La Presse Anarchiste

Éloge du paradoxe

Le para­doxe a tou­jours été con­sid­éré par les intel­lectuels de la Société con­formiste comme un jeu d’esprit, une fan­taisie lit­téraire, plutôt que philosophique, des­tinée tout au plus à sus­citer chez le lecteur, en heur­tant bru­tale­ment des con­cep­tions qu’il croit uni­verselle­ment recon­nues, un plaisir de sur­prise et de scandale.

Il est pour l’intellectuel en mal d’originalité un moyen très sûr de don­ner à sa sécré­tion cérébrale un petit cachet per­son­nel qui ne messied pas, surtout si le para­doxe qu’il sou­tient est épicé d’un grain de folie. Que de can­di­dats n’a‑t-il pas ain­si sauvés, qui, dans les exa­m­ens ou les con­cours, se tor­tu­raient les mén­ingés pour échap­per au dan­ger du sujet traité comme tout le monde ? Que de jour­nal­istes dés­espérés de la banal­ité d’une infor­ma­tion n’a‑t-il pas, pour une fois, mis en verve ? Que d’avocat n’a‑t-il pas tirés d’embarras dans la défense de caus­es ardues ?

Au para­doxe, toute­fois, le droit de cité n’a été con­féré dans la vie intel­lectuelle de notre société qu’autant qu’il ne présen­terait aucun dan­ger pour les « vérités » qui ont jus­ti­fié et jus­ti­fient encore, en par­tie, l’organisation du monde actuel. Qu’un écrivain aille, sou­tenant con­tre tous les clas­siques, que le lyrisme est la seule source de génie ; qu’un musi­cien cul­tive les beautés de la dis­so­nance ou qu’un pein­tre proclame que le noir est une couleur… Passe encore ! Cette atti­tude cho­quera, à la rigueur, les esprits qui voudraient voir régn­er un peu plus de sou­p­lesse servile dans les opin­ions. On ne ver­ra là que le mou­ve­ment d’humeur d’un désaxé, le désir de sin­gu­lar­i­sa­tion d’un artiste, de l’un de ces mal­heureux qui vivent en marge du monde ; la curiosité, l’intérêt seront éveil­lés ; on applaudi­ra peut-être.

Mais que Rousseau vienne affirmer, un jour, la bon­té naturelle de l’être humain, que Sade rende à la ques­tion sex­uelle toute son impor­tance ou que Stirn­er réclame la lib­erté totale pour l’individu : on assiste aus­sitôt à la lev­ée de boucliers de toutes les églis­es ; les cléri­cal­ismes s’émeuvent ; on déclare, on décrète que la rai­son est men­acée et l’on essaie d’écraser l’infâme. Si l’on n’y parvient, pour lui ôter sa vir­u­lence, on com­pose avec lui et l’on proclame que la pen­sée procède par les étapes suc­ces­sives de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse.

En vérité, cette dérobade ne règle en rien la ques­tion et ne peut sat­is­faire que des esprits super­fi­ciels, car, à tout bien pren­dre, de thèse en antithèse et d’antithèse en syn­thèse, notre monde n’a pas beau­coup évolué, sur le plan de la morale sociale, depuis les temps préhis­toriques : la Famine, la Guerre, la Servi­tude sont les déplorables con­stantes de notre civil­i­sa­tion dont elles con­sacrent la fail­lite auprès des hommes libres, mais qui sont quand même main­tenues, grâce au sou­tien de la puis­sance matérielle. Elles sont ain­si, arti­fi­cielle­ment et para­doxale­ment, restées, mal­gré d’innombrables « syn­thès­es », l’expression de la Vérité (et ceux qui n’y croient pas sont des fous ou des criminels).

De telles syn­thès­es, on en réalis­era vraisem­blable­ment beau­coup d’autres à l’avenir. Mais le para­doxe, qui exige de la part de ceux qui le pro­fessent une croy­ance entière en un monde meilleur sur terre, en la Paix, en la Lib­erté, ne peut faire place dans leurs esprits à une opin­ion de com­pro­mis qui con­sacr­erait l’acceptation d’un dogme con­traire. Il n’est pas de semi-Lib­erté, pas plus que de demi-Paix et tant que toutes les anci­ennes « vérités » ne seront pas mis­es à bas, il n’y aura de place pour aucune des nôtres sur cette terre. Cette atti­tude men­tale est celle des indi­vidus épris d’indépendance, intran­sigeante et absolue, elle leur con­fère la noblesse des révoltés.

[/Paul Joly./]


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