Personne ne niera plus qu’après plusieurs années de hausse des prix de tous les articles nécessaires à notre existence, une « vague de baisse » s’est produite dans certaines catégories. Mais cette baisse, est-elle réelle, ou serons-nous « leurrés », comme beaucoup de gens le croient encore, en espérant une vie moins chère ?
Si nous voulons aller quelque peu au fond de la question, il ne faudra pas nous arrêter à des cas particuliers comme la baisse sensible du prix du sucre ou bien la baisse légère du prix excessivement élevé atteint par le papier.
Une des premières causes de la baisse du prix du sucre est certainement dans la remise en exploitation de plusieurs sucreries des anciennes régions envahies. Mais la spéculation exerce ici une influence toute particulière, de sorte qu’on ne saurait rien prévoir de précis pour l’avenir. Le prix du sucre étant, en définitive, un prix mondial, — le prix « américain », — ses variations ne peuvent guère nous guider pour en tirer des conclusions générales.
Il en est de même du prix exorbitant du papier. Il est dû, en somme, aux mesures draconiennes appliquées par le Gouvernement, en vue d’empêcher le papier à bon marché de l’Europe centrale d’entrer en France ; et les droits de douanes prélevés aux frontières sacrifient en réalité l’intérêt de l’immense majorité des consommateurs français, au profit de quelques grandes papeteries françaises qui ont su s’entendre avec les personnages les plus influents du Gouvernement.
En disant qu’on ne saurait tirer des conclusions générales de cas tellement particuliers, nous ne considérons nullement ces cas comme négligeables.
La vie sociale moderne est si compliquée que chaque phénomène réel survenant dans une sphère quelconque exerce immédiatement son influence dans toutes les directions. Ainsi, la baisse du sucre influe nécessairement sur les prix de tous les articles où le sucre entre pour une partie essentielle comme matière première : pâtisseries, chocolats, mélasses, confitures de fruits, etc. ; et chacun de ces articles réagit plus ou moins, à son tour, sur des articles voisins satisfaisant des besoins analogues : thé, café, lait, miel, etc. Il en est de même pour le papier, ou pour tout autre produit.
Désirant traiter notre sujet au point de vue général, nous devons encore faire abstraction, non seulement de toutes sortes de mesures particulières prises par les Gouvernements et dont un article comme le papier donne un si triste exemple, mais également de l’intervention des grandes banques. Cette intervention a pu accentuer, voire même déclencher, la baisse dans certaines directions, mais elle présente néanmoins un facteur d’à‑côté, étranger au fond du problème.
La Banque de France ayant décidé récemment de restreindre les crédits sur les warrants et les stocks de marchandises, supprimant ces crédits aux emmagasineurs qui se sont établis depuis la Guerre, a obligé ceux d’entre ces profiteurs qui avaient immédiatement besoin de fonds, d’écouler leurs stocks. Or, cette mesure a indéniablement collaboré au déclenchement de la baisse sur plusieurs articles.
Éliminant de la façon indiquée tous les facteurs secondaires, nous considérons la baisse des prix, qui vient de se produire comme réelle et très sérieuse ; et nous conclurons même à la possibilité d’une panique en ce qui concerne plusieurs articles.
Nous fondons notre conception sur l’aspect général du phénomène de baisse, lequel est analogue à celui qui se produit à la suite de chaque période de haute prospérité, lors d’une de ces crises périodiques internationales dont la régularité du retour a amené les économistes à parler de « cycles industriels ».
Qu’indique la science économique moderne sur les crises périodiques ?
D’abord, lors de chacune de ces périodes de calamité qu’elle a pu enregistrer, depuis celle de 1825, la baisse des prix a toujours en premier lieu porté sur les articles finis et d’usage journalier. Il en a été ainsi en 1836, 1847, 1857, 1864 – 66, 1873, 1881 – 82, 1890 – 91, 1900-02 et 1907 – 1909.
Et il est tout naturel que la baisse frappe tout d’abord les articles finis de première nécessité parce que ce sont ceux-là qui ont relativement le plus augmenté de prix pendant la période de haute prospérité précédant chaque crise ; c’est sur eux que la spéculation a toujours eu prise de la façon la plus prononcée.
Pendant les périodes de haute expansion des affaires, le prix des matières premières, notamment celles des industries extractives, varient relativement peu. Leur mouvement de hausse commence plus tard et est toujours moins sensible que celui des prix de tous les autres produits. Par contre, les prix des matières premières restent souvent élevés plusieurs mois après que l’arrêt ou le recul des prix s’est déjà réalisé dans les industries de transformation.
La haute prospérité, des industries accroissent à la fois les revenus de toutes sources : profits, salaires ouvriers, intérêts et rentes, toutes les classes de la société dépensent des sommes plus considérables en produits de consommation directe. Le grand fabricant ou rentier achète son automobile ; l’ouvrier se pourvoit d’un complet, d’un chapeau, de chaussures ; les familles renouvellent leur linge et commencent à mieux se nourrir. Et ainsi de suite.
Mais c’est par là, précisément, que se prépare l’arrêt de la prospérité et la crise. Après quelques années, les vêtements, articles de luxe, de literie, etc., commencent à se vendre plus difficilement, les principaux besoins étant satisfaits dans les masses de la population. Et comme les établissements industriels agrandis ou nouvellement créés au cours des périodes de haute expansion doivent continuer à jeter sur le marché les mêmes quantités, — sinon des quantités croissantes d’articles de toute sorte, — sous peine d’être exploitées à perte, un arrêt catastrophique devient inévitable.
Après la guerre, nous avons assisté à ce même phénomène. La sous-production avait déjà, pendant les dernières années des hostilités, haussée considérablement les prix de toutes sortes de marchandises. Vint l’armistice, puis la démobilisation, rendant la liberté à quelques millions d’hommes qui, tout en ne pouvant pas ou en ne désirant pas reprendre immédiatement leur place dans la production sociale, avaient tout de suite besoin d’être servis en tant que consommateurs. Plusieurs dizaines de millions étant dépensés par l’État, sous forme de « pécules », les démobilisés se sont rhabillés à neuf, et la demande excessive de vêtements, souliers, linge, chapeaux, etc., de même que la consommation augmentée de denrées, haussait constamment les prix de toutes les marchandises.
Un chapeau mou, modèle « artiste », vendu 11 ou 12 francs avant la guerre, valait, il y a quelques mois, 60 à 80 francs, soit une augmentation de prix de à 600 pour cent. Par contre, un poêle à feu continu, modèle « Salamandre », se vendant actuellement, au début de l’hiver de 1920 – 1921, 400 à 500 francs, n’a augmenté de prix, depuis la guerre, que de 75 à 100 pour cent.
Aujourd’hui, de toute évidence, nous nous trouvons devant la période d’arrêt de la hausse générale et cela pour les motifs exposés plus haut : que les premiers besoins intensifs de vêtements, linge, souliers, chapeaux, etc., et même les besoins accidentels d’articles de luxe qui se sont fait sentir immédiatement après le retour à la vie normale d’après guerre, se trouvent satisfaits. Ce sont précisément les prix excessivement élevés qui ont partout poussé les consommateurs aux économies !
Bientôt ce sera donc l’arrêt et le « crack » des établissements commerciaux qui ont pu faire des profits excessifs pendant la prospérité !
Dans l’intervalle d’une quinzaine, un complet coté 450 francs dans un magasin des grands boulevards, est tombé — dans le même magasin — à 195 francs. Nous avons vu annoncer à 3 fr. 50 des bas de soie payés 25 francs et 45 francs l’été passé.
La baisse s’est produite en premier lieu dans la chaussure. Là, aussi bien que dans le rayon des vêtements de laine et de coton, les intermédiaires du commerce ont essayé d’abord de résister à la poussée vers la baisse.
Mais les fabricants de chaussures n’ayant qu’à choisir entre la fermeture de leurs établissements et la baisse, ont commencé à établir des représentants directs et le commerce particulier a dû suivre, à Paris comme dans les centres de province.
Certains signes font déjà prévoir la panique traditionnelle qui accompagne les grandes crises économiques. Une baisse de prix d’un costume de 450 à 195 fr. dans l’espace de quinze jours est indéniablement un présage de panique, et dès que quelques grands magasins parisiens se décideront à liquider la situation, la chute de plusieurs milliers de petits commerçants de la capitale sera rendue inévitable. Il en sera de même partout ailleurs.
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L’aspect traditionnel des « cycles industriels » est le suivant : Après quelques années d’expansion de toutes les industries, une brève période de haute prospérité ; puis un ralentissement des affaires et brusquement la crise paraît, prenant souvent un caractère de panique ; suivent une série d’années de dépression générale jusqu’à ce que, lentement, les industries se relèvent l’une après l’autre et prennent un nouvel essor.
Si nous ne nous trompons pas dans nos prévisions on ne connaît jamais l’ensemble de tous les facteurs sociaux qui entrent en jeu — la période de dépression sera particulièrement longue cette fois.
Ce n’est pas seulement le phénomène qu’on a constaté également aussitôt après la guerre de 1870 – 1871 ; l’incapacité et la nonchalance des gouvernements capitalistes, leur manque de courage à appliquer de grands moyens pour remédier des maux sociaux sérieux, collaborent indéniablement cette fois à empirer la situation.
Qu’arrivera-t-il maintenant que plusieurs dizaines de milliards ont été placés par les gouvernants de presque tous les pays en emprunts à 5 et 6 % ?
Il arrivera nécessairement ceci, que l’homme qui peut gagner 6 % par an de son argent en se croisant les bras, ne sentira guère d’inclination à risquer sa fortune dans l’industrie, avec chance d’y réaliser 4 % ou même 7 ou 8 % de bénéfices, mais aussi en risquant de faire faillite.
La direction d’une aciérie se trouverait-elle encline à agrandir ses établissements et à les adapter aux dernières exigences de la technique, elle aura beau s’adresser à Mme la Douairière de X…, en lui demandant de souscrire quelques centaines de milliers d’actions nouvelles. Mme la Douairière répondra avec orgueil qu’étant « patriote », elle a naguère souscrit à l’Emprunt français 6 % et qu’elle entend laisser son argent là où il est placé « en toute sécurité ». Une prime à l’oisiveté.
« Quiconque ne veut que 4 % de son argent n’a pas besoin d’exploiter une papeterie ! » s’écria, avant la guerre, lors de l’enquête allemande sur le cartel des papiers à imprimer, le propriétaire d’une papeterie [[Kontradiktorische Verhandlungen über Deutsche Kartelle, Heft 4. Déposition du fabricant Leonhardt.]]. Après la guerre, on pourra dire que quiconque ne désire que 6 % de son argent n’a pas besoin de le hasarder dans une entreprise industrielle ou commerciale. Cependant la conséquence en sera que toute la série ininterrompue d’emprunts effectués dans tous les pays du monde pèsera lourdement sur l’ensemble des initiatives chez les peuples.
À moins que ceux-ci ne se décident de faire table rase de ces énormes prélèvements que les classes oisives prétendent continuer à réaliser, d’année en année, sur la production sociale !
Qu’on ne nous objecte pas que, le taux de loyer de l’argent baissant, le titre de l’emprunt français 6 % qui était au pair, sera bientôt coté à la Bourse 120 fr., 130 fr., etc., de sorte que les nouveaux acheteurs ne toucheront bientôt que du 4 ou 4 1⁄2 % de leur argent.
Ce sont là des problèmes d’économie personnelle qui ne regardent que Pierre et Paul. Si Paul doit payer 120 francs un titre d’emprunt 6 % et n’obtient donc que 5 % de l’argent, c’est que la différence a été touchée par Pierre, qui a vendu 120 francs un papier qui lui a coûté 100 francs.
Mais nous tous qui composons la société entière, nous devrons payer, après comme avant, à tous les Pierre et Paul réunis qui sont possesseurs de titres de l’emprunt 6 %, le même nombre de milliards qui continuera à peser sur la vie sociale.
On ne saurait jamais assez souligner le fait qu’un relèvement des industries suppose l’afflux des capitaux du portefeuille vers les industries. Pendant les périodes de haute expansion, les valeurs industrielles montent à la Bourse, tandis que les valeurs « à rendement fixe » baissent. Pendant les périodes de crise, c’est naturellement le contraire qui est vrai.
Clouer l’intérêt de plusieurs dizaines de milliards d’emprunt à ou 6 % est donc, de toute évidence, la dernière des mesures que devrait prendre un gouvernement qui désire éviter une débâcle sociale.
Les conditions dans lesquelles le nouvel emprunt a été lancé ont révélé tout le sérieux de la situation d’après guerre.
Se trouvant placé, dès que s’imposait la liquidation de la situation, devant le danger d’un désastre immédiat, le gouvernement français a voulu gagner du temps en répartissant le fardeau devenu insupportable pour les masses productives, sur une longue série d’années et en méritant en même temps la reconnaissance de la haute finance ainsi que celle de tous les profiteurs de guerre qui entendent mettre en sûreté leurs millions volés.
« Après nous le déluge ! » telle est la devise de nos gouvernants.
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