La Presse Anarchiste

Dialogues naïfs

— Ce qui m’émerveille ? Mais tout, mon cher, tout. Depuis 1914, pas un jour qui ne m’ait appor­té son émer­veille­ment. Rap­pe­lez vos sou­ve­nirs : Qui donc vou­lait de la guerre, à cette époque-là, en dehors d’une poi­gnée de misé­rables et de quelques mil­liers de fous furieux ?

— Per­sonne.

— Et cepen­dant tout le monde l’a faite ou subie. Une fois l’aventure déci­dée par une toute petite mino­ri­té, des cen­taines de mil­lions de braves gens pai­sibles se sont lais­sé confis­quer leur sang, leur liber­té, leur san­té, leur argent…

— Eh ! pou­vaient-ils agir autre­ment ? Est-ce que l’éducation qu’ils avaient reçue dès l’école ne ten­dait pas à faire d’eux des êtres pas­sifs, sans ini­tia­tive, sans per­son­na­li­té, sans cou­rage ? Est-ce que l’habitude de ne pen­ser, de ne se mou­voir qu’en ver­tu de tel article, de tel règle­ment ne les avait pas mer­veilleu­se­ment pré­pa­rés à l’obéissance totale ? Civi­li­sa­tion est syno­nyme d’automatisme…

— Pos­sible. Mais, le soir du 2 août 1914, il y avait les yeux.

— Les yeux ?

— Oui, les yeux, qui n’avaient plus la même expres­sion que la veille. Sour­cils rap­pro­chés, pau­pières rou­gies, pru­nelles fixes et dila­tées… Ces yeux-là voyaient la mort, entre­voyaient la ruine…

— Et vous vous en êtes émerveillé ?

— … Ces yeux-là tra­his­saient aus­si la peur de l’inconnu et, plus forte encore, la peur du voi­sin. Deux regards ne pou­vaient se croi­ser sans se poser, fur­ti­ve­ment, la ques­tion redou­table : « Est-ce qu’on ne nous convie pas à une œuvre épou­van­table et mons­trueuse ? » Et les bouches, aus­si­tôt, de se cris­per en un sou­rire de fausse crâ­ne­rie, et d’excuser la fran­chise des yeux en arti­cu­lant des for­mules contre nature.

— Je n’ai rien obser­vé de sem­blable. Ne vous en frois­sez point, j’ai noté sur­tout de l’enthousiasme…

— Un enthou­siasme admi­rable ! La machine à dévo­rer les par­ti­cu­liers — l’État — m’apparut, du coup, ter­rible de sim­pli­ci­té en même temps que de puis­sance. Parce que chaque indi­vi­du pris à part crai­gnait le lâchage de ses conci­toyens en cas de pro­tes­ta­tion contre la guerre ; parce que l’homme de Bayonne n’était pas sûr de celui de Brest, de Lyon, de Dun­kerque ; parce que le sujet de Franc­fort dou­tait de la fer­me­té de celui d’Hambourg, de Posen, de Bres­lau ; parce que l’habitant de Vienne n’était pas cer­tain de l’appui de celui de Prague, de Wagram, de Buda­pest, ils allaient tous de l’avant, rageurs jusqu’au déses­poir, hypo­crites jusqu’au délire.

— Vous avez une façon de vous exprimer…

— Qui n’est pas celle des jour­naux d’août et de sep­tembre 1914. Je ne puis relire les col­lec­tions sans me pâmer. « La preuve, impri­mait-on dans tous les pays à la même heure, la preuve que nous fai­sons une guerre juste, c’est que le peuple l’a accep­tée sans hési­ter ; c’est qu’un même esprit de sacri­fice anime les com­bat­tants du front et les gens de l’arrière. » De même l’impresario forain qui jouait du vio­lon tan­dis que ses chats et ses din­dons sau­taient éper­du­ment sur une plaque de tôle brû­lante, « prou­vait » que ses pen­sion­naires aimaient la musique.

— Vous allez fort ! Com­pa­rer à des din­dons les hommes géné­reux qui s’offraient en pâture à la guerre pour tuer la guerre…

— Pas du tout. J’ai com­pa­ré les jour­na­listes à des char­la­tans. Quant aux hommes géné­reux qui criaient guerre à la guerre, vous convien­drez avec moi qu’il faut dis­tin­guer entre ceux qui s’offrirent réel­le­ment en pâture, et les autres. Véné­rons ensemble la mémoire des pre­miers ; admi­rons ensemble l’usage qu’ont fait les seconds des atouts que le sort des armes leur avait don­nés. Au lieu de tuer la guerre, ils l’ont consolidée.

— Parce que la guerre est éter­nelle, et qu’on se bat­tra tant que le monde sera monde, hélas !

— Ah ! ah !

— Pour­quoi dites-vous ah ! ah ?

— Je dirai : oh ! oh ! si cela doit vous être plus agréable… Où en étions-nous ?

— À la plaque de tôle brûlante.

— Ah ! oui… Je m’émerveillai donc qu’un tel phé­no­mène fût pos­sible au ving­tième siècle : des cen­taines de mil­lions d’individus pen­sant une chose et fai­sant la chose oppo­sée en simu­lant le libre acquies­ce­ment. Par­tis de ce pied, ils ne pou­vaient qu’essayer, sour­noi­se­ment mais âpre­ment, de se ven­ger de l’hypocrisie géné­rale en tirant au moins mal leur épingle du jeu. Le déchaî­ne­ment des appé­tits par­ti­cu­liers, à mon humble avis, n’a pas d’autre cause. « Dis­po­sez-vous à souf­frir », a dit l’État aux gou­ver­nés de 1914. À quoi les gou­ver­nés ont ripos­té in pet­to, après le sur­saut d’effroi : À souf­frir ? Non, non. À jouir !

[/​A. S./]

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