La Presse Anarchiste

Culture et rendement

Un ami m’écrit des États-Unis que les Amé­ri­cains s’ennuient. Cela n’a rien d’étonnant. On serait sur­pris, au contraire, que la civi­li­sa­tion amé­ri­caine fût capable de pro­duire quelque joie véri­table. Qu’elle soit capable de four­nir à l’homme de nom­breux plai­sirs, per­sonne n’en doute ; mais une somme de plai­sirs n’a jamais créé la joie. L’effort essen­tiel des États-Unis semble avoir por­té sur l’amélioration des condi­tions d’existence des hommes. Et, certes, cela n’est pas négli­geable ; mais il ne suf­fit pas d’assurer à l’homme un logis agréable et la pos­si­bi­li­té d’aller au ciné­ma aus­si sou­vent qu’il le désire, pour qu’il connaisse la joie de vivre. Peut-être même ces « faci­li­tés » l’éloignent-elles plus qu’elles ne le rap­prochent du bon­heur. Car le bon­heur, comme cha­cun le sait, est autre chose que la satis­fac­tion de cer­tains dési­rs. L’homme heu­reux n’est pas celui dont les dési­rs sont satis­faits aus­si­tôt que for­mu­lés, mais celui qui peut satis­faire ses dési­rs par son propre effort, par sa propre volon­té. C’est un des para­doxes de la condi­tion humaine qu’il faut se don­ner la peine d’être heureux.

Pas­cal remar­quait que l’homme est capable de pour­suivre toute une jour­née un lièvre dont il ne vou­drait pas s’il le trou­vait chez le mar­chand. « On aime mieux la chasse que la prise », disait-il. Cela signi­fie que l’homme n’est heu­reux que dans l’action et que les résul­tats de l’action, au fond, importent peu. Or la civi­li­sa­tion amé­ri­caine tend à négli­ger les moyens pour ne s’intéresser qu’aux résul­tats ; du moins ne s’intéresse-t-on aux moyens que pour décou­vrir ceux qui conduisent le plus sûre­ment et le plus rapi­de­ment au résul­tat cher­ché. La notion essen­tielle, dans une telle civi­li­sa­tion, est la notion de ren­de­ment. Est bon tout ce qui per­met d’obtenir un bon ren­de­ment. Par exemple telle méthode d’éducation est consi­dé­rée comme supé­rieure aux autres si elle a un meilleur ren­de­ment, c’est-à-dire si elle forme des hommes ayant un meilleur ren­de­ment ; le ren­de­ment de l’homme lui-même se défi­nit par sa capa­ci­té d’améliorer le ren­de­ment en fabri­quant de nou­velles machines ou en inven­tant une nou­velle méthode d’éducation. Ain­si, la néces­si­té d’améliorer le ren­de­ment est un impé­ra­tif que l’on ne dis­cute pas. Il semble que nul ne se sou­cie de savoir pour­quoi il faut amé­lio­rer le rendement.

Celui qui se pose­rait la ques­tion, répon­drait sans doute que le but de ce pro­grès tech­nique, sa rai­son d’être, est l’amélioration de la condi­tion humaine. Mais pré­ci­sé­ment cette amé­lio­ra­tion du ren­de­ment n’améliore en rien la condi­tion de l’homme. Les pro­grès maté­riels ont pour effet prin­ci­pal, remarque-t-on, de créer l’ennui. C’est qu’il ne suf­fit pas, pour qu’un homme soit heu­reux, qu’il ait à sa dis­po­si­tion de nom­breux plai­sirs ; il faut encore, il faut sur­tout qu’il ait conscience de ces plai­sirs. Les Amé­ri­cains ont eu pour pré­oc­cu­pa­tion fon­da­men­tale de don­ner à l’homme la pos­si­bi­li­té de goû­ter à de nom­breux plai­sirs ; ils ont oublié que le plai­sir n’est pas un fait mais un état de conscience, ou, si l’on pré­fère, un état dont il faut avoir conscience. Il se trouve, par ailleurs, que la conscience s’habitue très vite à ne plus res­sen­tir comme des plai­sirs ces états qu’on lui offre comme plai­sirs. Par exemple, pou­voir aller au ciné­ma deux ou trois fois par semaine, c’est d’abord un plai­sir – mais cela devient très vite une habi­tude, c’est-à-dire un besoin dont la non-satis­fac­tion s’accompagne de dou­leur, mais dont la satis­fac­tion ne pro­cure plus aucun plai­sir véri­table et res­sen­ti comme tel. Au fond, les Amé­ri­cains risquent fort de ne pas connaître de vrais plai­sirs et de confondre, à la manière de Scho­pen­hauer, le plai­sir avec l’absence de douleur.

La civi­li­sa­tion euro­péenne, au contraire, repose, ou repo­sait sur la recherche d’un bon­heur posi­tif. Même pour les Épi­cu­riens et les Stoï­ciens, le bon­heur ne réside pas seule­ment dans l’absence de trouble et l’absence de pas­sions ; ce ne sont là que des condi­tions néga­tives du bon­heur ; sans elles, on ne peut être heu­reux, mais ce n’est pas elles qui font le bon­heur. Si diverses que soient les concep­tions que les phi­lo­sophes se sont faites du bon­heur, toutes pré­sentent ce trait carac­té­ris­tique de cher­cher à rendre l’homme heu­reux en chan­geant l’homme plu­tôt que ses condi­tions d’existence. Il ne serait pas venu à l’idée d’un Grec de lier le bon­heur humain aux pro­grès tech­niques. Le propre de la civi­li­sa­tion euro­péenne, par oppo­si­tion à la civi­li­sa­tion amé­ri­caine, c’est de cher­cher à amé­lio­rer la condi­tion humaine de l’intérieur, en quelque sorte, et non de l’extérieur. Elle ne cherche pas à mul­ti­plier les plai­sirs dont l’homme pour­rait jouir, mais à faire que l’homme trouve le plus par­fait conten­te­ment dans des plai­sirs simples et tou­jours accessibles.

C’est sans doute la notion de culture qui carac­té­rise le mieux cet esprit euro­péen. Il ne s’agit pas de trans­for­mer la nature, mais de culti­ver l’homme. On prête au pré­sident Her­riot cette défi­ni­tion de la culture : ce qui reste quand on a tout oublié. Et en effet la culture ne se mesure pas à la somme des connais­sances mais à la for­ma­tion de l’esprit. Se culti­ver, c’est se réa­li­ser plei­ne­ment, c’est actua­li­ser toutes ses pos­si­bi­li­tés. La culture de la terre vise à faire sor­tir tous les fruits de, la terre. Il en est de même pour la culture de l’esprit, et les fruits que fait ger­mer et mûrir cette culture sont le bon sens, le juge­ment droit, la sagesse. Par nature, l’homme est mau­vais et mal­heu­reux ; c’est-à-dire que s’il s’abandonne, il retombe au niveau de l’animal. Mais ce qui défi­nit l’homme, c’est le pou­voir de se conduire au lieu de s’abandonner aux ins­tincts et aux pas­sions. Se culti­ver, c’est essen­tiel­le­ment culti­ver cette maî­trise de soi grâce à laquelle on agit au lieu de pâtir. Il semble qu’Alain exprime bien la pen­sée de tous les grands phi­lo­sophes de notre conti­nent lorsqu’il écrit dans ses Pro­pos sur le Bon­heur : « c’est dans l’action libre qu’on est heureux ».

On peut donc dire que toute notre civi­li­sa­tion euro­péenne était fon­dée sur la recherche du bon­heur par la libé­ra­tion de l’homme. Et en un sens, il semble bien que la civi­li­sa­tion amé­ri­caine ou moderne cherche aus­si à libé­rer l’homme par le machi­nisme et le déve­lop­pe­ment de l’industrie. Mais l’erreur est de croire qu’il faut libé­rer l’homme des néces­si­tés exté­rieures et des besoins natu­rels. L’ennemi, pour l’homme, ce n’est pas la nature exté­rieure mais sa nature propre, c’est-à-dire une cer­taine pente à la paresse et au décou­ra­ge­ment. L’homme heu­reux est l’homme libre, et l’homme libre n’est pas celui qui com­mande aux choses mais celui qui se com­mande à lui-même.

[/​Georges Pas­cal./​]

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