La Presse Anarchiste

In Memoriam Manuel Devaldès 5

Paris 8 jan­vier 1957

À E. Armand

Cher cama­rade : Votre lettre m’a été remise trop tard pour que je vous fasse par­ve­nir en temps utile le « papier » que vous me deman­dez sur Manuel Deval­dès. Je m’en vou­drais tou­te­fois de ne pas répondre à votre appel et de ne pas appor­ter, si hum­ble­ment que ce soit, mon hom­mage à celui qui fut le fidèle col­la­bo­ra­teur de l’en dehors et de l’Unique, un homme simple et modeste, indé­pen­dant for­ce­né qui s’est atta­ché à faire de sa vie un poème, illus­trant le conseil de Georges Eekhoud : « Agis tou­jours de manière qu’il en résulte la plus grande somme de bonheur. »

Socio­logue, fémi­niste, conteur – et quel conteur ! – antho­lo­giste aus­si et homme d’action, Manuel Deval­dès fut encore un poète.

Alors que je pré­pa­rais ces jours der­niers le plan d’une biblio­gra­phie des œuvres de Deval­dès, voi­ci ce que j’écrivais de ce poète : « Le pre­mier livre de Deval­dès est un recueil de poèmes qui parut chez F. Cler­get, en 1897. Le lec­teur trou­ve­ra quelques extraits de Hurles de Haine et d’Amour, depuis long­temps épui­sé, dans un article consa­cré à Manuel Deval­dès poète, et insé­ré dans le numé­ro de jan­vier-février 1956 de « l’Unique ». Il n’est pas exact que ces vingt pièces soient, ain­si que je l’écrivais dans cet article, « son unique pro­duc­tion poé­tique, du moins dans le domaine de son œuvre qui a été ren­du public ». En effet, on trouve un poème « La Meule » en tête des Cris sous la Meule… et l’on en décou­vri­rait d’autres en feuille­tant les jour­naux aux­quels col­la­bo­ra Deval­dès, comme « L’internationale », « l’Idée Libre », etc. Trois poèmes, dont le pre­mier tiré du recueil édi­té par F. Cler­get, ont éga­le­ment été recueillis dans l’Antho­lo­gie des Écri­vains Réfrac­taires. Néan­moins, chez cet écri­vain trop injus­te­ment mécon­nu, le poète ne fit jamais que de brèves apparitions. »

Sans doute nous avons le droit et le devoir de regret­ter la retraite si rapide de Deval­dès poète au pro­fit de Deval­dès socio­logue et de Deval­dès conteur. Je pense tou­te­fois que l’œuvre du socio­logue, que l’œuvre du conteur – que n’a‑t-on nom­mé Deval­dès prince des conteurs à la mort de notre cher Han. Ryner, qu’il aimait tant lui-même ! – était plus utile que celle du poète et c’est pour cela qu’il ne faut, mal­gré tout, pas trop nous mon­trer insa­tis­fait que celui-ci n’ait fait chez notre cama­rade que de brèves appa­ri­tions… Je ne peux mal­heu­reu­se­ment pas, non seule­ment relire, mais étu­dier à nou­veau les poèmes de Deval­dès et je dois me conten­ter de rap­pe­ler les noms élo­quents que la lec­ture de ces poèmes a évo­qués en moi : Vil­lon, Ver­laine, Blaise Cen­drars, André Spire, sur­tout Émile Verhae­ren et Walt Whit­man. Si l’on me deman­dait de prou­ver que Deval­dès est un poète, je ne cite­rais de lui qu’une seule et courte phrase que nous trou­vons dans l’avant-propos de « Hurles de Haine et d’Amour » « La poé­sie est un hurle d’émerveillement ». Émer­veillé : signa­le­ment com­mun à tous les poètes !…

Il serait à sou­hai­ter que l’on puisse grou­per en une seule bro­chure les poèmes de notre cher ami, bien qu’il ne soit guère facile de réunir les vers épar­pillés dans diverses revues sur une durée d’un quart de siècle, si ce n’est plus… C’est un patient tra­vail de recherches que quelqu’un pren­dra peut-être la peine d’entreprendre un jour, ce que je sou­haite vive­ment, mais il fau­drait aus­si que ses amis pensent à faire paraître des livres inédits aus­si impor­tants que ses « Tra­gi-Comé­dies de l’Amour »(avec une pré­face de Jeanne Hum­bert), ou le roman Pros­per Régu­lar, dont une si piquante page figure dans 1′ « Antho­lo­gie des Écri­vains Réfrac­taires », roman annon­cé depuis quelque trente ans. – Il fau­drait éga­le­ment pou­voir réunir en un volume Sur la table rase et Haute École, ces vues si per­ti­nentes que nous lisions avec plai­sir dans l’en dehors et dans l’Unique, et tant d’autres pages encore, connues ou non de nous, comme une étude sur Han Ryner pré­fa­cier

Je m’excuse de tant m’éloigner du sujet que vous m’aviez deman­dé de trai­ter, mais ces publi­ca­tions des œuvres en prose inédites de notre ami sont plus impor­tantes encore, plus utiles je crois bien, que la réédi­tion de « ce sou­ve­nir de l’époque du sym­bo­lisme » ain­si que l’a écrit lui-même Manuel Deval­dès sur mon exem­plaire de Hurles de Haine et d’Amour. Je m’excuse aus­si de l’avoir trai­té aus­si hâti­ve­ment et aus­si mal et je vous demande la per­mis­sion de ter­mi­ner ces pauvres lignes en hom­mage à notre cher Manuel Deval­dès, moderne Stoï­cien, en citant quelques vers de son poème Égoïstes, écrit le siècle der­nier, et qui aurait pu tout aus­si bien être daté de 1956, et être le point final de son œuvre.

Tant et tant nous avons aimé
les pâles humains nos frères
et si peu d’eux nous fûmes aimés
que notre cœur étiolé
des­sèche telle fleur en herbier.

Et depuis
nous sommes des maudits,
mais aus­si nous sommes
les Égoïstes fiers et hautains
au cœur marmoréen

nous avons trop aimé

[/​Francis B. Conem./​]

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