant que les anar­chistes deve­naient de dan­ge­reux enne­mis fit com­prendre à Lénine qu’il était inad­mis­sible de tolé­rer de tels gens dans un État qui se res­pecte et qu’un gou­ver­ne­ment ne doit pas lais­ser sub­sis­ter de telles orga­ni­sa­tions. Les bol­che­viks-com­mu­nistes, depuis long­temps, regar­daient les anar­chistes comme des gêneurs, et ils n’attendaient qu’un pré­texte pour s’en débarrasser.

Lénine ordon­na d’envahir tous les lieux où se trou­vaient les anar­chistes et de les cap­tu­rer par la force. Les bol­che­viks sont des gens qui ne plai­santent pas, sur­tout lorsqu’ils exé­cutent les ordres des Alle­mands. Et, la nuit du 14 mai 1918, tous les quar­tiers où se trou­vaient des anar­chistes furent cer­nés ; canons et mitrailleuses furent mis en action contre les mai­sons qu’ils habi­taient. Toute la nuit le bom­bar­de­ment conti­nua et cette bataille fut si ora­geuse que l’on crut que des étran­gers essayaient de prendre la ville.

Le len­de­main matin, tous ces quar­tiers avaient l’aspect d’un champ de bataille ; des mai­sons à moi­tié démo­lies, les cadavres rou­laient par­tout, sous l’encombrement des meubles et des murs écrou­lés, dans les cours et sur le pavé, on voyait des mor­ceaux de chair humaine, là des têtes, des bras, ici des boyaux, des oreilles ; le sang cou­lait dans les ruis­seaux. Lénine avait triomphé.

Par­mi les bour­reaux, le bien connu Bela-Kuhn sur­tout se dis­tin­gua ; Lénine l’avait mis à l’épreuve. On s’était méfié de lui jusque-là parce qu’il était un ancien offi­cier hon­grois, pri­son­nier de guerre en Rus­sie, mais il aspi­rait de toutes ses forces à deve­nir, lui aus­si, un dictateur.

Cet ancien offi­cier magyar s’acquitta si bien de son petit tra­vail qu’il fut offi­ciel­le­ment admis dans les rangs bol­che­viks et, suprême récom­pense, dési­gné à la can­di­da­ture comme futur dic­ta­teur hon­grois. Les bol­che­viks tinrent parole et on sait le rôle que ce Bela-Kuhn a joué en Hon­grie pen­dant le règne du com­mu­nisme dans ce pays.

Le len­de­main du coup de force, toute la popu­la­tion fut indi­gnée, et si vives furent les pro­tes­ta­tions que Lénine et Trots­ky, les chefs de ce mas­sacre odieux, vou­lurent se réha­bi­li­ter aux yeux des masses popu­laires. Ils décla­rèrent cyni­que­ment qu’ils n’avaient pas visé tous les anar­chistes, mais seule­ment ceux qui ne vou­laient pas se sou­mettre aux décrets des dic­ta­teurs. Quelques-uns des anar­chistes furent relâ­chés des mains de la « Tché-Ka », l’Okrana bolchevik.

C’est ain­si que les bol­che­viks gagnèrent leur pre­mière bataille sur les anar­chistes. Depuis les per­sé­cu­tions n’ont pas cessé.

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Toutes les orga­ni­sa­tions anar­chistes ont été dis­soutes, toutes les biblio­thèques confis­quées, et la lit­té­ra­ture brû­lée ; une bonne moi­tié des grou­pe­ments anar­chistes exter­mi­nés, une par­tie empri­son­née et le res­tant dis­per­sé dans tout le pays comme au temps du régime tsariste.

Et ceux des anar­chistes qui veulent vivre en bons termes avec les dic­ta­teurs doivent offi­ciel­le­ment renon­cer à leurs anciens péchés et se repen­tir publi­que­ment de ce qu’ils ont été jusqu’à ce jour, c’est-à-dire anar­chistes-com­mu­nistes, et prê­ter ser­ment de fidé­li­té aux bolcheviks-communistes.

Tout cela doit être fait ver­ba­le­ment, et publié dans la presse bol­che­vique, et après, rien qu’après, ils peuvent être admis, sous cer­taines condi­tions, dans le para­dis bolchevique.

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Pour un cer­tain nombre d’anarchistes, les pro­messes bol­che­viques ont été trop ten­tantes et ils se sont ven­dus. Ils sont deve­nus mou­chards bol­che­vistes, dénoncent leurs anciens cama­rades à l’occasion, les tor­tu­rant eux-mêmes pour gagner plus de sym­pa­thie et d’autorité auprès de leurs maîtres.

Je décri­rai pro­chai­ne­ment l’action actuelle des anar­chistes en Rus­sie soviétique.

[/​Bronisla Zry­tel./​]

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