La Presse Anarchiste

La politique syndicaliste et l’esprit libertaire

À pro­pos des articles de Pier­rot, la poli­tique syn­di­ca­liste et les pos­si­bi­li­tés révo­lu­tion­naires, et de P. Reclus, Ligne de conduite.

Les idées expo­sées, ici même, par Reclus et Pier­rot, n’ont fait que de réveiller un débat déjà vieux et qui ne sera pas clos avant long­temps. C’est le conflit qui a divi­sé les anar­chistes eux-mêmes.

Nous vivons une période où les valeurs qui fai­saient hier la base même de l’activité sociale sont mises en échec. Il n’y a plus d’axe pour régler la marche de la socié­té. Nous tour­nons dans l’incommensurable doute, dans une image d’illusions, d’affirmations. Il ne semble pas que les lois de l’évolution humaine aient encore leur rôle de pilote. Les pauvres bougres qui n’ont que leur bon sens et leur modeste jugeote, pra­tiques, mais dépour­vus de pré­ten­tions scien­ti­fiques, n’arrivent plus à comprendre.

Le doute est-il un fac­teur de révo­lu­tion ? Le doute de l’heure pré­sente se mani­feste-t-il à l’égard de la socié­té capi­ta­liste ou de la force ouvrière ? De cruelles expé­riences quo­ti­diennes nous indiquent la fai­blesse de nos cadres, le peu d’influence morale de notre action. Nous voyons se consu­mer la mois­son de nos efforts, une impla­cable fata­li­té pour­suit notre œuvre.

Est-ce là le fac­teur moral qui pré­si­de­ra à l’éclosion de la révo­lu­tion ? L’avenir le dira, mais ce n’est pas pour cela que doit s’arrêter l’œuvre d’analyse et d’éducation pour­sui­vie par de rares tri­bunes, la déma­go­gie suf­fi­sant aux besoins du moment !

À quelques-uns — cama­rades syn­di­ca­listes — nous avons, en toute bonne foi, avec la meilleure volon­té de com­prendre, essayé de déga­ger, à tra­vers les cri­tiques, plus faciles que fon­dées, de l’article de Pier­rot, la par­tie construc­tive, les direc­tives néces­saires à ceux qui acceptent la tâche de propagande.

L’étude de Pier­rot nous paraît se résu­mer ainsi :

Les deux ten­dances syn­di­cales qui sont en conflit se valent. Elles s’accusent, comme deux com­mères, de fautes, de fai­blesses, de manœuvres réci­proques. Cepen­dant, à l’examen, pla­cé sur le plan de l’activité révo­lu­tion­naire, la ten­dance mino­ri­taire appa­raît comme celle qui a conser­vé l’exacte notion de l’idée et action tra­di­tion­nelle du mou­ve­ment ouvrier. L’autre s’est confi­née dans l’inaction et la pru­dence, pour main­te­nir les cadres et pour­suivre l’action cor­po­ra­tive. C’est en recher­chant le maxi­mum d’organisation, de dis­ci­pline, de confiance ; en accep­tant tou­jours plus de res­pon­sa­bi­li­tés sociales et éco­no­miques dans le régime capi­ta­liste, que la majo­ri­té du mou­ve­ment syn­di­cal s’est fon­due avec le réfor­misme, qu’elle a été entraî­née vers l’abdication de son idéal, qu’elle s’achemine vers le socia­lisme d’État.

C’est tout sim­ple­ment une mise dos à dos, mais non une démons­tra­tion. Pier­rot n’a point appor­té la lumière avec ses cri­tiques ; au contraire, il a sou­li­gné l’état d’imprécision où lui-même se trouve, l’impuissance de la concep­tion pure­ment théo­rique et intel­lec­tuelle où il se place. C’est le pro­cé­dé qui consiste à iso­ler l’individu du milieu. C’est de la dis­sec­tion comme on la pra­tique sur le marbre des salles d’hôpitaux. C’est insuf­fi­sant pour expli­quer un fait social, où jouent non seule­ment d’inflexibles lois, mais aus­si des élé­ments psy­cho­lo­giques. Après cette lec­ture, on a l’impression d’une affir­ma­tion indi­vi­dua­liste, plus que d’une ana­lyse sociale. Les facul­tés de l’esprit per­mettent de conce­voir une trans­for­ma­tion qu’il est plus dif­fi­cile de réa­li­ser pra­ti­que­ment. L’homme est per­son­na­li­té indé­pen­dante, volon­té et pou­voir ; mais il est aus­si un pro­duit du milieu, qui ne peut vivre véri­ta­ble­ment en dehors de son élé­ment ; il s’en échappe, par évo­lu­tion lente de ses facul­tés psy­cho­lo­giques. Avec Pier­rot, l’on serait ten­té de croire que si rien de défi­ni­tif n’est réa­li­sé, c’est qu’il y a une puis­sance d’opposition qui l’empêche, que cette oppo­si­tion vient du milieu syndicaliste.

L’erreur de tou­jours fut de juger ain­si l’action syn­di­cale, en se pla­çant en dehors, au delà de l’ambiance et des res­pon­sa­bi­li­tés qu’elle crée : Cela non seule­ment fait écrire des contre-véri­tés, mais aus­si éga­rer ceux qui vont à la lumière avec la confiance d’être gui­dés. Il y a dans l’action syn­di­cale des res­pon­sa­bi­li­tés que la spé­cu­la­tion théo­rique n’est pas tenue de connaître. Qui­conque accepte le rôle du syn­di­ca­lisme comme un élé­ment de trans­for­ma­tion sociale est contraint de recon­naître qu’il ne sau­rait être le jouet des fan­tai­sies ou des théories.

Le syn­di­ca­lisme est révo­lu­tion­naire dans les fins qu’il pour­suit. Il est construc­tif dans ses réa­li­sa­tions quo­ti­diennes. Il a besoin d’une direc­tion éta­blie dans ses grandes lignes et suf­fi­sam­ment souple pour n’être pas iso­lé, un jour ou l’autre de l’élément et de la psy­cho­lo­gie prolétarienne.

Le syn­di­ca­lisme n’est pas un État, il n’est cepen­dant pas la sup­pres­sion totale de l’État, ou du grou­pe­ment col­lec­tif. Vous me répon­drez qu’il n’est pas anar­chiste ; soit, et je pré­tends même qu’il ne sau­rait l’être puisque sa fonc­tion est jus­te­ment de pré­pa­rer l’avènement d’un régime sans auto­ri­té, ni sanc­tion. C’est un labo­ra­toire où s’éduquera la volon­té du pro­duc­teur, mais c’est un labo­ra­toire insuf­fi­sant si l’on exa­mine d’un peu près le pro­blème humain.

En pour­sui­vant sa cri­tique sur le ter­rain de l’absolu, je pré­tends que Pier­rot donne des argu­ments à ceux qui sou­tiennent que le syn­di­ca­lisme suf­fit à tout !

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Sauf de légères remarques, la « ligne de conduite » défi­nie par Paul Reclus est celle qu’acceptent quan­ti­té de mili­tants syn­di­ca­listes, qui consi­dèrent qu’il ne suf­fit point de faire une décla­ra­tion révo­lu­tion­naire pour être apte à la réaliser.

Nous non plus nous ne vou­lons esqui­ver aucune dif­fi­cul­té, ni employer d’équivoques, ni user de la dictature.

Nous cher­chons la véri­té du moment, car nous dou­tons d’une vie éter­nelle. Nous sommes avec les hommes et les pos­si­bi­li­tés ; nous ne vou­lons point faire avor­ter la des­ti­née révo­lu­tion­naire dont cer­tains augures, comme les pytho­nisses antiques, voient l’avenir dans les flots de sang. Nous pré­ten­dons que leurs visions ne sont qu’un reflet d’illusions théo­riques, pha­lènes qui se brû­le­ront les ailes au contact de la lumière des réalités.

S’il y a erreur, notre erreur est au fond celle des liber­taires, puisque nous ne vou­lons pas mou­ler l’Humanité dans un cadre étroit d’autorité subie ou de dis­ci­pline impo­sée. Nous consen­tons à dimi­nuer une part de notre indi­vi­dua­li­té en accep­tant une dis­ci­pline cri­ti­quée, sacri­fice dont nous espé­rons récu­pé­rer les avan­tages matériels.

La vio­lence révo­lu­tion­naire qui enthou­siasme quelques élé­ments, la ter­reur rouge qui refuse à Kro­pot­kine la liber­té de vivre et de pen­ser, celle qui nous menace dans un temps plus ou moins bref, nous la consi­dé­rons comme une rémi­nis­cence de la bru­ta­li­té. Nous ne sommes pas tol­stoïens, mais nous refu­sons de sanc­tion­ner une vio­lence qui n’est pas condi­tion­née par l’opportunité. Nous pen­sons que notre socié­té peut se trans­for­mer sans se ruer dans un bes­tial égorgement.

Nous en vou­lons aux ins­ti­tu­tions, à la forme éco­no­mique de l’ordre social, mais nous ne vou­lons pas être des nive­leurs par la base, ni des illu­mi­nés qui attri­buent à la masse des qua­li­tés qu’elle n’a point. Nous pré­ten­dons que c’est de l’action quo­ti­dienne que se dégagent les des­ti­nées nou­velles. Nous nous refu­sons à faire le bon­heur des hommes sans leur par­ti­ci­pa­tion. Si nous leur sou­met­tons des plans, c’est avec la convic­tion qu’ils peuvent consti­tuer la base de l’activité nou­velle. Pier­rot pré­tend qu’ils sont insuf­fi­sants ! Il n’y a que les uto­pistes qui en ont de par­faits ! Que l’on nous dise ce que l’expérience en a laissé ?

Nous ne « tour­nons point autour du pot ». Les réformes ne nous suf­fisent point, mais nous sou­te­nons qu’elles éduquent la res­pon­sa­bi­li­té, qu’elles éveillent l’esprit de lutte sociale.

La jour­née de 8 heures, par exemple, nous appa­raît comme une révo­lu­tion car nous affir­mons qu’elle met le capi­ta­lisme dans l’impossibilité de per­pé­tuer le régime de l’ignorance qui est sa meilleure garan­tie. Nous pen­sons que cette réforme ouvre l’horizon à l’éducation.

Nous com­pre­nons l’opposition dont elle est l’objet, nous consta­tons l’indifférence de l’opinion ouvrière à son adresse ; cepen­dant nous lut­tons, pour que le Bureau inter­na­tio­nal du Tra­vail l’universalise avec les moyens qu’il possède.

Col­la­bo­ra­tion de classe ! Dites-nous que jamais une conquête syn­di­cale fut réa­li­sée sans que les deux par­ties qui consti­tuent la socié­té éco­no­mique soient entrées en contact. Je répète que le syn­di­ca­lisme n’est pas une fin sociale, mais un moyen de lutte appro­priée à la forme sociale pré­sente. Il se suf­fit dans sa jonc­tion, mais il est tri­bu­taire des prin­cipes sociaux que Reclus a résu­mé dans sa conclu­sion : Ini­tia­tive, entr’aide, responsabilité.

En tant que majo­ri­taire, puisqu’il y a des ten­dances, je pré­tends qu’il n’y a, dans les idées que je viens d’exposer, rien qui s’oppose à la phi­lo­so­phie liber­taire. L’on peut être mora­le­ment bien au-des­sus de son milieu, l’on est cepen­dant contraint de s’y adap­ter pour agir et c’est en toute indé­pen­dance et bonne foi que je le déclare. Je pense ne rien abdi­quer, parce que j’ai des sen­ti­ments com­muns à d’autres. Je ne m’incline pas devant une poli­tique de per­son­na­li­tés. Comme nous vivons une époque de décon­si­dé­ra­tion, où la haine est l’animateur de forces sociales, il est assez rare de pou­voir s’élever au-des­sus des sale­tés quo­ti­diennes de la polé­mique, cepen­dant qu’il est néces­saire de se défendre.

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À Pier­rot je répon­drai que le réfor­misme révo­lu­tion­naire a réa­li­sé, au cours de ces années, d’incontestables résul­tats, J’en pour­rai même tirer bien des déduc­tions. Nous ne fai­sons de l’organisation que parce que l’organisation est néces­saire à l’action, que parce qu’il y a une orga­ni­sa­tion face à nous. Où Pier­rot peut-il pré­tendre que la vie se retire de l’organisation que l’on ren­force conti­nuel­le­ment, lorsqu’aux yeux des plus incré­dules s’affichait l’incontestable pré­do­mi­nance de notre œuvre ? Besogne réfor­miste, la pen­sée créa­trice qui s’est fait jour, depuis quelques années, et qui a enfan­té le Conseil Éco­no­mique du Tra­vail ! Besogne réfor­miste, la pré­do­mi­nance prise par la notion de l’intérêt géné­ral oppo­sé à l’intérêt corporatif !

L’esprit de classe, c’est-à-dire la recon­nais­sance de la supré­ma­tie d’une caté­go­rie sociale sur une autre, n’est point dans le pro­gramme majo­ri­taire. Nous accep­tons la lutte de classes pré­sente, mais nous n’en fai­sons pas la condi­tion vitale d’une socié­té com­mu­niste, comme cela res­sort des expo­sés bolcheviks.

Éta­blir les échanges libres est chose facile à décla­rer. Non seule­ment cela nous semble héris­sé de dif­fi­cul­tés sur le plan inter­na­tio­nal, tous les peuples n’ayant pas atteint le même degré d’évolution, mais dans le régime inté­rieur des nations cela sup­pose une for­mi­dable trans­for­ma­tion des mœurs et des moyens de production.

Nous n’avons pas la naï­ve­té de croire qu’une pareille trans­for­ma­tion puisse se faire sans à‑coups. Pour­tant, nous pré­ten­dons nous refu­ser à ten­ter une aven­ture. S’emparer des usines et des champs du capi­ta­lisme est plus facile que de conti­nuer la pro­duc­tion et orga­ni­ser l’échange.

Toute notre fai­blesse est là : nous n’avons pas encore trou­vé le moyen et sur­tout nous n’avons pas suf­fi­sam­ment de forces conscientes pour nous per­mettre d’espérer qu’elles sup­plée­raient au moment oppor­tun aux risques de l’imprévu.

Ah, Pier­rot, si vous connais­siez les dures et lamen­tables besognes de la vie syn­di­cale quo­ti­dienne, l’appel aux mili­tants aux res­pon­sa­bi­li­tés ! Si vous sen­tiez l’isolement où l’on vit trop sou­vent, peut-être n’écririez-vous pas que la vie se retire des grou­pe­ments qui s’organisent.

Nous ne sommes point des rési­gnés devant l’expérience russe, nous pen­sons qu’elle ne sau­rait suf­fire et s’appliquer chez nous. Nous le pen­sons, parce que psy­cho­lo­gi­que­ment un abîme sépare les peuples, parce que socia­le­ment les dif­fé­rences sont for­mi­dables, parce qu’il y a une masse pay­sanne qui n’est pas faite de mou­jicks, et que nous n’avons encore péné­tré que super­fi­ciel­le­ment ; cepen­dant je tiens à m’élever de façon abso­lue contre une affir­ma­tion qui attri­bue au syn­di­ca­lisme un manque total de prin­cipes vis-à-vis des élé­ments agri­coles autres que les salariés.

J’aurais, d’ici quelque temps, l’occasion de défi­nir les direc­tives du mou­ve­ment ouvrier sur ce plan et mettre aus­si Pier­rot dans l’obligation de recon­naître son erreur.

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Pour conclure, il ne s’agit pas de hié­rar­chie, ni de cen­tra­lisme étouf­fant les jeunes aspi­ra­tions. Le décou­ra­ge­ment qui ruine pré­sen­te­ment l’organisation ouvrière n’est pas le fait d’une ten­dance trop pru­dente, mais au contraire la consé­quence d’une déma­go­gie dont la masse pro­lé­ta­rienne se détache.

Il y a aus­si une crise d’idéalisme. Je crois même que ceux qui en parlent beau­coup en sont les plus dépour­vus. Ral­liés aux prin­cipes de la dic­ta­ture par dégoût de la masse amorphe, ils prouvent qu’ils ne nour­rissent que des for­mules dans leur cer­veau impé­tueux, mais qu’aucune foi véri­table n’existe à l’adresse de ceux qui consti­tuent le pro­lé­ta­riat. Une notion nou­velle de l’aristocratie se crée, ce ne sont pas les majo­ri­taires qui en éta­blissent les sta­tuts, ce sont ceux-là mêmes qui suivent l’enseignement de Karl Marx, adap­té par Lénine, Trots­ky et Zinoview.

[/​Adolphe Hodée./​]

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