La Presse Anarchiste

In Memoriam Manuel Devaldès 2

Avec mon vieil ami Manuel Deval­dès qui vient de nous quit­ter s’éteint le der­nier des pion­niers du mou­ve­ment ini­tial du néo-mal­thu­sia­nisme fran­çais. Il fut, en effet, un des pre­miers et des plus lucides défen­seurs des prin­cipes éta­blis par R.T. Mal­thus dans son Essai sur la loi de popu­la­tion.

Dès la créa­tion par Eugène Hum­bert du pério­dique Géné­ra­tion Consciente en 1908, après la dis­pa­ri­tion de Régé­né­ra­tion publié dès 1903 par Paul Robin, c’est ponc­tuel­le­ment dans presque chaque numé­ro que se retrou­vait la signa­ture de Manuel Deval­dès au bas d’écrits tou­jours fon­ciè­re­ment logiques et appuyés sur des faits pré­cis. En com­pa­gnie des col­la­bo­ra­teurs atti­trés de ce jour­nal : Edouard Ganche, Nel­ly Rous­sel, Giroud-Har­dy, Sébas­tien Faure, Alfred Naquet, Ch. Mala­to, Jean Mares­tan, etc., Manuel Deval­dès écri­vit, dans une langue châ­tiée, des études diverses supé­rieu­re­ment trai­tées car c’est à l’idée néo-mal­thu­sienne que, durant toute sa vie, il atta­cha les qua­li­tés maî­tresses dignes de libé­rer l’individu de ses ser­vi­tudes. C’est à ce pos­tu­lat qu’il a réser­vé ses meilleures pages.

Dans un article publié en août 1908 de Géné­ra­tion Consciente sous le titre « Qu’est le droit de vivre, pour qui n’a pas le pou­voir de vivre ? », on trouve cette conclu­sion plus que jamais exacte : « Et qui a le pou­voir de vivre quand il n’a pas de quoi vivre ? Si l’on par­vient à démon­trer la véri­té de la loi de popu­la­tion – chose faite – on démontre du même coup que dans le cas de sur­po­pu­la­tion, c’est-à-dire de dis­pro­por­tion entre la popu­la­tion et les sub­sis­tances dis­po­nibles dans le sens du manque de sub­sis­tances, il est des indi­vi­dus qui sont pri­vés du pou­voir de vivre, pour qui le droit de vivre demeure une abs­trac­tion, une idée sans vie – des indi­vi­dus qui, par consé­quent, le droit n’étant consti­tué que par le pou­voir, par la force, n’ont pas le droit de vivre.

« C’est ce qu’a dit Mal­thus, et ce sera sa gloire, plus tard, d’avoir dévoi­lé aux humains la pré­ca­ri­té de ce droit, qui peut leur être dénié au tri­bu­nal sans appel de la nature. »

Dans cette autre étude, vieille de près de 50 ans puisqu’elle parut dans Géné­ra­tion Consciente d’octobre 1908 sous le titre : « Contre la guerre par la limi­ta­tion des nais­sances », on trouve ceci qui a un rap­port cer­tain avec les brû­lants pro­blèmes de l’heure pré­sente sur les méfaits du colo­nia­lisme en Algé­rie : « Nos gou­ver­nants ont fait faire, récem­ment, dans cette Algé­rie qui est, selon M. Mes­si­my, un « admi­rable réser­voir d’hommes » autre­ment dit de chair à canon, des « son­dages » en vue de faire revê­tir aux Arabes la livrée mili­taire. Des mani­fes­ta­tions signi­fi­ca­tives se pro­dui­sirent, des­quelles il résulte que les Arabes déclinent l’honneur de se faire trouer la peau au ser­vice de mes­sieurs les capi­ta­listes français »

En 1908, tou­jours, Eugène Hum­bert édi­ta La chair à canon, qui eut plu­sieurs réédi­tions ; dans cette bro­chure Manuel Deval­dès expo­sait déjà ce qu’il a appe­lé, par la suite, le paci­fisme scien­ti­fique. Fémi­niste sans miè­vre­rie, indi­vi­dua­liste déter­mi­né, inter­na­tio­na­liste il trai­ta avec talent de tous les sujets s’y rap­por­tant, Sous l’angle du néo-mal­thu­sia­nisme, dans de nom­breux articles dont voi­ci quelques titres : « La bonne nature », « Contre le para­si­tisme des brutes pro­li­fiques », « Mal­thu­sia­nisme et posi­ti­visme », « L’Individualité fémi­nine ». « Psy­cho­lo­gie de la brute pro­li­fique », « La famille néo-mal­thu­sienne », « Des parents sans droits devant l’Enfant sans devoirs », etc. Il col­la­bo­rait aus­si aux jour­naux et revues d’avant-garde tels que « l’en dehors » (et « l’Unique » qui lui suc­cé­da), « le Semeur », ain­si qu’à cer­taines publi­ca­tions anglaises. Puis, ce fut la guerre, celle de 1914 – 18, et l’arrêt de toute acti­vi­té pour les hommes de la trempe de Deval­dès. Comme son ami E. Hum­bert, il s’insoumit et se condam­na à l’exil volon­taire en Angle­terre, où il vécut la rude vie des trans­plan­tés jusqu’à la pres­crip­tion militaire.

Dès que nous publiâmes La Grande Réforme en 1931, Manuel Deval­dès reprit avec nous le com­bat. C’est alors que fut publiée son œuvre, maî­tresse Croître et mul­ti­plier, c’est la guerre, ouvrage qui ne vieillit pas et qui contient l’essentiel de la doc­trine néo-mal­thu­sienne dans son pro­blème majeur de l’équilibre mondial.

Dans la col­lec­tion de La Grande Réforme (1931 – 1939) et dans celle qui sui­vit, après la deuxième guerre mon­diale) (1946 – 1949) et qui comp­ta 32 numé­ros, Manuel Deval­dès conti­nua son intel­li­gente col­la­bo­ra­tion, scru­pu­leu­se­ment docu­men­tée. Ses chro­niques sur : « Les ensei­gne­ments de la guerre ita­lo-éthio­pienne, La réac­tion démo­gra­phique et intel­lec­tuelle en URSS, La sur­po­pu­la­tion polo­naise, Anti­sio­nisme en Pales­tine, Les conflits de la sur­po­pu­la­tion du Paci­fique, Deux conti­nents et la guerre en marche », etc., en ont fait un des écri­vains les plus com­plets de l’histoire du néo-mal­thu­sia­nisme dans ses rap­ports fon­da­men­taux avec la vie même des peuples.

Quand Eugène Hum­bert fut tué à Amiens sous les bom­bar­de­ments, Manuel Deval­dès à qui me liait une ami­tié de plus de qua­rante ans, me fut infi­ni­ment fra­ter­nel. Il accep­ta la pré­si­dence du groupe des « Amis d’Eugène Hum­bert » que nous fon­dions le 31 mars 1946, puis il me don­na avec beau­coup d’émotion son accord de publier en pré­face au livre que j’ai consa­cré à la vie et à l’action de mon com­pa­gnon la lettre si déli­cate qu’il m’avait envoyée dès qu’il sut la navrante nouvelle.

Les der­nières années de Manuel Deval­dès furent attris­tées par la mort de sa très chère com­pagne Léo­nie. Puis la fatigue et un cer­tain dégoût des hommes et des évé­ne­ments firent qu’il se retran­cha dans une hau­taine soli­tude. En 1948, par­mi ses nom­breuses lettres, je retrouve celle-ci dans laquelle il m’écrit : « La connais­sance du mal­thu­sia­nisme aura été pour moi quelque chose d’énorme dans ma vie intel­lec­tuelle. Il m’a fait voir les choses sous un jour tout nou­veau. Et, comme j’évolue sans cesse, j’arrive à ne plus être d’accord avec per­sonne. C’est le cas notam­ment avec les pré­ten­dus « libres pen­seurs », par exemple, sur ce qu’ils appellent comme tout le monde : l’amour. Je finis par deve­nir une sorte de puri­tain (au sens reli­gieux et anglo-saxon du terme). Si j’avais vécu au Moyen Âge, j’aurais été avec les Cathares – mais je n’irais pas jusqu’aux Skopt­zy… C’est pour­quoi votre lettre m’a tant char­mé. Per­sonne ne pense à vous autant que moi ; mais je me sens bien fati­gué et la manière dont nos efforts sont accueillis dans les milieux dits d’avant-garde (avant-garde de quoi, je me le demande, car leurs phrases et leurs ges­ti­cu­la­tions m’apparaissent de plus en plus sans valeur et gro­tesques) font que je me dés­in­té­resse de tout. »

En fin 1952, il res­sen­tit les pre­mières atteintes du mal qui devait l’emporter et quand je lui ren­dis visite les pre­miers jours de l’année sui­vante, je le trou­vais malade et vieilli, se plai­gnant de dou­leurs car­diaques. Ce fut la pre­mière fois aus­si qu’il me par­la de sa fin et me deman­da d’être par­mi les deux ou trois amis exé­cu­teurs tes­ta­men­taires qu’il avait choisis.

En novembre der­nier, le sachant très malade et nou­vel­le­ment sor­ti de l’hôpital Necker, je fus le voir. Il me pria d’accepter d’écrire une pré­face à un recueil de Contes qu’il avait l’intention d’éditer. Je lui fis cette pro­messe et nous nous sépa­râmes très émus, avec cette pres­cience sans doute que nous ne nous rever­rions pas.

De tels hommes, probes dans leurs concep­tions comme dans leur vie, sont l’honneur de l’humanité et leur perte s’avère irréparable.

[/​Jeanne Hum­bert./​]

La Presse Anarchiste