La Presse Anarchiste

Erreurs et dangers de l’existentialisme

Il n’entre pas dans notre inten­tion de présen­ter ici une étude philosophique de l’existentialisme. Il y faudrait tout un vol­ume, car la matière est con­sid­érable, de Kierkegaard à Sartre. Notre but est seule­ment de mon­tr­er vers quels écueils con­duit la doc­trine de ce dernier, en rai­son des erreurs fon­da­men­tales sur quoi elle s’est imprudem­ment basée.

Exis­tons-nous ? inter­ro­gent les exis­ten­tial­istes. À vrai dire, c’est là une ques­tion dont ils sont à peu près les seuls à se préoc­cu­per ; en réal­ité, elle ne tra­casse guère le com­mun des hommes. Mais puisque la ques­tion est posée, voyons un peu com­ment Sartre y répond. À peu près comme ceci : Nous ne sommes sûrs d’exister que parce que nous pour­rions exis­ter ; l’être n’est démon­tré que par le non-être. En somme, s’il n’y avait pas la mort, nous ne seri­ons pas sûrs d’exister. Donc d’après lui et Hei­deg­ger, le sens de la vie réside dans l’attente de la mort, le but de l’existence se fix­ant dans son con­traire, c’est-à-dire la mort.

Voilà qui est fort dis­cutable puisque la mort, loin d’être le but de la vie, n’en est que le dénoue­ment tardif ou pré­maturé. Elle ne représente donc pas autre chose qu’un acci­dent que nous nous éver­tuons, d’ailleurs, à repouss­er le plus loin pos­si­ble. Dans cette inten­tion on nous voit pren­dre des pré­cau­tions d’hygiène, et même avoir recours à la médecine en cas de mal­adie. La mort appa­raît donc plutôt sous les traits d’une enne­mie, con­tre laque­lle nous entrons en lutte dès qu’elle men­ace de nous emporter.

Et juste­ment, le seul fait de lui dis­put­er l’existence, nous préserve fort à pro­pos du cynique fatal­isme dans quoi versent les exis­ten­tial­istes, et qui se man­i­feste avec out­rance chez les per­son­nages que Sartre nous présente, tant dans ses romans que dans son théâtre. Ce sont le plus sou­vent des êtres blasés, vicieux et sans scrupules, com­plète­ment dépourvus de sens moral, de noblesse, de générosité.

À cela notre auteur répond volon­tiers ceci : « Nous voulons une doc­trine basée sur la vérité et non sur un ensem­ble de belles théories pleines d’espoir mais sans fonde­ments réels. » Mais alors, qu’est-ce que la vérité ? « Pour qu’il y ait une vérité quel­conque, dit-il, il faut une vérité absolue, et celle-ci est sim­ple, facile à attein­dre, elle est à la portée de tout le monde : elle con­siste à se saisir sans inter­mé­di­aire. » Et voici qui n’est guère fait pour nous avancer, croyons-nous.

La posi­tion d’Albert Camus (dont nous n’affirmons pas qu’il soit pro­pre­ment exis­ten­tial­iste) est dif­férente. Son Caligu­la illus­tre fort bien, sem­ble-t-il, sa pro­pre aven­ture : Écœuré par le vide de toutes choses, ce jeune empereur s’est évadé dans la cam­pagne, et toutes les recherch­es pour le retrou­ver sont demeurées vaines. Il revient cepen­dant au bout de quelques jours, hâve et défait, démoral­isé pour n’avoir pas pu décou­vrir ce qu’il était par­ti chercher. Or qu’était-ce ? « Je voulais la lune ! s’écrie-t-il, je me suis sen­ti tout d’un coup un besoin d’impossible ». C’est là évidem­ment un non-sens, car on ne part pas à la recherche de ce que l’on sait impos­si­ble, mais de ce que l’on croit possible.

Naturelle­ment, c’est la parole d’un dément ; mais d’un dément qui veut être un rédemp­teur et s’est don­né un but : le bon­heur des hommes. Et ce n’est déjà pas si mal. Le fâcheux c’est que, en bon para­noïaque, il s’acharne à chercher ce bon­heur où il est impos­si­ble qu’il puisse le ren­con­tr­er. « Il est deux sortes de bon­heur, hurle-t-il, et j’ai choisi celui des meur­tri­ers. » En réal­ité, on aurait aimé con­naître l’autre sorte. Mais c’est déjà quelque chose que Caligu­la recon­naisse son échec ; il le fait en ces ter­mes : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fal­lait, je n’aboutis à rien… De quoi me sert ce pou­voir éton­nant si je ne puis faire que la souf­france dimin­ue. » Et le fait est qu’elle ne risquait pas de dimin­uer, cette souf­france, par la ver­tu des assas­si­nats, des vio­ls et des men­aces dont il se rend respon­s­able. C’est pourquoi il avoue tris­te­ment : « Ma lib­erté n’est pas bonne. »

Pour­tant il faut savoir gré à Camus d’avoir mon­tré – pour si fugi­tive­ment qu’il l’ai fait – que le but de l’existence n’est autre que le bon­heur ; car ce n’est pas si fréquent. Seule­ment, au lieu de s’écervel­er à décou­vrir les lois de ce bon­heur, il en décrète cynique­ment l’avènement impos­si­ble, et se met à célébr­er l’absurde avec out­rance, notam­ment dans « Le Mythe de Sysiphe ». Ain­si sa démarche est-elle dev­enue inutile, non par manque de bonne volon­té, mais par défaut d’imagination.

Du moins a‑t-il inves­tigué ; tan­dis que Sartre, en décré­tant l’identité du bien et du mal, part bat­tu, et accepte les con­séquences effroy­ables de l’échec. La rai­son en est que son culte est celui de la lucid­ité, l’essentiel pour lui étant de ne pas être dupe. Ces paroles nous en don­nent la preuve : « Dans la mesure où les hommes peu­vent croire que leur mis­sion de faire exis­ter l’en-soi – pour-soi est écrite dans les choses, ils sont con­damnés au dés­espoir, car ils décou­vrent en même temps que toutes les activ­ités humaines sont équiv­a­lentes, car elles ten­dent toutes à sac­ri­fi­er l’homme pour faire sur­gir la cause de soi – et toutes sont vouées au principe de l’échec. Aus­si revient-il au même de s’enivrer ou de con­duire les peu­ples. Si l’une de ces activ­ités l’emporte sur l’autre, ce ne sera pas à cause de son but réel, mais à cause du degré de con­science qu’elle pos­sède de son but idéal ; et dans ce cas il arrivera que le quiétisme de l’ivrogne l’emportera sur l’agitation vaine du con­duc­teur de peuples. »

C’est là un raison­nement spé­cieux, parce que basé sur le pos­tu­lat de l’échec. Croy­ant celui-ci inévitable, Sartre s’empresse de le célébr­er avec délec­ta­tion. Dans un autre ordre d’idée, c’est ce que font tous ceux – et ils sont innom­brables – qui acceptent comme inévitable une guerre prochaine, tout en admet­tant que ses effets pour­raient aller jusqu’à l’anéantissement de l’humanité, et même l’éclatement de la planète. Pour­tant, rien ne démon­tre qu’un tel cat­a­clysme soit inévitable et qu’on ne puisse sur­mon­ter l’échec uni­versel pour courir ensuite à la réus­site. Or la réus­site, que ce soit au lab­o­ra­toire, à la cui­sine, sur le ter­rain de sport, en amour ou dans l’organisation du monde, s’accompagne tou­jours de joies petites ou grandes mais qui, en matière de civil­i­sa­tion, pour­raient aller jusqu’au délire uni­versel. Entre le dés­espoir que pro­cure l’échec et l’allégresse qu’apporte la réus­site, il n’y a évidem­ment pas à hésiter ; mais il est clair que opter pour le suc­cès, sup­pose l’intention bien déter­minée de tra­vailler à son avènement.

On est donc en droit d’accuser Sartre de défaitisme, d’autant plus qu’il affirme ceci : « Il n’y a pas de déter­min­isme, l’homme est libre. » Par con­séquent, Sartre avait le choix. Seule­ment il se fait de cette lib­erté une idée sin­gulière : « Nous voulons la lib­erté pour la lib­erté et à tra­vers chaque cir­con­stance par­ti­c­ulière », dit-il. Ce qui est un autre non-sens ; car enfin, si nous voulons la lib­erté, c’est tout sim­ple­ment parce que nous haïs­sons la con­trainte ; nous la désirons finale­ment pour le bon­heur qu’elle doit nous pro­cur­er. Quoi qu’il en soit, l’idée de lib­erté, comme celle de la con­trainte sont liées au prob­lème social. Or nous voyons tou­jours Sartre élud­er ce prob­lème, d’abord en philosophe hau­tain qui ne daigne pas, puis en homme de let­tres plus soucieux de célébrité que de bien commun.

Ceci ne l’empêche d’ailleurs pas de don­ner à celui de la lib­erté une énorme impor­tance qui nous vaut d’interminables com­men­taires, et même des démon­stra­tions para­doxales telles que celle-ci : « Nous exis­tons à pro­por­tion de la lib­erté dont nous jouis­sons. Mais en défini­tive, je suis en plein exer­ci­ce de ma lib­erté lorsque, vide et néant moi-même, je néan­tis tout ce qui existe. »

Mais à cette for­mule il n’y a pas lieu de préfér­er celle de Camus, dis­ant : « Ce monde est sans impor­tance et qui le recon­naît con­quiert la lib­erté. » Car ce n’est certes pas par la démon­stra­tion de l’absurde que se con­quiert la lib­erté, mais bien par la con­quête du bon­heur. Et en effet, s’il est une évi­dence c’est bien celle-ci, que l’homme heureux est libre. Aucun doute ne saurait être émis à cet égard ; car à par­tir du moment où tel indi­vidu est heureux, il se trou­ve comme par mir­a­cle libéré de ses peines, de ses angoiss­es, de ses craintes et de ses impa­tiences. Par con­séquent le but de l’existence n’est pas plus la mort que la lib­erté, c’est le bon­heur : « le plus grand bon­heur du plus grand nom­bre », suiv­ant la belle for­mule de Ben­tham, et donc, par con­séquent, le bon­heur uni­versel. Ce qui veut dire que c’est à l’avènement de ce dernier que nous devons travailler.

Utopie ! diront cer­tains. Soit. Mais qu’est-ce donc qu’une utopie sinon la réal­ité de demain ? Comme l’a fort bien dit Ana­tole France : « Sans les utopistes d’autrefois, les hommes seraient encore mis­érables et nus dans les cav­ernes. Ce sont les utopistes qui ont tracé les lignes de la pre­mière cité. Des rêves généreux sor­tent les réal­ités bien­faisantes. L’utopie est le principe de tout pro­grès et l’esquisse d’un avenir meilleur. »

Mais bien enten­du, le bon­heur n’adviendra pas tout seul et sans que l’on s’y emploie pas­sion­né­ment. Or, pour Sartre, « l’homme est une pas­sion inutile », ce qui est une affir­ma­tion gra­tu­ite et non démon­trée. Il faut plutôt croire que l’homme n’est ni bon ni mau­vais, mais qu’il évolue suiv­ant ce que les mœurs et les cir­con­stances le poussent à devenir. Ce qui importe donc, c’est de le diriger dans la voie des réus­sites exal­tantes et réc­on­cil­i­atri­ces, de l’enthousiasmer en somme, par la pour­suite d’un bon­heur tou­jours plus grand, tou­jours mieux partagé, et d’ailleurs indéfin­i­ment per­fectible. C’est pourquoi Sartre ne croit pas si bien dire lorsqu’il affirme que « notre respon­s­abil­ité est beau­coup plus grande que nous ne pou­vons le sup­pos­er, car elle engage l’humanité tout entière ». Hélas ! que n’a‑t-il mesuré l’étendue et la grav­ité de sa pro­pre respon­s­abil­ité avant de répan­dre les enseigne­ments de sa doc­trine si dan­gereuse­ment nocive.

À cela cer­tains répon­dront, il est vrai, que Sartre n’est ni un prêtre, ni un moral­iste, et qu’il ne se donne pas pour un soci­o­logue. C’est un philosophe abstrait, et il ne faut pas atten­dre de lui qu’il change les mœurs et qu’il refasse la société. Le cer­tain c’est qu’il ne s’est pas pro­posé de con­stru­ire une éthique ou un plan quin­quen­nal ; mais on le voit pour­tant pren­dre posi­tion dans le domaine moral et de la façon la plus mon­strueuse – lorsque, citant le mot de Dos­toïevsky : « Si Dieu n’existait pas tout serait per­mis a, il ajoute : « C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est per­mis si Dieu n’existe pas, et par con­séquent, l’homme est délais­sé parce qu’il ne trou­ve ni en lui ni hors de lui une pos­si­bil­ité de s’accrocher… Aucune morale générale ne peut vous indi­quer ce qu’il y a à faire. Il n’y a pas de signes dans le monde. »

Eh bien ! si, il y a des signes dans le monde : des signes d’angoisse et de dés­espoir. Ils résul­tent de ce que l’humanité, désem­parée, n’a pas encore su se don­ner un but ; d’où l’impossibilité où l’on se trou­ve d’établir les lois d’une morale quel­conque. Mais ce n’est pas une rai­son suff­isante pour ten­ter de ruin­er l’existence sous pré­texte de la démontrer.

À cela on pour­rait objecter que les exis­ten­tial­istes ne pré­ten­dent pas trans­former le monde, mais seule­ment prou­ver qu’il est absurde. Autant dire que ce sont des démolis­seurs dénués du souci de recon­stru­ire, ce qui ne laisse pas d’engager grave­ment leur respon­s­abil­ité. Il est vrai que les philosophes se fig­urent générale­ment faire œuvre inno­cente en écrivant de gros livres dans de petites tours d’ivoire. En cela ils se trompent sou­vent, parce que, en ver­tu des com­men­taires qui ne man­quent pas d’en être faits, leurs théories se vul­garisent en descen­dant petit à petit de l’abstrait dans le con­cret. Témoin l’aventure du peu­ple alle­mand, sub­jugué par une doc­trine amal­ga­mant l’idée du devoir oblig­a­toire de Hegel, de noir pes­simisme de Schopen­hauer, et la volon­té de puis­sance de Niet­zsche qui favorisa étrange­ment les dessins d’Hitler par l’obéissance aveu­gle, le mépris de la mort et la volon­té de con­quête suscités.

Rien de tel, il est vrai, chez les existentialistes._ Mais il est indé­ni­able que leur doc­trine con­naît une vogue excep­tion­nelle du fait qu’elle trou­ve, mal­heureuse­ment, un ter­rain par­ti­c­ulière­ment récep­tif en rai­son du désar­roi des pop­u­la­tions, et du relâche­ment des mœurs résul­tant de deux guer­res con­séc­u­tives qui n’ont abouti à aucune solu­tion logique, ni surtout humaine. De plus, il faut bien recon­naître qu’elle est sans con­cur­rence, puisque nulle autre n’est annon­cée aux mul­ti­tudes démoral­isées, qui soit capa­ble de faire naître en elles une espérance. Ain­si, l’existentialisme trou­ve-t-il la place libre, après l’échec de tous les sys­tèmes, et c’est sans doute ce qui assure le meilleur de son succès.

Car il faut bien recon­naître que le chris­tian­isme – qui longtemps a suf­fi à sat­is­faire les cœurs et les esprits – a fait fail­lite, puisque les hommes, loin de s’aimer les uns les autres ain­si qu’il est pre­scrit, se jalousent, se haïssent et même s’entre-tuent.

Il est vrai que, pré­ten­dre ordon­ner l’amour impéra­tive­ment est une impru­dente gageure. L’amour ne se com­mande pas. Aus­si est-ce bien en vain que les prêtres invi­tent leurs fidèles à aimer leurs prochains ; com­ment le pour­raient-ils dans la foire d’empoigne où ils se débat­tent, aigu­il­lon­nés par la néces­sité de s’en­tredépouiller ? Au fait, qu’y a‑t-il d’engageant à se sac­ri­fi­er pour des trafi­quants, des égoïstes ou des gang­sters comme il en est partout ? Les hommes ne pour­ront s’aimer que le jour où l’idée de prof­it indi­vidu­el cessera de les tour­menter. Pour l’heure, elle les entre­tient dans une lutte inces­sante et agres­sive : pour la vie d’abord, pour l’enrichissement abusif, ensuite.

Quant à la poli­tique, elle est dom­inée par un principe de dis­pute par­ti­sane qui l’a con­damnée à l’impuissance. On ne saurait résoudre les grands prob­lèmes humains par l’effet de la querelle élec­torale et de l’animosité par­lemen­taire, ni même les pos­er rationnelle­ment. C’est pourquoi les gou­verne­ments s’en mon­trent inca­pables. Or les choses ne vont guère dif­férem­ment dans ce super­par­lement qu’est l’ONU, où s’assemblent des diplo­mates et des experts ayant en vue, non pas le bon­heur de l’humanité, mais le tri­om­phe de leurs straté­gies par­ti­c­ulières, ce qui les porte à ruser, tem­po­ris­er, et prof­iter de toutes les oppor­tu­nités pour men­er au suc­cès leurs plans égoïstes. Aus­si, ils pour­ront bien se rassem­bler suc­ces­sive­ment dans toutes les cap­i­tales du monde, sans jamais arriv­er à con­cili­er leurs appétits en per­pétuel état d’antagonisme.

Et pour ce qui est des moral­istes, il faut recon­naître qu’ils ont, eux aus­si, échoué, tant dans leur pro­pos de régle­menter les mœurs que d’assurer le con­tente­ment de cha­cun. La rai­son en est qu’ils n’ont con­sid­éré le prob­lème que sous son aspect indi­vidu­el : vivez selon les règles de la ver­tu, dis­ent-ils en somme, et vous serez heureux. Mais si cette propo­si­tion valait peut-être du temps d’Aristote et d’Épicure, il n’en est plus de même aujour­d’hui. La civil­i­sa­tion s’est telle­ment com­pliquée, les intérêts s’y sont con­tra­dic­toire­ment si fort enchevêtrés, que le bon­heur indi­vidu­el ne peut plus se con­cevoir isolé­ment. Il est désor­mais devenu impos­si­ble d’être heureux les uns sans les autres. Et ce qui est vrai des indi­vidus, l’est aus­si des peu­ples, tant ils sont devenus étroite­ment sol­idaires les uns des autres. C’est pourquoi le moral­iste doit aujour­d’hui céder la place au sociologue.

Mais pour cela, il faudrait qu’il y en eut. Car enfin on ne peut décem­ment don­ner ce titre à des gens con­cen­trés dans l’observation des choses du passé. Quel intérêt le com­porte­ment des peu­plades prim­i­tives ou des pop­u­la­tions du siè­cle dernier peut-il bien présen­ter pour résoudre les gigan­tesques prob­lèmes uni­versels qui se dressent devant nous ? Aucun, évidem­ment. Ces travaux ne peu­vent avoir qu’un intérêt pure­ment his­torique. Or, a dit Paul Valéry, « L’histoire n’enseigne rien car elle donne des exem­ples de tout ». Il serait grand temps que des née-soci­o­logues s’avisent de fonder une sci­ence sociale axée sur la décou­verte des solu­tions rationnelles et dynamiques qui per­me­t­traient de trac­er le plan d’une civil­i­sa­tion meilleure où l’existence puisse enfin devenir heureuse.

Mais, revenons à Sartre. « Naguère a‑t-il écrit, les philosophes étaient attaqués seule­ment par les autres philosophes. Le vul­gaire n’y com­pre­nait rien et ne s’en sou­ci­ait pas. Main­tenant on fait descen­dre la philoso­phie sur la place publique. » Le cer­tain c’est que Sartre s’y trou­ve lui-même aujour­d’hui, et il n’y a aucun doute qu’il y ren­con­tre une audi­ence excep­tion­nelle. Il en prof­ite pour répan­dre ses théories, et pour ten­ter de démon­tr­er que l’existentialisme est un human­isme. Mais, qu’entend-il par human­isme ? Selon lui, « c’est une théorie qui prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure ». Mais alors, qu’est-ce que l’homme ? C’est un être qui se dis­tingue par ceci qu’il « est con­stam­ment hors de lui-même ; c’est en se pro­je­tant et en se per­dant hors de lui qu’il fait exis­ter l’homme, et d’autre part, c’est en pour­suiv­ant des buts tran­scen­dants qu’il peut exis­ter ». Il reste à savoir quels sont ces buts, et s’ils sont tran­scen­dants. Or le seul que nous présente Sartre c’est la lib­erté : « une lib­erté qui dépend entière­ment de la lib­erté des autres ». Il n’y a vrai­ment pas là de quoi exal­ter qui que ce soit, ni mal­heureuse­ment, de quoi résoudre le prob­lème social qui pour­tant préoc­cupe les hommes universellement.

Cela dit, venons-en main­tenant au point où se révèle l’erreur cap­i­tale de l’existentialisme athée. Sartre nous dit : « Il ne peut y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis. » Bien. Mais si nous y regar­dons de plus près, nous nous apercevons qu’il y a une mul­ti­tude de façons « d’être ». Ain­si, nous pou­vons être riche ou pau­vre, malade ou en bonne san­té, sur­mené ou oisif, etc., etc. À la lim­ite nous venons – dans cet ordre de choses – buter sur deux extrêmes qui s’opposent, et qui sont incon­testable­ment : l’existence la plus mal­heureuse qui puisse être, et l’existence la plus heureuse qui puisse être. Or, l’observation la plus élé­men­taire nous amène à cette décou­verte, c’est que tous ceux dont l’existence est mal­heureuse s’efforcent – sans excep­tion – vers son con­traire. Or quel est le con­traire du mal­heur ? c’est évidem­ment le bon­heur. Donc le but de l’existence – de toutes les exis­tences – ne saurait être autre chose que le bon­heur, et même le bon­heur max­i­mum. Que les exis­ten­tial­istes n’aient pas su dis­cern­er une si grande évi­dence, c’est pro­pre­ment incom­préhen­si­ble, et même tragique.

Main­tenant, si cette démon­stra­tion pour­tant per­ti­nente – appa­rais­sait insuff­isante aux yeux de cer­tains, il nous suf­fi­rait de repren­dre la for­mule de Descartes pour déplor­er qu’au lieu de dire « Je pense donc je suis » il n’ait pas dit plutôt : « Je souf­fre donc je suis. » Car il n’y a aucun doute que la souf­france est une cer­ti­tude indis­cutable puisque, hélas, tout le monde l’éprouve tôt ou tard dans sa chair ou dans son cœur, et qu’on ne saurait tout de même souf­frir sans exis­ter. Mais si on admet que la souf­france démon­tre l’existence, on est obligé d’admettre aus­si que la joie peut la démon­tr­er au moins aus­si bien puisque, comme nous venons de le voir, qui éprou­ve la souf­france s’empresse de la fuir pour con­quérir son con­traire, le bon­heur. Et à mesure que l’intéressé réus­sit pro­gres­sive­ment dans cette con­quête, l’existence devient pour lui : tout d’abord sup­port­able, puis agréable, et finale­ment exal­tante. À ce moment-là la for­mule « J’exulte donc je suis » devient, mieux que toute autre, probante à l’égard de la vie.

Si, par l’effet d’un heureux mir­a­cle, il était apparu à Kierkegaard, et ensuite à ses suc­cesseurs, que le bon­heur est le but suprême – et même mag­nifique – de l’existence, l’idée ne leur serait jamais venue de démon­tr­er celle-ci par la mort, ni de glo­ri­fi­er l’absurde au prix de l’angoisse et du dés­espoir. Et alors, tout naturelle­ment, l’existentialisme se serait changé en un bon­heurisme dynamique et viv­i­fi­ant grâce auquel il eût été facile de décou­vrir les lois du bon­heur unanime, ain­si que leurs meilleures règles d’application. Peut-être les choses se seraient-elles passées ain­si si seule­ment les exis­ten­tial­istes avaient écouté Pas­cal dis­ant : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans excep­tion. Quelques dif­férents moyens qu’ils emploient, ils ten­dent tous à ce but. La volon­té ne fait jamais la moin­dre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »

Hélas ! l’idée de bon­heur est demeurée com­plète­ment étrangère à Sartre ; il n’en par­le jamais, sinon par déri­sion. Ain­si dans « Les Mouch­es » fait-il dire à Jupiter : « Ah ! l’ennui si quo­ti­di­en du bon­heur ! » Ce qui est non seule­ment un cynique con­tre-sens, mais encore un affreux blas­phème. Sans doute cette lacune résulte-t-elle d’une regret­table absence de sen­si­bil­ité. Il sem­ble que la lucid­ité ait dévoré chez Sartre toute capac­ité d’émotion, de ten­dresse, de générosité. Au con­traire, nous le voyons d’un cœur glacé tor­tur­er à plaisir ses per­son­nages, les per­dre de vices, les rouler dans le men­songe, le drame, et même l’immondice. Mais il y a peut-être encore plus grave chez lui, et c’est son manque d’imagination. On en trou­ve la preuve fla­grante dans cet ouvrage qui, bien qu’intitulé « L’Imagination », dis­serte longue­ment de l’image et de la façon dont elle s’enregistre dans la mémoire, mais jamais de l’imagination créa­trice, qui n’y est même pas men­tion­née. Pour lui, l’imagination est un instru­ment à moudre le passé, et non à échafaud­er le futur. La créa­tion, l’invention, le lais­sent indif­férent, c’est l’analyse qui l’accapare, pour ce qu’elle lui mon­tre l’absurdité de toutes choses : « Il est absurde que nous soyons nés et il est absurde que nous mour­rions », écrit-il, et c’est une bien sin­istre abdication.

Le plus grave, c’est que, au lieu de con­tin­uer à mono­loguer dans des ouvrages de philoso­phie tels que « L’Être et le Néant », dont les 700 pages rebu­tent les mieux inten­tion­nés, il est descen­du, comme il dit, sur la place publique ; mais sans pour autant apporter le moin­dre enseigne­ment util­is­able dans le social. De cela il con­vient d’ailleurs en ces ter­mes dans la con­clu­sion de cet ouvrage : « Toutes ces ques­tions, qui nous ren­voient à la réflex­ion pure et non com­plice, ne peu­vent trou­ver leur réponse que sur le ter­rain moral. Nous y con­sacrerons un prochain ouvrage. » Mais Sartre l’écrira-t-il jamais ce traité de morale ? On peut se le deman­der vu l’orientation facile qu’il a choisie vers le roman et le théâtre. Et à voir com­ment ces œuvres, loin de lut­ter con­tre la décom­po­si­tion ambiante, l’acceptent, l’encouragent, et donc ten­dent à l’aggraver, il est per­mis de s’alarmer à l’idée de ce que pour­rait con­tenir ce traité, tant il est à red­outer qu’il y prononce son habituel éloge de l’absurde.

D’au­tant plus que Sartre ne paraît nulle­ment résigné à l’attentisme, puisqu’on le voit tout au con­traire prêch­er l’engagement : « L’existentialisme est un opti­misme, une doc­trine d’action », s’écrie-t-il. Seule­ment il oublie de mon­tr­er en quoi réside cet opti­misme et en quoi con­siste cette action. Peu importe, il insiste en dis­ant : « Si on a une théorie d’engagement, il faut s’engager jusqu’au bout. » Mais s’engager à quoi ? Est-ce à célébr­er l’absurde, accepter le dés­espoir et répan­dre le cynisme ? Hélas ! Sartre y excelle, et les résul­tats de sa pro­pa­gande sont des plus red­outa­bles, vu les rav­ages qu’elle accom­plit chez cer­tains jeunes, lesquels, dégagés de tous scrupules et de tous « préjugés », se livrent alors à une débauche dégradante et trop facile­ment contagieuse.

Que cette doc­trine vienne à se propager serait d’autant plus désolant qu’il y a dans tout être humain de mag­nifiques tré­sors de dévoue­ment, d’enthousiasme, de générosité en puis­sance, qui ne deman­dent qu’à s’employer, Mal­heureuse­ment l’occasion leur en est rarement offerte, sauf de loin en loin sur les champs de bataille, ce qui est pire que tout. Et d’ailleurs on remar­que chez les peu­ples une grande las­si­tude à l’endroit de tout cet héroïsme qui leur est péri­odique­ment demandé pour rien, puisque tout est per­pétuelle­ment à recom­mencer. C’est pourquoi il est temps d’apporter autre chose qui soit capa­ble de faire lever le souf­fle des grandes espérances rédemptrices.

Et quoi donc ? deman­dera-t-on. Eh bien mais le pro­gramme d’une civil­i­sa­tion nou­velle, duquel se dégagerait une promesse de bon­heur si évi­dente, que les mass­es humaines se mon­tr­eraient prêtes à se dévouer pour sa meilleure réus­site. Il y a en cha­cun de nous un besoin impérieux de se jeter à l’eau pour quelque chose qui en vaille la peine. Ce quelque chose ce devrait être le bon­heur unanime. Or, celui-là, il nous est don­né de le voir main­tenant à notre portée, depuis que les sci­ences nous ont procuré le pou­voir de dis­ci­plin­er à notre prof­it les forces de la nature. Il ne nous reste plus désor­mais qu’à les coor­don­ner, puis à dis­ci­plin­er les nôtres pro­pres : ces forces intérieures qui sont toutes puis­santes, mais que nous ne savons pas encore utilis­er pour le bien commun.

Le jour où nous y serons par­venus, nous assis­terons à la réc­on­cil­i­a­tion uni­verselle : la vraie, celle des cœurs, laque­lle nous apportera la paix défini­tive, dans l’amour retrou­vé et le bon­heur frater­nel. Il est mon­strueux d’affirmer, comme le font Hei­deg­ger et Sartre, que nous sommes « des êtres pour la mort ». En vérité, nous sommes « des êtres pour le bon­heur », et ce que nous atten­dons de l’existence n’est autre chose que ce bon­heur. C’est lui que souhaite l’humanité tout entière depuis le fond des siè­cles ; seule­ment, elle ne le sait pas encore. Le moment est venu de le lui appren­dre, afin d’allumer en elle la flamme des ent­hou­si­asmes intrépi­des et fer­vents, sans laque­lle rien de grand ne saurait s’accomplir dans notre pau­vre monde en mal de novation.

[/Bernard Malan./]


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