La Presse Anarchiste

Si les hommes étaient intelligents

Un phi­lo­sophe a défi­ni l’intelligence comme étant la facul­té de tirer par­ti de l’expérience ». Et, à y bien réflé­chir, cette défi­ni­tion lapi­daire ren­contre vrai­ment toutes les sub­tiles opé­ra­tions de l’esprit. Mais si être intel­li­gent consiste à pou­voir tirer par­ti de son expé­rience – et de celle des autres, évi­dem­ment nous avons bien peur que l’intelligence n’a été que par­ci­mo­nieu­se­ment dis­pen­sée à l’homme.

Depuis des mil­lé­naires, l’histoire se répète, ajou­tant de nou­veaux mal­heurs aux mal­heurs anciens, sans qu’individuellement ou col­lec­ti­ve­ment l’homme se pré­mu­nisse contre ce qui ne peut quand même plus être consi­dé­ré comme une fata­li­té ori­gi­nelle. Que ce soit l’homicide volon­taire, que ce soit l’asservissement d’autrui, que ce soit le dépouille­ment, sub­til ou bru­tal, d’autrui, toutes ces mal­fai­sances, qui sont la honte et le mal­heur de l’humanité, rien de tout cela n’est fatal. Ce sont les consé­quences pré­vi­sibles d’une cer­taine orga­ni­sa­tion de la socié­té. L’inégalité de par­tage des biens de consom­ma­tion ou de jouis­sance est à la base de tous les conflits, aus­si bien sur le plan indi­vi­duel que sur celui des col­lec­ti­vi­tés. Tous les pro­cès, toutes les grèves, toutes les guerres n’ont pas d’autre ori­gine. Si les hommes étaient vrai­ment doués d’intelligence et de sens moral, ils auraient depuis long­temps chan­gé les bases de la socié­té et réa­li­sé ce para­dis ter­restre pour tous qu’on ne pro­met qu’à de rares élus… après leur trépas.

Évi­dem­ment, tous les hommes ne souf­frirent pas éga­le­ment de cet état de choses. Il en est même qui, par une étrange per­ver­sion, tirent satis­fac­tion et hon­neur des misères et des souf­frances qu’ils font endu­rer aux autres et qui ne goûtent la saveur des fruits qu’à la condi­tion qu’ils soient seuls à en jouir.

Mais la grande majo­ri­té des hommes, l’innombrable mul­ti­tude des hommes subissent les pires dom­mages de cet état de choses. Non seule­ment ils forgent de leurs mains les richesses dont les autres jouissent, pen­dant qu’eux-mêmes végètent dans le plus grand dénue­ment, mais encore ils exposent leur vie – et la perdent le plus sou­vent – pour la conquête d’avantages au pro­fit exclu­sif de ceux qui déjà vivent de leur propre asservissement.

Pour enle­ver le carac­tère odieu­se­ment abu­sif de cette inéga­li­té sociale, on a éla­bo­ré un inex­tri­cable lacis de lois, on lui a créé un « droit ». Et ce sont évi­dem­ment les béné­fi­ciaires du régime qui font ces lois, les inter­prètent et aus­si les défendent. Parce que ces lois, qui sont le plus sou­vent contraires à l’ordre même de la nature, n’auraient aucune valeur si elles n’étaient impo­sées par la vio­lence… et par la persuasion.

Et par la per­sua­sion… La force, qui suf­fi­sait aux barons médié­vaux, ne convient plus à nos élites dégé­né­rées. Elles ont des armes plus redou­tables, bien qu’elles requièrent moins de cou­rage per­son­nel. Et c’est ici que nous déses­pé­rons vrai­ment de l’intelligence humaine. Parce qu’il est pos­sible de sur­prendre la cré­du­li­té de gens igno­rants cour­bés sous le poids de pré­ju­gés sécu­laires. Mais nous sommes au ving­tième siècle. Les esprits sont affran­chis des inter­dic­tions de la foi. Le libre exa­men est un droit, sinon un fait. La cri­tique a pas­sé au crible de la rai­son tout ce qui pré­ten­dait se sous­traire à la lumière. Et dans la masse énorme des infor­ma­tions, il y a suf­fi­sam­ment de nour­ri­ture pour la vérité.

Les inéga­li­tés, les injus­tices, les spo­lia­tions dis­pa­raî­traient, en dépit des lois qui les consacrent, si tous ceux qui en souffrent s’unissaient un beau jour pour s’en affran­chir. Les guerres qui se suivent à une cadence tou­jours plus accé­lé­rée, et qui sont tou­jours plus meur­trières, ces­se­raient, en dépit de ceux qui s’en repaissent, si tous les peuples qui s’y ruinent se don­naient la main. Et ain­si de tous les maux qui affligent l’humanité et qui sont la confu­sion de la nature même de l’homme, il suf­fi­rait de la volon­té de ceux qui en souffrent pour sup­pri­mer les causes qui les engendrent. Ces causes ne sont autres que l’appropriation indi­vi­duelle ou col­lec­tive des biens et des moyens qui sont éga­le­ment indis­pen­sables à tous les humains. De là, les convoi­tises, les com­pé­ti­tions, les violences.

Mais c’est là un aveu que les béné­fi­ciaires de ces abus ne peuvent faire. Et comme ceux-ci sont à la base de tout notre édi­fice social et même de notre civi­li­sa­tion, il a fal­lu créer une morale adé­quate. Et c’est ain­si qu’une socié­té basée sur l’inégalité sociale repose néces­sai­re­ment sur le men­songe et l’hypocrisie. Et c’est lorsque ceux-ci s’avèrent insuf­fi­sants qu’on les com­plète par la force ; sur le plan poli­tique, cela donne les dictatures.

Nous vivons une époque où le men­songe est deve­nu une sorte de moyen de gou­ver­ne­ment. Pour tirer du peuple des sacri­fices tou­jours plus grands, il faut le « convaincre » que ceux-ci le garan­ti­ront contre des sacri­fices plus grands encore. C’est ain­si qu’on lui rogne ses liber­tés, sous pré­texte que celles-ci sont mena­cées par un redou­table enne­mi. Et si on lui rogne ses liber­tés, c’est parce qu’on veut éga­le­ment lui rogner ses biens, et que ces liber­tés lui per­met­taient de les défendre. Tel savant, qui applique avec le plus grand scru­pule la méthode expé­ri­men­tale dans ses recherches scien­ti­fiques, accepte, dans le domaine éco­no­mique et social, les plus absurdes pos­tu­lats. Faut-il croire qu’une sou­mis­sion sécu­laire a mar­qué d’une empreinte indé­lé­bile la conscience humaine ou s’agit-il sim­ple­ment d’une lâche­té devant le men­songe uni­ver­sel­le­ment accepté ?

Tare congé­ni­tale ou fai­blesse morale, les consé­quences sont absur­de­ment dra­ma­tiques. La terre regorge de richesses, le monde encore indé­cou­vert est immense en com­pa­rai­son des ter­rains explo­rés et exploi­tés, la science et la tech­nique ont pra­ti­que­ment abo­li les limites de l’impossible, la pro­duc­ti­vi­té s’accroît chaque jour. Et tous les moyens de pro­duc­tion se déve­lop­pe­raient jus­qu’au pro­dige s’ils n’étaient frei­nés par d’égoïstes spé­cu­la­tions. S’il exis­tait une éga­li­té de droit et de fait entre tous les hommes et si les pen­sées et les efforts de tous étaient ten­dus vers le bon­heur de cha­cun, les biens de jouis­sance seraient tel­le­ment abon­dants que les dési­rs les plus insen­sés pour­raient être satisfaits.

Au lieu de cela – et par le seul vice fon­da­men­tal de l’appropriation – les trois quarts de l’humanité crou­pissent dans la plus lamen­table déchéance phy­sique et morale. Des popu­la­tions entières péris­sent de famine pen­dant que, pour main­te­nir les cours, on détruit volon­tai­re­ment les den­rées qui pour­raient les sau­ver. Et lorsque la pro­duc­tion mer­can­tile s’accumule, faute d’acheteurs, dans les han­gars en sté­ri­li­sant le capi­tal, les chefs d’État recourent au réar­me­ment, en atten­dant de déchaî­ner la guerre, source de régé­né­res­cence du capi­ta­lisme défaillant.

Et cela dure, et cela se répète.

Si les hommes étaient vrai­ment des êtres intel­li­gents, il n’y aurait plus de guerre et le bon­heur, pour tous, régne­rait sur le monde.

[/​Jean de Boe./​]

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