La Presse Anarchiste

In Memoriam Manuel Devaldès 1

Dans l’allocution que Manuel Deval­dès pro­non­ça à l’occasion, de mon 77e anni­ver­saire, il rap­pe­la qu’il fit ma connais­sance aux envi­rons de 1900, en même temps que celle de l’ère nou­velle, titre du pério­dique que j’éditais alors. On doit com­prendre quel choc ce fut pour moi de rece­voir, à la fin de décembre der­nier, un faire-part m’annonçant que l’auteur de « La Mater­ni­té consciente » et de « Croître et mul­ti­plier, c’est la guerre » venait de décé­der le 22 décembre, à Paris, à l’hôpital Necker, à l’âge de 81 ans. Je savais – mais vague­ment – que depuis quelque temps sa san­té lais­sait à dési­rer – la plu­part des octo­gé­naires en sont là – mais j’étais loin de m’attendre à une dis­pa­ri­tion aus­si rapide qu’inattendue.

Un à un donc, les vieux col­la­bo­ra­teurs de « l’en dehors » et de « l’Unique » nous quittent. Jean Mares­tan, Louis Estève (à la col­la­bo­ra­tion duquel j’aurais dû consa­crer la place qu’elle méri­tait, car ses Vains Pro­pos étaient appré­ciés par bon nombre de nos amis), Aurèle Pator­ni, col­la­bo­ra­teur occa­sion­nel mais indi­vi­dua­liste pur sang. Le tour est venu main­te­nant de Manuel Devaldès !

On trou­ve­ra, sup­plé­men­tant l’évocation que je me pro­pose de grif­fon­ner, des textes éma­nant d’individualités l’ayant appro­ché de près ou ayant col­la­bo­ré avec lui. Dans ce qui va suivre je m’occuperai sur­tout de Deval­dès dans ses rap­ports avec « l’en dehors » et « l’Unique ». À tous ces textes, nous avons joint les réponses qu’il fit à deux enquêtes, l’une parue dans « l’ère nou­velle » de fin jan­vier 1911, l’autre insé­rée bien plus tard dans « l’en dehors ».

Mais la col­la­bo­ra­tion de Manuel Deval­dès s’est mani­fes­tée sous bien d’autres formes, articles et contes par exemple : « État, régime bol­ché­vique et objec­tion de conscience (l’en dehors n° 112) », « le Dra­gon de l’Apocalypse », « la vieille demoi­selle », « le fils de son père », « Nietzsche et le retour éter­nel », « De Stir­ner à Mal­thus » (ces deux der­niers dans « l’Unique »). Et j’en passe. Mais son apport consis­ta prin­ci­pa­le­ment dans ce ras­sem­ble­ment d’aphorismes, de réflexions, de médi­ta­tions, de cri­tiques plus ou moins éten­dus qu’à par­tir de jan­vier 1937 il envoya à « l’en dehors » sous le titre de Sur la table rase, puis, à comp­ter du pre­mier fas­ci­cule de « l’Unique » sous l’appellation. Haute École. Là il se mon­trait l’individualiste qu’il était, se sou­ciant peu d’être com­pris. (La der­nière « Haute École » devait paraître dans le n° d’août 1956 de « Défense de l’Homme »).

Dans les fas­ci­cules 51, 52 et 53 de « l’Unique » a paru, sous sa signa­ture, une tra­duc­tion soi­gneu­se­ment mise au point d’une étude d’Edward Car­pen­ter sur Quelques amis de Walt Whit­man. Tout le monde sait le rôle que l’amitié mas­cu­line a joué dans l’existence du poète de « Feuilles d’Herbe », tou­jours enclin à se déro­ber aux marques d’affection fémi­nine. Edward Car­pen­ter, qui connais­sait très bien Whit­man, avait exa­mi­né son cas avec beau­coup de tact et de com­pré­hen­si­bi­li­té, en recou­rant d’ailleurs à des docu­ments de pre­mière main. C’est une contri­bu­tion très sérieuse à la bio­gra­phie d’un homme dont l’influence sur la lit­té­ra­ture uni­ver­selle est indéniable.

Manuel Deval­dès n’aimait pas se pro­duire en public, sur­tout après 1945. Cepen­dant, sous l’égide de « l’Unique », il fit au Foyer végé­ta­lien, rue Mathis, à Paris, une cau­se­rie sur Nietzsche, puis, le 19 mars 1948, au café de la Mai­rie, place Saint-Sul­pice, il pré­sen­ta Edmond, Burke et la Socié­té natu­relle. Ce fut sa der­nière cau­se­rie dans le milieu des amis de « l’Unique ».

Par­mi les écrits de Deval­dès, il en est un qui inté­resse plus spé­cia­le­ment le mou­ve­ment anar­chiste indi­vi­dua­liste, il s’agit d’une bro­chure inti­tu­lée Réflexions sur l’individualisme (Édi­tions du « Liber­taire » 1910, puis de « l’anarchie » 1913), qu’on peut consi­dé­rer comme conte­nant l’essence du « stir­né­risme ». L’auteur s’y réfère sou­vent d’ailleurs à « L’Unique et sa pro­prié­té » et à John-Hen­ry Mac­kay. Pour Deval­dès, les pri­mor­diales sont la force qui est savoir, et la fai­blesse qui est croire. À l’intérêt des divi­ni­tés ima­gi­naires, l’individualisme oppose son inté­rêt, à toute cause pré­ten­due supé­rieure, il oppose sa cause. À l’altruiste, être super­fi­ciel, reli­gieux, qui se sacri­fie par devoir, s’oppose l’égoïste, qui se sacri­fie par pas­sion, l’être irré­li­gieux. Tout homme doit être l’artisan de son propre bon­heur, mais pour être heu­reux, il faut être puis­sant et libre : la science seule peut dis­pen­ser à l’homme la force et la liber­té ; – ce qu’il faut gref­fer sur la nature en lui, c’est la science et non la morale.

Tou­jours selon Deval­dès, la valeur morale et sociale d’un acte pour­rait se mesu­rer à la quan­ti­té de vie qu’il fait naître et entre­tient ou qu’il anéan­tit, c’est-à-dire par la joie ou la dou­leur qui en découle ; et ce serait à l’aide de cet éta­lon, inter­pré­té en outre selon son sen­ti­ment, que l’individu fixe­rait ses rap­ports avec autrui, consi­dé­ré comme « asso­cié, indif­fé­rent ou hos­tile ». La clef de voûte de la morale indi­vi­dua­liste est « agis envers autrui comme l’autre agit envers toi ». C’est le « don­nant, don­nant » stir­né­rien, la thèse du contrat basé sur la réci­pro­ci­té des gestes ou des sentiments.

Tout cela n’empêche pas la pra­tique de la bon­té dans nos rela­tions avec autrui, l’égo-altruisme. L’individualiste à la Deval­dès n’est pas a‑sociable, il est prêt à s’associer, mais volon­tai­re­ment, à condi­tion de ne pas ser­vir l’association comme fin, de sacri­fier quoi que ce soit de son indi­vi­dua­li­té à l’intérêt illu­soire de l’association ; il veut que ce soit l’association qui lui serve, à lui, comme fin ; en résu­mé, l’association est pour lui, un moyen de sa vie et non le but de la vie. Comme on le voit, dans ce prin­cipe « indi­vi­dua­liste et liber­taire » de l’association nous retrou­vons le thème stir­né­rien de « l’association des égoïstes ».

Deval­dès n’éprouvait aucune sym­pa­thie pour Nietzsche. Il lui repro­chait, en exal­tant la volon­té de puis­sance, d’as­si­mi­ler puis­sance à domi­na­tion et d’opposer à la morale des esclaves une morale de maîtres, au lieu d’une morale d’hommes libres. Mais dans l’esprit de l’auteur du « Cré­pus­cule des Idoles » de quelle sorte de domi­na­tion s’agissait-il ? Sur soi et c’est là ce qui carac­té­ri­se­ra le Sur­homme, n’est-il pas vrai ? On ne peut oublier que le soli­taire de Sils-Maria fut l’irréductible adver­saire de l’État

Depuis quelque temps, Manuel Deval­dès pen­sait qu’il était un peu oublié, lais­sé à l’arrière-plan. Du moins, il me le semble. Les tra­duc­tions de ses « Réflexions sur l’Individualisme », de « La Mater­ni­té Consciente » (deux édi­tions en langue espa­gnole) remon­taient à plu­sieurs années. Ce n’est pas entiè­re­ment exact. Jamais on n’a fait le silence sur les thèses qui lui étaient chères et dont il avait été l’ardent pro­pa­gan­diste, et tout récem­ment encore dans deux ouvrages impor­tants parus en espa­gnol à Bue­nos-Aires : His­to­ria sexual de la Huma­ni­dad (tra­duit éga­le­ment en por­tu­gais et édi­té à Rio-de-Janei­ro) et Huma­ni­ta­ris­mo, l’écrivain rou­main uni­ver­sel­le­ment connu, Eugen Rel­gis, main­te­nant éta­bli à Mon­te­vi­deo, a rap­pe­lé le rôle joué par le dis­pa­ru dans les pro­blèmes sou­le­vés par l’influence de la sur­po­pu­la­tion sur la guerre, sur la Morale de la Mater­ni­té consciente, insis­tant sur sa coopé­ra­tion à l’œuvre et à l’action néo-mal­thu­sienne. Dans le second des ouvrages que je viens de citer, Eugen Rel­gis exa­mine, dis­cute et met à la place qui leur revient les « Réflexions sur l’individualisme ».

Manuel Deval­dès est par­ti sans bruit, comme sur la pointe des pieds : Sa haute taille, sa pres­tance, ses allures de Viking nous inci­taient à croire qu’il devien­drait cen­te­naire, que plu­sieurs années encore, conser­vant sa luci­di­té d’esprit, il conti­nue­rait à se dépen­ser, non par obli­ga­tion, mais pour le plai­sir de le faire, pour son conten­te­ment et pour notre plai­sir à nous. Nous regret­tons tous que notre espoir ait été déçu. Nous ne pou­vons faire davan­tage, hélas !

[/​E. Armand/​]

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