Le mot « anarchie » dont nous nous servons en Europe est presque aussi vieux que la civilisation européenne ; par contre, le mot « socialisme » n’a pas plus de cent trente ans d’existence, et cette existence est dominée aujourd’hui par trois expériences qui toutes ont été fondées sur la divinisation de la société : le socialisme soviétique, le national-socialisme et le socialisme démocratique d’inspiration néo-jacobine et dirigiste. Face, à l’anarchisme c’est donc le socialisme qui représente l’élément historico-politique, transitoire et éphémère, lequel dissimule sous sa masse une réalité psychologique plus profonde, et seule valable en fin de compte. Et s’il fallait une preuve à cette vérité, je la verrais quotidiennement prononcée par le contraste entre l’idée et le mouvement.
Le mouvement anarchiste a eu des hauts et des bas et a même complètement disparu à maintes reprises et dans maints pays, si par mouvement on entend l’organisation des groupes unis par une solidarité de programme. Parfois aussi il a cru démesurément et perdu de sa pureté : on a vu agir, au nom du mouvement ainsi élargi, des fauteurs de guerre, des ministres, et jusqu’à des policiers. À cette occasion les camarades ont répondu aux faciles plaisanteries de l’adversaire de la seule façon qui convenait : « Autre chose est le mouvement, ont-ils dit, et autre chose l’idée ; l’un peut faillir sans que l’autre soit atteinte ; nous en appelons à l’idée, des fautes du mouvement. » Ces vérités sont incontestables ; on pourrait même avancer que le mouvement, en tant qu’application partielle, étroite et forcément unilatérale du principe, est voué par sa nature aux tribulations, aux erreurs, aux luttes intestines et aux scissions ; tandis que l’idée comme telle, le principe de la pensée libre et de l’esprit de révolte, est confirmée sans cesse, par chacune des vicissitudes de la pratique.
Il est naturel, au surplus, que l’idée soit plus répandue que le mouvement au sens organique du terme. Elle sommeille ou s’agite dans des milliers ou des millions d’esprits, tandis que le mouvement ne se compose, en règle générale, que du petit nombre de ceux qui éprouvent au même moment et de la même manière, le besoin de militer. Plus ce militantisme est exclusif ou sectaire, et plus il repousse, dans une – désaffection qui est souvent loin d’être de l’inactivité, les amis de l’idée qui souffrent de la voir rétrécie ou défigurée.
La France est un pays d’ancienne dissémination des idées anarchistes, et qui compte dans ce sens une pléiade de penseurs, d’hommes d’action, de propagandistes ayant exercé une influence profonde sur les esprits – surtout avant la période qui est la nôtre. C’est en même temps un pays d’institutions centralistes et de traditions révolutionnaires héritées de la monarchie, du jacobinisme et de l’Empire et où la vie locale et régionale est systématiquement sacrifiée. Les tendances à l’autonomie individuelle et collective par rapport à l’État y sont théoriquement vives, mais pratiquement paralysées, vite réduites à une fronde platonique ou à un repliement sur soi. De là vient sans doute la disproportion entre le nombre des gens qui, de tempérament, de sentiment et d’idées, sont imprégnées d’anarchisme et portent l’empreinte de sa tradition, et de l’autre celui des militants ou réalisateurs en activité. L’anarchisme compte en France, à mon avis, environ cent mille partisans dispersés dans toutes les couches sociales et principalement là où une certaine indépendance matérielle existe dans le travail et les conditions de vie ; mais le nombre de ceux qui lisent régulièrement notre presse est bien plus faible, sauf dans les moments de grande agitation sociale, et le nombre de ceux qui participent à une action collective « anarchiste » est relativement infime. Le reste fut plus ou moins rebuté, à un moment quelconque, par les antinomies entre la pratique et l’idéal au sein du mouvement organisé. Les sphères d’activité individuelle des cent mille anarchisants conscients que l’on trouve dans les moindres bourgades, sont de petits cercles locaux, des associations syndicales, coopératives, éducatives, anticléricales, mais cette activité consiste surtout dans l’exemple d’un mode de vie et de pensée plus ou moins libéré des préjugés et des contraintes sociales.
Le divorce du « mouvement » proprement dit et de ces milieux d’influence anarchiste diffuse, se traduit par la hausse et la baisse du tirage de nos journaux. Celui-ci varie ainsi du simple au décuple, selon la situation générale, mais aussi et surtout selon la capacité des rédacteurs à donner satisfaction aux besoins d’expression des « milieux libertaires » – et pas seulement du « mouvement ». C’est à ce prix que le mouvement lui-même peut prendre l’extension et recouvrer la vie que les milieux, plus ou moins « atomisés », lui accordent ou lui refusent selon qu’il reconnaît à l’idée toute son ampleur ou l’étouffe en la restreignant à une idéologie.
« Être en France une petite secte socialiste moribonde, ou donner l’exemple d’un anarchisme authentique et conscient de son immense envergure humaine », voilà comment j’exprimerais, pour ma part, le dilemme posé par la situation actuelle.
Il va de soi que, selon moi, la mort de la secte ne serait pas pour autant la fin de l’idée : seulement celle-ci aurait à s’exprimer sous des formes neuves, et en marge d’une structure fossilisée.
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