Samedi 25. — Il a plu toute la nuit. Nous avons repris nos chevaux, et nous voici rassemblés à 10 heures devant la préfecture. Mais nous piétinons dans la boue glacée jusqu’à midi. Le chef de la mission veut attendre quelques retardataires, ce qui ne sert à rien, puisqu’au bout de 3 kilomètres nous serons égrenés et dispersés par petits groupes sans aucun lien les uns avec les autres. Mais c’est la marotte du chef de détachement, et nous avons la sottise de croire qu’il a un plan préconçu et qu’il a songé au ravitaillement ou l’hébergement. Il n’a songé à rien du tout. Nous partirons tard, déjà fatigués, et nous serons surpris par la nuit précoce au milieu de la boue des chemins.
Les jésuites ont délégué un des leurs pour accompagner et guider notre petit groupe de douze médecins. En outre, un domestique du couvent conduit une bête de somme chargée de provisions.
Après avoir gagné le port et traversé la Boïana, nous suivons la rivière jusqu’au Drin et nous descendons le long du fleuve par de larges pistes, quelquefois marécageuses. Tout près de Scutari les figuiers aux branches serpentines sont assez nombreux ; il y a aussi des oliviers. Puis c’est la plaine nue, et, de temps en temps, des saules et de beaux platanes. Près d’un hameau nous croisons quatre Albanaises catholiques aux oripeaux voyants, qui portent sur l’épaule une belle cruche de cuivre, pleine d’eau.
La nuit tombe. Le père jésuite se détache pour aller reconnaître un petit village aux environs. On revient nous chercher ; nous pataugeons en pleine obscurité dans des chemins creux inondés ; enfin nous arrivons au village de Barbarouchi, et nous logeons chez le curé.
Après avoir mangé une partie des provisions des jésuites, nous nous allongeons tout habillés sur le parquet de la salle à manger ; nous sommes trop nombreux pour prétendre à un lit quelconque ; mais nous sommes bien plus favorisés que ceux de nos confrères qui ont passé la nuit à la belle étoile. Je crois même qu’ils ont marché toute la nuit, si bien que le lendemain, dimanche 26, nous sommes certainement à l’arrière-garde. Le jésuite nous fait quitter la plaine et prendre un sentier de traverse le long d’une colline rocailleuse ; nous rattrapons ainsi une partie de la mission.
La chaîne de hauteurs que nous avons suivie se dirige vers une autre, située plus au sud. Elles ferment ainsi une plaine de limon, au milieu de laquelle coule le Drin, et qui devait former autrefois un lac, s’étendant au sud de Scutari entre le Tabarosch et Alessio.
Alessio est placé le long du Drin, au défilé de sortie de cette plaine. Nous sommes sur la rive droite ; la petite ville est sur la rive gauche, avec sa forteresse, son église et sa mosquée.
Nous pensons un moment à traverser le pont pour aller y passer da nuit. Mais nous préférons continuer et nous rapprocher le plus possible de la mer. Nous sommes déjà en route, lorsque nous recevons l’ordre d’aller à Médua.
Au delà du défilé, la plaine s’ouvre de nouveau en V. C’était probablement jadis un golfe que les alluvions du Drin ont comblé. Cette plaine est cultivée en maïs. Nous croisons des convois serbes qui viennent de Médua avec de la farine, du biscuit, du corned beef pour l’armée ; les conducteurs éventrent eux-mêmes les caisses et vendent les denrées aux passants.
Nous avons fait à peine 2 kilomètres que nous recevons l’ordre de retourner à Alessio. Mais nous n’obéissons pas. On raconte que le bateau que nous aurions pu prendre est parti ce matin. Nos chefs ont oublié de prévenir le commandant anglais du port. Celui-ci eût pu retarder le départ du bateau. Maintenant il ne tient pas à recevoir des fugitifs dont il ne saurait que faire.
Au déclin du jour nous nous arrêtons à une maison albanaise abandonnée, qui a dû servir d’abri à bien d’autres ; car les tiges de maïs forment un amoncellement le long des murs. Et c’est là-dessus que nous passons la nuit.
Lundi 27. — Le temps est splendide. Nous apprenons que nous sommes tout près de Médua. En effet, après avoir marché sur une route en corniche, taillée dans un roc rougeâtre, nous apercevons la mer. Il fait très chaud. Nous avons l’impression d’arriver à la Côte d’Azur. Des aloès et des alglaves poussent sur la terre aride. La montagne aux tons colorés descend directement dans la mer. La baie est gardée au large par un contre-torpilleur. Tout près de la cote est amarré un navire marchand. Il y a une foule grouil¬lante sur le rivage. Mais je ne vois pas Médua ; ou du moins la ville est simplement mar¬quée par quelques baraquements et deux ou trois maisons éventrées par un bombardement.
Nous prenons congé du père jésuite auquel nous laissons nos chevaux, et nous nous, séparons des prisonniers, nous leur donnons quelque argent, ils retourneront à Scutari au couvent, à moins que les militaires n’y mettent bon ordre.
Nous passons l’après-midi assis à l’ombre d’une baraque. Deux avions autrichiens viennent tournoyer au-dessus de nous ; mais ils ont le bon goût de ne pas nous bombarder. Nous apprenons que Pallot, le dernier de nos camarades entrés à l’hôpital, y est mort hier.
Nous devons partir ce soir sur le navire marchand, qui est un bateau italien. La nuit tombe ; le chef de la mission, nous fait grouper, on doit venir nous chercher. Personne ne vient, les aviateurs sont déjà embarqués, et le bateau est sur le point de lever l’ancre. Il faut encore se débrouiller. Heureusement le personnel de l’aviation nous apporte son aide ; mais il n’y a plus de temps pour transborder des bagages. Comme je n’en ai point, je me dépêtre de la foule et j’accoste au bateau italien le premier, avec un ami. Celui-ci ne perd pas son temps ; il descend à la cambuse et achète une grande bouteille de Chianti, la dernière. Elle nous procura à tous deux un certain réconfort.
Nous étions tous restés sur le pont ; mais le bateau, vidé, de marchandises, n’avait pas d’équilibre. Le capitaine du navire hurle qu’il ne partira pas, si nous ne descendons pas à fond de cale. C’est agréable ! Si nous sommes torpillés, nous serons noyés comme des rats. Le chef de 1a mission donne l’exemple, descend au plus bas et s’assied philosophiquement sur son sac. Pour la plupart, nous nous arrêtons à l’entrepont, je trouve place sur un plan incliné dans la salle à manger de l’arrière, au-dessus de l’hélice, et je m’allonge pour la nuit.
Vers 1 heure du matin, alerte ; est-ce un torpillage ? C’est un simple arraisonnement. Nous reprenons notre somme. Et le matin nous apercevons par un beau soleil la côté italienne et la ville blanche de Ban, avec sa vielle tour.
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