La sagesse consiste, face à la mort, à se faire une raison, c’est-à-dire, selon certains philosophes, à l’accepter, sinon avec joie tout au moins comme une nécessité, puisquon ne peut faire autrement.
C’est une façon assez banale d’éluder la fameuse question « être ou ne pas être ». Je ne suis pas du tout consentant à ma propre disparition et chaque être de valeur qui meurt me repose toujours ce problème angoissant du moi, de la conscience, de la personnalité humaine.
Notre ami. Manuel
Et cette belle intelligence, n’est plus ! Un instant auparavant une certaine organisation de substance créait de la pensée ; quelques secondes plus tard, cet acte mystérieux s’abolit, la substance se désorganise, tout le savoir, tout le pouvoir créateur s’annihilent sans rien laisser de son court passage que ce que les autres vivants sauront conserver.
« Ce drame personnel, c’est le drame de l’humanité tout entière c’est le drame de la conscience elle-même issue de l’univers, le scrutant, l’identifiant, lui donnant une sorte de justification que son anéantissement rend plus incompréhensible, si cela était encore possible.
J’ai connu Devaldès un peu avant 1914, juste avant son départ pour l’Angleterre qui accepta son objection de conscience avec quelques difficultés. Il y mena tout d’abord, et courageusement, une existence assez pénible, s’assimila rapidement et parfaitement l’anglais, et put ainsi s’occuper d’activités convenant mieux à ses aptitudes intellectuelles. Plus tard, hors, d’atteinte des vindictes militaires, il rentra en France, espérant y trouver une place plus conforme à sa nature d’écrivain, car c’était essentiellement un homme d’étude et de pensée.
À cette époque, et pendant plusieurs années, quelques, soirées réunirent de nombreux anis dont E. Armand, E. Fournier, Lacaze-Duthiers, G. Higuet, Devaldès bien entendu, et d’autres camarades amoureux de discussions et de franche camaraderie. C’était là une curieuse et très intéressante confrontation d’autant d’éthiques individualistes qu’il y avait d’individualités présentes. Chacun restant en fin de compte sur ses positions, comme on, peut tout naturellement l’imaginer. Il y a plus de vingt ans de cela et les vides se sont fait nombreux parmi nous, hélas !
Je ne, connais qu’une partie de l’œuvre assez diverse de Devaldès et d’autres sont probablement mieux qualifiés que moi pour, en faire une analyse plus complète et la résumer plus méthodiquement, mais comme j’ai eu le plaisir de me trouver en contact assez prolongé avec lui et que nous avons maintes fois discuté ensemble les sujets qui lui tenaient à cœur, je puis tout de même indiquer ici les caractéristiques les plus marquantes de ces conceptions et de son sens de la vie, telles qu’elles me sont apparues.
J’ai déjà souligné son attirance pour l’étude et les joies de la pensée. C’était un cérébral et peut-être l’était-il trop. Sa sensibilité excessive lui faisait entrevoir l’existence sous un jour plutôt gris et, si la réalité n’est pas particulièrement satisfaisante pour notre éthique individualiste, il y a quand même, par le fait que l’on vit, quelque chose qui justifie notre plaisir, à vivre, et ce quelque chose n’arrêtait pas souvent les pensées de Devaldès. Peu porté vers les discussions publiques, il était l’homme des méditations, l’homme des livres, plutôt blessé par le contact des humains (sauf les amis) qu’il jugeait sans aménité que réjoui de leur présence. Toute son œuvre se ressent de cette amertume et pourtant sa conception de l’individualisme était parfaite, faite du respect de soi et des autres, du souci de ne pas créer de la souffrance, du désir de libérer l’homme de la religiosité, de le rendre maître de ses passions et de dominer l’instinct animal qui veille en chacun de nous.
Son individualisme s’orientait dans deux directions assez différentes l’une nettement individualiste affirmant la primauté et l’intégralité de la personne humaine sur toute autre considération ; l’autre, plus socialisante, c’est-à-dire plus portée à étudier et à améliorer les rapports de l’homme avec le milieu hors desquels il vivrait encore plus mal. De la première sont issus tous ses contes, toutes ses critiques reflétant assez bien sa sympathie pour toute vraie valeur humaine et son mépris pour la bestialité de ses congénères. La deuxième, plus constructive, s’attaque au problème des causes produisant une humanité déficiente et belliqueuse, et principalement la surpopulation.
Tous ses écrits accusent cette tendance à opposer au déterminisme aveugle de la nature un déterminisme rationnel et scientifique.
Deux de ses contes, « La fin du Marquis d’Amercœur » et « Le Chef‑d’œuvre de Balthazar Macarone » sont assez suggestifs. Dans le dernier il reprend le conte de Pierre. Louys, « L’Homme de Pourpre », et en fait un récit moralisateur destiné à dégonfler les prétentions artistiques plaçant l’artiste au-dessus des simples mortels.
Mais les deux livres qui caractérisent le mieux son optique sociale sont « Maternité Consciente » [[Ed. Radot.]] et « Croître et Multiplier, c’est la Guerre » [[Ed. Mignolet et Storz.]]. Ces deux livres auraient dû connaître une plus grande publicité, car ils sont à la base de toute compréhension des problèmes individualistes pacifistes. La question des bonnes naissances,.et les méfaits du surpeuplement y sont excellemment étudiés, analysés et longuement développés. Il serait à souhaiter que ces ouvrages fussent largement répandus dans les milieux prolétariens dits avancés.
D’accord avec Devaldès sur les grandes lignes de son éthique, je ne l’étais plus sur sa conception du déterminisme, comme en fait foi sa réponse dans « L’Avenir est-il prévisible » [[Ed. « Amis de « l’Unique ».]]. Je n’ai d’ailleurs jamais bien compris ce qu’il entendait par « Liberté déterminée », (ces deux termes, s’excluant mutuellement, me semble-t-il) et je n’ai pas d’avantage saisi les raisons de son acrimonie envers ses prochains qui, de son aveu, ne peuvent être autres que ce qu’ils sont, puisqu’il affirme que « ce qui doit se produire dans le futur est déjà déterminé ».
En prenant cette affirmation à la lettre, Devaldès ne pouvait, être autre chose que Devaldès et ne devait en tirer aucun avantage pour stigmatiser l’abruti qui, lui aussi, ne pouvait être autre chose qu’un abruti. Ce qui détruit radicalement l’efficacité de tout effort.
Si telle était la réalité il n’y aurait aucun espoir d’introduire du neuf, de l’imprévu, du meilleur dans une série d’événements, déjà fixés dans l’avenir comme s’ils étaient déjà réalisés dans le passé.
Même contradiction au sujet du fils reprochant à son père de ne pas lui avoir demandé son consentement à naître. Ce sont là des propos et artifices littéraires pouvant se retourner contre soi par leur non-sens, et c’est faire un accroc sérieux au langage déterministe que d’employer une figure suggérant un choix possible chez l’ovule et le spermatozoïde.
Que l’on s’inquiète des bonnes naissances pour créer de la vie saine et de la joie de vivre, d’accord, mais si la vie est une catastrophe, il n’y a plus à l’améliorer, ni à lutter pour un avenir supérieur ; il n’y a plus qu’à recourir à la bombe pour réduire la planète en miettes !
Il ne faut pas oublier que ce sont tout de même les êtres jeunes qui facilitent la vie de leurs aînés, après avoir été aidés et favorisés par eux. Chaque penseur n’est pas né comme Minerve, tout prêt à pratiquer la sagesse. Tous ont passé par l’enfance et si leurs géniteurs ne les avaient ni désirés, ni aimés, aucun problème ne se poserait ni pour eux, ni pour personne.
Toutes ces petites contradictions sont peu de chose à côté de sa lutte permanente contre la sottise, l’ignorance, la superstition, les préjugés, la souffrance, la surpopulation, le fanatisme, la cruauté et tous les maux issus d’une malsaine compréhension des rapports inter-humains, de la méconnaissance du développement rationnel de la personnalité et de l’éthique individualiste.
Son activité intellectuelle s’était maintenue intacte et il persévérait à sélectionner et classer une copieuse documentation indispensable pour ses études mûrement réfléchies.
Que deviendront toutes ces notes, tous ces projets, toutes ces études, fruits d’une intelligence en éveil, d’une conscience lucide et clairvoyante ?
Mais que deviendra tout le savoir humain lors de l’épuisement de la planète ?
Pour le présent nous vivons et nous pouvons profiter de l’exemple de probité, de dignité et d’intégrité morale et intellectuelle qu’il nous a donné, et puiser dans la partie constructive et rationnelle de son œuvre, les éléments nécessaires à la solution des problèmes vitaux que nous abordons tous.
C’est, pour l’instant, la seule manière de survivre à son néant.
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