La Presse Anarchiste

L’anarchisme hier et aujourd’hui

Entrée en matière

La pro­pa­gande anar­chiste tra­verse actuel­le­ment une phase ingrate. Il serait vain de le nier. Il y a de mul­tiples causes à cette situa­tion de fait. C’est en les exa­mi­nant sans par­ti pris, sans œillères, sans esprit de clan, que pour­ront être appor­tées des amé­lio­ra­tions immé­diates en atten­dant les solu­tions satisfaisantes.

Le malaise est né des évé­ne­ments qui bou­le­versent actuel­le­ment le monde – et qui mettent à rude épreuve les théo­ries d’antan.

Crise de l’anarchisme ? Crise des méthodes de pro­pa­gande ? Crise d’anarchistes ? Voi­ci des ques­tions aux­quelles il faut répondre même si les réponses doivent sus­ci­ter la tem­pête dans les encriers.

Le mieux est d’aller droit au but. Savoir : 1° si l’anarchisme est sus­cep­tible de subir une crise ; 2° si les méthodes de pro­pa­gande usi­tées hier sont tou­jours valables et si cer­taines par­mi celles adop­tées plus récem­ment ne vont point à l’encontre du but pour­sui­vi ; 3° si les anar­chistes res­tent des anarchistes.

Doit-on pré­ci­ser que le débat doit être por­té sur le plan mon­dial ? N’est-ce point d’ailleurs d’Argentine que s’est éle­vée la pre­mière pro­tes­ta­tion – à notre connais­sance – contre des ini­tia­tives ou réformes intem­pes­tives en usage chez les anar­chistes après la seconde guerre mon­diale. Éclai­rons tout de suite notre lan­terne en publiant, in-exten­so, l’article en ques­tion, paru dans La Obra de Bue­nos-Aires et repro­duit par L’A­du­na­ta dei Refrat­ta­ri de New-York :

[(Crise de l’anarchisme ? – Au cours de ces der­nières années nous avons pu res­sen­tir une cer­taine inquié­tude pour le déve­lop­pe­ment et même l’existence de notre idéal. Nom­breux sont les cama­rades qui, pré­oc­cu­pés des condi­tions dans les­quelles évo­lue le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal, ont pro­po­sé des réformes ou pris des ini­tia­tives le plus sou­vent inopé­rantes. Il n’y a pas, selon nous, de crise de l’anarchisme. Celle dont nous souf­frons est une crise d’hommes, de valeurs nou­velles, capables de sus­ci­ter des mou­ve­ments puis­sants et s’appuyant sur de solides bases révolutionnaires.

Depuis l’époque des pré­cur­seurs notre mou­ve­ment anar­chiste a tou­jours été com­bat­tu avec fureur par les classes para­sites : bour­geoi­sie, État, cler­gé. Mais, en dépit des échecs momen­ta­nés, il reprit tou­jours son élan, parce que sa semence est féconde, parce qu’il com­bat pour la libé­ra­tion de l’humanité dans le sein de laquelle il plonge ses racines. La crise de l’anarchisme est incon­ce­vable. Une des causes les plus impor­tantes du ralen­tis­se­ment de notre action révo­lu­tion­naire et de l’insuffisante influence qu’elle exerce sur le milieu social, et en par­ti­cu­lier dans le monde des tra­vailleurs, c’est la peur. La peur de se dres­ser réso­lu­ment et avec per­sé­vé­rance contre le cou­rant qui menace de nous sub­mer­ger. Les uns en rai­son des souf­frances endu­rées à la suite d’arrestations, per­sé­cu­tions, tor­tures, etc.; les autres parce qu’ils se sentent trop faibles pour abor­der réso­lu­ment les pro­blèmes qui, chaque jour, sont posés à notre mouvement.

Si nous appro­fon­dis­sons la ques­tion nous ver­rons que la las­si­tude que nous déplo­rons est déter­mi­née par l’insuffisance d’énergie mili­tante. Si nous ne par­ti­ci­pons pas acti­ve­ment, avec l’esprit com­ba­tif, à la vie des tra­vailleurs, nous ne réus­si­rons jamais à créer l’ambiance pro­pice à la for­ma­tion d’un mou­ve­ment social qui tienne compte des faits sans rien aban­don­ner de, nos idées.

Le réfor­misme et les dic­ta­tures de toutes cou­leurs détruisent dans les peuples tout ves­tige de culture et de liber­té. Dans cer­tains pays de nom­breux cama­rades com­mettent une erreur regret­table : ils attendent que les régimes de force s’écroulent d’eux-mêmes – résul­tat d’un pro­ces­sus de décom­po­si­tion éco­no­mique ou poli­tique pro­duit par des fac­teurs étran­gers à notre mou­ve­ment – pour com­men­cer à envi­sa­ger les pos­si­bi­li­tés de la lutte. Une telle conduite ne peut se jus­ti­fier que par la lâche­té, et c’est un moyen com­mode d’éluder le com­bat. Je me hâte d’ajouter que l’attitude de cer­tains cama­rades – qui se disent anar­chistes – est sus­cep­tible de sté­ri­li­ser la pro­pa­gande de nos idées dans le peuple en fai­sant obs­tacle à une plus intime cohé­sion dans notre milieu.

Les révi­sion­nistes, comme ceux qui veulent orga­ni­ser les anar­chistes, détournent des éner­gies pré­cieuses qui pour­raient être mieux employées. Pour agir l’organisation n’est pas néces­saire ; les anar­chistes tou­jours spon­ta­nés dans leurs actes savent semer à pleines mains, tant indi­vi­duel­le­ment que col­lec­ti­ve­ment. D’ailleurs l’action ne peut être mesu­rée ni taxée.

Une fois enga­gé dans la lutte l’anarchiste est à son poste, prêche d’exemple, visant à la réa­li­sa­tion concrète et reven­di­ca­trice de la trans­for­ma­tion sociale, à la for­ma­tion d’un monde libre. Nous savons que de nom­breux obs­tacles s’opposent au dyna­misme de nos cama­rades qui, sur tous les points du monde, servent de cibles aux coups de la réac­tion ; mais ceci ne jus­ti­fie pas l’apathie et les dévia­tions et devrait, au contraire, rendre les esprits plus ardents, en regard des cruau­tés et des oppres­sions que les tyrans exercent sur les peuples soumis.

Libé­rons-nous de la crainte, de l’apathie et du confor­misme de ce cercle étroit dans lequel nous vivons. Fai­sons œuvre de vrais mili­tants et nous sus­ci­te­rons dans notre mou­ve­ment cet élan néces­saire pour trou­ver ce que tant de cama­rades cherchent : la for­mule pour résoudre la crise. Car la seule crise qui existe est une crise d’anarchistes.

[/​Julio./​]

)]

L’humeur de l’auteur, les argu­ments accu­mu­lés dans cet article, sont influen­cés sans conteste par les dif­fi­cul­tés ren­con­trées en Argen­tine – ain­si qu’en Espagne – par nos cama­rades aux prises avec la dic­ta­ture. Cepen­dant lorsque Julio déclare que « la crise de l’anarchisme est incon­ce­vable », nous lui don­nons par­fai­te­ment rai­son. Il ne sau­rait y avoir doute en l’occurrence. L’anarchisme est une manière de vivre en socié­té – où l’autorité aurait com­plè­te­ment dis­pa­ru qui n’a pas été mise à l’épreuve dans des condi­tions nor­males [[II y a eu, en Espagne, durant la guerre civile, des essais de vie anar­chiste qui ne pou­vaient être pro­bants.]]. Il ne peut y avoir crise que si l’expérience révèle des défauts graves ou démontre l’impraticabilité.

Pour le reste nous par­ta­geons ici son opi­nion sur l’organisation anar­chiste, sur la baisse de l’esprit com­ba­tif, tout en dif­fé­rant d’avis sur la révo­lu­tion-pana­cée. D’autre part, il s’en prend au révi­sion­nisme qui, lui, se pré­sente sous divers aspects.

Que disent, qu’écrivent, que pensent, en effet, un cer­tain nombre d’écrivains et d’orateurs liber­taires qui veulent s’évader de règles trop strictes, dans leur désir de gagner à leur idéal les grandes masses.

Pour les uns il faut repen­ser l’anarchisme, faire plus moderne, ne pas trans­for­mer les théo­ries en dogmes. Pour d’autres il faut aller plus loin. D’a­bord se débar­ras­ser du mot « anar­chie » qui effraie les pro­sé­lytes. Le mot, disent-ils, a été lan­cé en défi à la tête des adver­saires de ten­dance au temps où le socia­lisme se décan­tait. Aujourd’­hui il n’a pas sa rai­son d’être, il est anti­pa­thique et éloigne ceux qui seraient prêts à adop­ter nos thèses… sous une autre appellation.

Rap­pe­lons, pour mémoire, ceux qui « repensent » l’anarchisme à leur façon, pro­diguent les « mots d’ordre », orga­nisent sur un mode qui fleure bon le cen­tra­lisme et impriment des énor­mi­tés qui laissent pan­tois le mili­tant. Révi­sion­nistes qui s’ignorent, mais non les moins dangereux.

Ces divers cou­rants ne sont pas nou­veaux. Nous les avons connus en France durant l’entre-deux-guerres. Ils exis­taient même au début de ce siècle ; ce qui pro­vo­qua, alors, des contro­verses passionnées.

Pour­tant, devra-t-il por­ter l’étiquette révi­sion­niste – avec ce qu’elle com­porte d’inamical – celui qui pense qu’il n’est point néces­saire à l’anarchisme de res­ter figé en un cre­do intou­chable pour gar­der sa pure­té et qu’il ne sau­rait igno­rer sans dom­mages les trans­for­ma­tions sociales qui s’opèrent jour après jour, et ce qu’elles ont d’influence sur le com­por­te­ment de nos contemporains.

Ce serait démen­tir en ce cas toutes les affir­ma­tions de nos théo­ri­ciens du xixe siècle, dont les sys­tèmes sont dépas­sés certes, mais qui tous néan­moins pro­fes­saient cette idée que l’anarchisme est un per­pé­tuel devenir.

Alors quelle for­mule adop­ter ? Peut-on sans se déju­ger pra­ti­quer l’opportunisme ? Aller aux masses, c’est-à-dire sacri­fier la qua­li­té au béné­fice de la quan­ti­té, n’est-ce point là une tac­tique qui dis­si­mule un mor­tel danger ?

Un point semble acquis : les conclu­sions des Kro­pot­kine Reclus, Mala­tes­ta, Sébas­tien Faure et de quelques autres, quant à la solu­tion du pro­blème social, ne sont plus accep­tables telles quelles. Deux guerres, la révo­lu­tion russe – qui a engen­dré le com­mu­nisme auto­ri­taire que nous connais­sons – ont modi­fié pro­fon­dé­ment les don­nées de ce pro­blème social. C’est notre tâche d’adapter à notre temps, sans tra­hir les pion­niers, l’ensemble de leurs travaux.

En une série d’articles nous essaie­rons de faire le point. Tout en invi­tant ceux que la chose inté­resse à nous com­mu­ni­quer impres­sions et commentaires.

[/​Louis Lou­vet./​]

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