La Presse Anarchiste

La vague de baisse – L’Emprunt 6 %

Per­son­ne ne niera plus qu’après plusieurs années de hausse des prix de tous les arti­cles néces­saires à notre exis­tence, une « vague de baisse » s’est pro­duite dans cer­taines caté­gories. Mais cette baisse, est-elle réelle, ou serons-nous « leur­rés », comme beau­coup de gens le croient encore, en espérant une vie moins chère ?

Si nous voulons aller quelque peu au fond de la ques­tion, il ne fau­dra pas nous arrêter à des cas par­ti­c­uliers comme la baisse sen­si­ble du prix du sucre ou bien la baisse légère du prix exces­sive­ment élevé atteint par le papier.

Une des pre­mières caus­es de la baisse du prix du sucre est cer­taine­ment dans la remise en exploita­tion de plusieurs sucreries des anci­ennes régions envahies. Mais la spécu­la­tion exerce ici une influ­ence toute par­ti­c­ulière, de sorte qu’on ne saurait rien prévoir de pré­cis pour l’avenir. Le prix du sucre étant, en défini­tive, un prix mon­di­al, — le prix « améri­cain », — ses vari­a­tions ne peu­vent guère nous guider pour en tir­er des con­clu­sions générales.

Il en est de même du prix exor­bi­tant du papi­er. Il est dû, en somme, aux mesures dra­coni­ennes appliquées par le Gou­verne­ment, en vue d’empêcher le papi­er à bon marché de l’Europe cen­trale d’entrer en France ; et les droits de douanes prélevés aux fron­tières sac­ri­fient en réal­ité l’intérêt de l’immense majorité des con­som­ma­teurs français, au prof­it de quelques grandes papeter­ies français­es qui ont su s’entendre avec les per­son­nages les plus influ­ents du Gouvernement.

En dis­ant qu’on ne saurait tir­er des con­clu­sions générales de cas telle­ment par­ti­c­uliers, nous ne con­sid­érons nulle­ment ces cas comme négligeables. 

La vie sociale mod­erne est si com­pliquée que chaque phénomène réel sur­venant dans une sphère quel­conque exerce immé­di­ate­ment son influ­ence dans toutes les direc­tions. Ain­si, la baisse du sucre influe néces­saire­ment sur les prix de tous les arti­cles où le sucre entre pour une par­tie essen­tielle comme matière pre­mière : pâtis­series, choco­lats, mélass­es, con­fi­tures de fruits, etc. ; et cha­cun de ces arti­cles réag­it plus ou moins, à son tour, sur des arti­cles voisins sat­is­faisant des besoins ana­logues : thé, café, lait, miel, etc. Il en est de même pour le papi­er, ou pour tout autre produit.

Désir­ant traiter notre sujet au point de vue général, nous devons encore faire abstrac­tion, non seule­ment de toutes sortes de mesures par­ti­c­ulières pris­es par les Gou­verne­ments et dont un arti­cle comme le papi­er donne un si triste exem­ple, mais égale­ment de l’intervention des grandes ban­ques. Cette inter­ven­tion a pu accentuer, voire même déclencher, la baisse dans cer­taines direc­tions, mais elle présente néan­moins un fac­teur d’à‑côté, étranger au fond du problème.

La Banque de France ayant décidé récem­ment de restrein­dre les crédits sur les war­rants et les stocks de marchan­dis­es, sup­p­ri­mant ces crédits aux emma­gasineurs qui se sont étab­lis depuis la Guerre, a obligé ceux d’entre ces prof­i­teurs qui avaient immé­di­ate­ment besoin de fonds, d’écouler leurs stocks. Or, cette mesure a indé­ni­able­ment col­laboré au déclenche­ment de la baisse sur plusieurs articles.

Élim­i­nant de la façon indiquée tous les fac­teurs sec­ondaires, nous con­sid­érons la baisse des prix, qui vient de se pro­duire comme réelle et très sérieuse ; et nous con­clurons même à la pos­si­bil­ité d’une panique en ce qui con­cerne plusieurs articles.

Nous fon­dons notre con­cep­tion sur l’aspect général du phénomène de baisse, lequel est ana­logue à celui qui se pro­duit à la suite de chaque péri­ode de haute prospérité, lors d’une de ces crises péri­odiques inter­na­tionales dont la régu­lar­ité du retour a amené les écon­o­mistes à par­ler de « cycles industriels ».

Qu’indique la sci­ence économique mod­erne sur les crises périodiques ?

D’abord, lors de cha­cune de ces péri­odes de calamité qu’elle a pu enreg­istr­er, depuis celle de 1825, la baisse des prix a tou­jours en pre­mier lieu porté sur les arti­cles finis et d’usage jour­nalier. Il en a été ain­si en 1836, 1847, 1857, 1864–66, 1873, 1881–82, 1890–91, 1900-02 et 1907–1909.

Et il est tout naturel que la baisse frappe tout d’abord les arti­cles finis de pre­mière néces­sité parce que ce sont ceux-là qui ont rel­a­tive­ment le plus aug­men­té de prix pen­dant la péri­ode de haute prospérité précé­dant chaque crise ; c’est sur eux que la spécu­la­tion a tou­jours eu prise de la façon la plus prononcée.

Pen­dant les péri­odes de haute expan­sion des affaires, le prix des matières pre­mières, notam­ment celles des indus­tries extrac­tives, vari­ent rel­a­tive­ment peu. Leur mou­ve­ment de hausse com­mence plus tard et est tou­jours moins sen­si­ble que celui des prix de tous les autres pro­duits. Par con­tre, les prix des matières pre­mières restent sou­vent élevés plusieurs mois après que l’arrêt ou le recul des prix s’est déjà réal­isé dans les indus­tries de transformation.

La haute prospérité, des indus­tries accrois­sent à la fois les revenus de toutes sources : prof­its, salaires ouvri­ers, intérêts et rentes, toutes les class­es de la société dépensent des sommes plus con­sid­érables en pro­duits de con­som­ma­tion directe. Le grand fab­ri­cant ou ren­tier achète son auto­mo­bile ; l’ouvrier se pour­voit d’un com­plet, d’un cha­peau, de chaus­sures ; les familles renou­vel­lent leur linge et com­men­cent à mieux se nour­rir. Et ain­si de suite.

Mais c’est par là, pré­cisé­ment, que se pré­pare l’arrêt de la prospérité et la crise. Après quelques années, les vête­ments, arti­cles de luxe, de literie, etc., com­men­cent à se ven­dre plus dif­fi­cile­ment, les prin­ci­paux besoins étant sat­is­faits dans les mass­es de la pop­u­la­tion. Et comme les étab­lisse­ments indus­triels agran­dis ou nou­velle­ment créés au cours des péri­odes de haute expan­sion doivent con­tin­uer à jeter sur le marché les mêmes quan­tités, — sinon des quan­tités crois­santes d’articles de toute sorte, — sous peine d’être exploitées à perte, un arrêt cat­a­strophique devient inévitable.

Après la guerre, nous avons assisté à ce même phénomène. La sous-pro­duc­tion avait déjà, pen­dant les dernières années des hos­til­ités, haussée con­sid­érable­ment les prix de toutes sortes de marchan­dis­es. Vint l’armistice, puis la démo­bil­i­sa­tion, ren­dant la lib­erté à quelques mil­lions d’hommes qui, tout en ne pou­vant pas ou en ne désir­ant pas repren­dre immé­di­ate­ment leur place dans la pro­duc­tion sociale, avaient tout de suite besoin d’être servis en tant que con­som­ma­teurs. Plusieurs dizaines de mil­lions étant dépen­sés par l’État, sous forme de « pécules », les démo­bil­isés se sont rha­bil­lés à neuf, et la demande exces­sive de vête­ments, souliers, linge, cha­peaux, etc., de même que la con­som­ma­tion aug­men­tée de den­rées, haus­sait con­stam­ment les prix de toutes les marchandises.

Un cha­peau mou, mod­èle « artiste », ven­du 11 ou 12 francs avant la guerre, valait, il y a quelques mois, 60 à 80 francs, soit une aug­men­ta­tion de prix de à 600 pour cent. Par con­tre, un poêle à feu con­tinu, mod­èle « Sala­man­dre », se ven­dant actuelle­ment, au début de l’hiver de 1920–1921, 400 à 500 francs, n’a aug­men­té de prix, depuis la guerre, que de 75 à 100 pour cent.

Aujourd’hui, de toute évi­dence, nous nous trou­vons devant la péri­ode d’arrêt de la hausse générale et cela pour les motifs exposés plus haut : que les pre­miers besoins inten­sifs de vête­ments, linge, souliers, cha­peaux, etc., et même les besoins acci­den­tels d’articles de luxe qui se sont fait sen­tir immé­di­ate­ment après le retour à la vie nor­male d’après guerre, se trou­vent sat­is­faits. Ce sont pré­cisé­ment les prix exces­sive­ment élevés qui ont partout poussé les con­som­ma­teurs aux économies !

Bien­tôt ce sera donc l’arrêt et le « crack » des étab­lisse­ments com­mer­ci­aux qui ont pu faire des prof­its exces­sifs pen­dant la prospérité !

Dans l’intervalle d’une quin­zaine, un com­plet coté 450 francs dans un mag­a­sin des grands boule­vards, est tombé — dans le même mag­a­sin — à 195 francs. Nous avons vu annon­cer à 3 fr. 50 des bas de soie payés 25 francs et 45 francs l’été passé.

La baisse s’est pro­duite en pre­mier lieu dans la chaus­sure. Là, aus­si bien que dans le ray­on des vête­ments de laine et de coton, les inter­mé­di­aires du com­merce ont essayé d’abord de résis­ter à la poussée vers la baisse.

Mais les fab­ri­cants de chaus­sures n’ayant qu’à choisir entre la fer­me­ture de leurs étab­lisse­ments et la baisse, ont com­mencé à établir des représen­tants directs et le com­merce par­ti­c­uli­er a dû suiv­re, à Paris comme dans les cen­tres de province.

Cer­tains signes font déjà prévoir la panique tra­di­tion­nelle qui accom­pa­gne les grandes crises économiques. Une baisse de prix d’un cos­tume de 450 à 195 fr. dans l’espace de quinze jours est indé­ni­able­ment un présage de panique, et dès que quelques grands mag­a­sins parisiens se décideront à liq­uider la sit­u­a­tion, la chute de plusieurs mil­liers de petits com­merçants de la cap­i­tale sera ren­due inévitable. Il en sera de même partout ailleurs.

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L’aspect tra­di­tion­nel des « cycles indus­triels » est le suiv­ant : Après quelques années d’expansion de toutes les indus­tries, une brève péri­ode de haute prospérité ; puis un ralen­tisse­ment des affaires et brusque­ment la crise paraît, prenant sou­vent un car­ac­tère de panique ; suiv­ent une série d’années de dépres­sion générale jusqu’à ce que, lente­ment, les indus­tries se relèvent l’une après l’autre et pren­nent un nou­v­el essor.

Si nous ne nous trompons pas dans nos prévi­sions on ne con­naît jamais l’ensemble de tous les fac­teurs soci­aux qui entrent en jeu — la péri­ode de dépres­sion sera par­ti­c­ulière­ment longue cette fois.

Ce n’est pas seule­ment le phénomène qu’on a con­staté égale­ment aus­sitôt après la guerre de 1870–1871 ; l’incapacité et la non­cha­lance des gou­verne­ments cap­i­tal­istes, leur manque de courage à appli­quer de grands moyens pour remédi­er des maux soci­aux sérieux, col­la­borent indé­ni­able­ment cette fois à empir­er la situation.

Qu’arrivera-t-il main­tenant que plusieurs dizaines de mil­liards ont été placés par les gou­ver­nants de presque tous les pays en emprunts à 5 et 6 % ?

Il arrivera néces­saire­ment ceci, que l’homme qui peut gag­n­er 6 % par an de son argent en se croisant les bras, ne sen­ti­ra guère d’inclination à ris­quer sa for­tune dans l’industrie, avec chance d’y réalis­er 4 % ou même 7 ou 8 % de béné­fices, mais aus­si en risquant de faire faillite.

La direc­tion d’une aciérie se trou­verait-elle encline à agrandir ses étab­lisse­ments et à les adapter aux dernières exi­gences de la tech­nique, elle aura beau s’adresser à Mme la Douair­ière de X…, en lui deman­dant de souscrire quelques cen­taines de mil­liers d’actions nou­velles. Mme la Douair­ière répon­dra avec orgueil qu’étant « patri­ote », elle a naguère souscrit à l’Emprunt français 6 % et qu’elle entend laiss­er son argent là où il est placé « en toute sécu­rité ». Une prime à l’oisiveté.

« Quiconque ne veut que 4 % de son argent n’a pas besoin d’exploiter une papeterie ! » s’écria, avant la guerre, lors de l’enquête alle­mande sur le car­tel des papiers à imprimer, le pro­prié­taire d’une papeterie [[Kon­tradik­torische Ver­hand­lun­gen über Deutsche Kartelle, Heft 4. Dépo­si­tion du fab­ri­cant Leon­hardt.]]. Après la guerre, on pour­ra dire que quiconque ne désire que 6 % de son argent n’a pas besoin de le hasarder dans une entre­prise indus­trielle ou com­mer­ciale. Cepen­dant la con­séquence en sera que toute la série inin­ter­rompue d’emprunts effec­tués dans tous les pays du monde pèsera lour­de­ment sur l’ensemble des ini­tia­tives chez les peuples.

À moins que ceux-ci ne se déci­dent de faire table rase de ces énormes prélève­ments que les class­es oisives pré­ten­dent con­tin­uer à réalis­er, d’année en année, sur la pro­duc­tion sociale !

Qu’on ne nous objecte pas que, le taux de loy­er de l’argent bais­sant, le titre de l’emprunt français 6 % qui était au pair, sera bien­tôt coté à la Bourse 120 fr., 130 fr., etc., de sorte que les nou­veaux acheteurs ne toucheront bien­tôt que du 4 ou 4 1/2 % de leur argent.

Ce sont là des prob­lèmes d’économie per­son­nelle qui ne regar­dent que Pierre et Paul. Si Paul doit pay­er 120 francs un titre d’emprunt 6 % et n’obtient donc que 5 % de l’argent, c’est que la dif­férence a été touchée par Pierre, qui a ven­du 120 francs un papi­er qui lui a coûté 100 francs.

Mais nous tous qui com­posons la société entière, nous devrons pay­er, après comme avant, à tous les Pierre et Paul réu­nis qui sont pos­sesseurs de titres de l’emprunt 6 %, le même nom­bre de mil­liards qui con­tin­uera à peser sur la vie sociale.

On ne saurait jamais assez soulign­er le fait qu’un relève­ment des indus­tries sup­pose l’afflux des cap­i­taux du porte­feuille vers les indus­tries. Pen­dant les péri­odes de haute expan­sion, les valeurs indus­trielles mon­tent à la Bourse, tan­dis que les valeurs « à ren­de­ment fixe » bais­sent. Pen­dant les péri­odes de crise, c’est naturelle­ment le con­traire qui est vrai.

Clouer l’intérêt de plusieurs dizaines de mil­liards d’emprunt à ou 6 % est donc, de toute évi­dence, la dernière des mesures que devrait pren­dre un gou­verne­ment qui désire éviter une débâ­cle sociale.

Les con­di­tions dans lesquelles le nou­v­el emprunt a été lancé ont révélé tout le sérieux de la sit­u­a­tion d’après guerre.

Se trou­vant placé, dès que s’imposait la liq­ui­da­tion de la sit­u­a­tion, devant le dan­ger d’un désas­tre immé­di­at, le gou­verne­ment français a voulu gag­n­er du temps en répar­tis­sant le fardeau devenu insup­port­able pour les mass­es pro­duc­tives, sur une longue série d’années et en méri­tant en même temps la recon­nais­sance de la haute finance ain­si que celle de tous les prof­i­teurs de guerre qui enten­dent met­tre en sûreté leurs mil­lions volés.

« Après nous le déluge ! » telle est la devise de nos gouvernants.

[/Christian Cornélis­sen./]


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