Notre cher Manuel Devaldès n’est plus. Il est parti sans bruit, et beaucoup de nos camarades ont ignoré sa mort. C’était avant tout un homme libre, à l’extrême pointe du non-conformisme dans tous les domaines, défendant ses thèses avec un entêtement dont il ne s’est jamais départi. Il faisait un peu figure d’isolé parmi nous, assistant rarement à nos réunions, suivant de loin nos discussions et ne consentant guère à parler en public.
Je connaissais Devaldès (pseudonyme d’Ernest Lohy), depuis soixante ans environ. J’avais été le premier à signaler dans la presse, en particulier la Critique, que dirigeaient Émile Strauss et Georges Bans, Hurles de Haine et d’Amour, poèmes édités en 1897 par Fernand Cierget. Lui-même avait fondé, avec Nathal Humbert, une excellente revue, d’un, format imposant. Cette revue, intitulée
On retrouve son nom par la suite dans la plupart des revues, jeunes ou vieilles, d’avant-garde. Il fut, avec Laurent Tailhade, Adolphe Retté, Janvion, Jean Marestan, Michel Zévaco et Mécislas Goldberg, l’un des rédacteurs, de la première heure, du Libertaire que venait de fonder Sébastien Faure en 1895. Il publia de nombreux, articles dans l’en dehors d’E. Armand, dans l’Unique, en passant par l’Action d’Art, les Humbles, le Malthusien, l’Idée Libre, la Brochure Mensuelle, la Revue Mondiale, la Revue des Lettres et des Arts, etc. En 1900, nous eûmes de lui dans la Critique un Essai fort remarqué sur l’Éducation et la liberté.
Une des idées qui lui tenait le plus à cœur c’était la Maternité consciente, titre de l’un de ses ouvrages, qui fut traduit en espagnol, etc. Nul comme lui n’a traité à fond le problème du malthusianisme et du néo-malthusianisme. Il ne cessa de répéter, dans la plupart de ses écrits, que la principale – cause du crime légal consiste dans la multiplication des naissances. Il resta toute sa vie l’ennemi n°1 du « lapinisme », ce fléau social, qui nous vaut tous les vingt ans des massacres en série, sous prétexte d’espace vital. Son livre : Croître et multiplier, c’est la guerre, est formel à ce sujet. Il s’en prenait à la Brute prolifique, qui procrée de la chair à canon (deux autres ouvrages non moins conséquents) pour la patrie, ou plutôt pour toucher des allocations familiales. Les guerres, d’après lui, avaient une’ origine biologique. Au pacifisme verbal à l’eau-de-rose il opposait le Pacifisme scientifique. Insoumis en 1914, et réfugié en Angleterre, il devait y séjourner plusieurs années avant son retour en France. Il s’est expliqué là-dessus dans les Raisons de mon insoumission. Il-ne faisait en ceci que mettre ses actes en accord avec ses théories. Lui, au moins, était sincère et ne s’était point renié,
Rynérien et non-violent, il a puissamment contribué à faire connaître l’œuvre de l’auteur des Voyages de Psychodore, dans une brochure qu’il lui consacra, suivie, d’un essai sur Han Ryner et le problème de la violence.
L’art jouait pour Devaldès un certain rôle dans la réforme de l’individu. Il était partisan de ma théorie de l’Artistocratie (ne pas lire « aristocratie ») ou individualisme esthétique, désigné par lui sous le vocable bio-esthétique, qui en résume parfaitement l’esprit, et qu’il a commentée-dans un ouvrage publié en 1934.
Son livre sur Louis Moreau, peintre-graveur, paru comme le précédent, dans la « Bibliothèque de l’Artistocratie », que j’avais fondée en 1931, est un modèle de critique compréhensive, dans lequel il a su faire apprécier le talent original d’un des meilleurs artistes de ce temps.
Aussi bon critique littéraire que critique d’art, on lui doit une étude sur Honoré de Balzac, instructive et documentée.
Figures d’Angleterre, six essais de biographie et d’histoire des littératures, dans lequel il a examiné, à l’aide de documents inédits, l’œuvre et la vie d’écrivains peu connus ou mal connus de ce côté-ci de la Manche, en particulier Shelley, Huxley, Holcroft, Herne, Bertrand Russell, est un ouvrage magistral, que feraient bien de lire nos barbacoles officiels, pour se documenter (Éditions de l’Artistocratie).
Il publia également, dans la même collection, la Fin du Marquis d’Amercœur et Chez les Cruels, où le problème sexuel est envisagé à la façon du marquis de Sade.
Entre temps, il exposait son point de vue sur le Christianisme et l’Église.
En tout, une vingtaine de livres et brochures. Beaucoup d’autres devaient paraître, dont des fragments ont été publiés dans « l’en dehors », « l’Unique », sous le titre de « Sur la Table rase » et « Haute École », réflexions, boutades, aphorismes, paradoxes, formules frappées au bon coin, où s’exprime le franc-parler de l’écrivain et où sont traités différents sujets du point de vue de l’individualisme libertaire.
Il m’avait fait part de son intention de publier ses Souvenirs d’un correcteur, contenant de précieux renseignements et d’amusantes anecdotes sur cette catégorie de travailleurs ignorée du grand public. J’avais été à son côté correcteur pendant cinq ans, après la drôle de guerre, dans une entreprise de presse de la rue Réaumur et j’avais pu apprécier sa bonne camaraderie.
Disons, pour terminer, qu’il apportait dans tous ses écrits une conscience scrupuleuse, n’affirmant rien au hasard (n’avait-il pas annoté, corrigé et rectifié le « Larousse des Écoles » ; fourmillant d’erreurs !).
Poète, conteur, essayiste, critique, historien et polémiste, Devaldès laisse une œuvre qui ne saurait périr. Souhaitons qu’elle soit pour les nouveaux venus dans, le combat contre la bêtise humaine, une aide précieuse.
Ainsi Devaldès nous a quittés, après Aurèle Patorni, Julien Benda, Paul Léautaud, Gustave Charpentier, Banville d’Hostel et plusieurs autres moins connus, mais qui ont comme eux, chacun selon son tempérament, concouru au maintien de l’idéal libertaire dans le monde. Nos rangs s’éclaircissent… Qui continuera l’œuvre des anciens ? Qui saisira à son tour, le flambeau ?
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