Il n’entre pas dans notre intention de présenter ici une étude philosophique de l’existentialisme. Il y faudrait tout un volume, car la matière est considérable, de Kierkegaard à Sartre. Notre but est seulement de montrer vers quels écueils conduit la doctrine de ce dernier, en raison des erreurs fondamentales sur quoi elle s’est imprudemment basée.
Existons-nous ? interrogent les existentialistes. À vrai dire, c’est là une question dont ils sont à peu près les seuls à se préoccuper ; en réalité, elle ne tracasse guère le commun des hommes. Mais puisque la question est posée, voyons un peu comment Sartre y répond. À peu près comme ceci : Nous ne sommes sûrs d’exister que parce que nous pourrions exister ; l’être n’est démontré que par le non-être. En somme, s’il n’y avait pas la mort, nous ne serions pas sûrs d’exister. Donc d’après lui et Heidegger, le sens de la vie réside dans l’attente de la mort, le but de l’existence se fixant dans son contraire, c’est-à-dire la mort.
Voilà qui est fort discutable puisque la mort, loin d’être le but de la vie, n’en est que le dénouement tardif ou prématuré. Elle ne représente donc pas autre chose qu’un accident que nous nous évertuons, d’ailleurs, à repousser le plus loin possible. Dans cette intention on nous voit prendre des précautions d’hygiène, et même avoir recours à la médecine en cas de maladie. La mort apparaît donc plutôt sous les traits d’une ennemie, contre laquelle nous entrons en lutte dès qu’elle menace de nous emporter.
Et justement, le seul fait de lui disputer l’existence, nous préserve fort à propos du cynique fatalisme dans quoi versent les existentialistes, et qui se manifeste avec outrance chez les personnages que Sartre nous présente, tant dans ses romans que dans son théâtre. Ce sont le plus souvent des êtres blasés, vicieux et sans scrupules, complètement dépourvus de sens moral, de noblesse, de générosité.
À cela notre auteur répond volontiers ceci : « Nous voulons une doctrine basée sur la vérité et non sur un ensemble de belles théories pleines d’espoir mais sans fondements réels. » Mais alors, qu’est-ce que la vérité ? « Pour qu’il y ait une vérité quelconque, dit-il, il faut une vérité absolue, et celle-ci est simple, facile à atteindre, elle est à la portée de tout le monde : elle consiste à se saisir sans intermédiaire. » Et voici qui n’est guère fait pour nous avancer, croyons-nous.
La position d’Albert Camus (dont nous n’affirmons pas qu’il soit proprement existentialiste) est différente. Son Caligula illustre fort bien, semble-t-il, sa propre aventure : Écœuré par le vide de toutes choses, ce jeune empereur s’est évadé dans la campagne, et toutes les recherches pour le retrouver sont demeurées vaines. Il revient cependant au bout de quelques jours, hâve et défait, démoralisé pour n’avoir pas pu découvrir ce qu’il était parti chercher. Or qu’était-ce ? « Je voulais la lune ! s’écrie-t-il, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible ». C’est là évidemment un non-sens, car on ne part pas à la recherche de ce que l’on sait impossible, mais de ce que l’on croit possible.
Naturellement, c’est la parole d’un dément ; mais d’un dément qui veut être un rédempteur et s’est donné un but : le bonheur des hommes. Et ce n’est déjà pas si mal. Le fâcheux c’est que, en bon paranoïaque, il s’acharne à chercher ce bonheur où il est impossible qu’il puisse le rencontrer. « Il est deux sortes de bonheur, hurle-t-il, et j’ai choisi celui des meurtriers. » En réalité, on aurait aimé connaître l’autre sorte. Mais c’est déjà quelque chose que Caligula reconnaisse son échec ; il le fait en ces termes : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien… De quoi me sert ce pouvoir étonnant si je ne puis faire que la souffrance diminue. » Et le fait est qu’elle ne risquait pas de diminuer, cette souffrance, par la vertu des assassinats, des viols et des menaces dont il se rend responsable. C’est pourquoi il avoue tristement : « Ma liberté n’est pas bonne. »
Pourtant il faut savoir gré à Camus d’avoir montré – pour si fugitivement qu’il l’ai fait – que le but de l’existence n’est autre que le bonheur ; car ce n’est pas si fréquent. Seulement, au lieu de s’écerveler à découvrir les lois de ce bonheur, il en décrète cyniquement l’avènement impossible, et se met à célébrer l’absurde avec outrance, notamment dans « Le Mythe de Sysiphe ». Ainsi sa démarche est-elle devenue inutile, non par manque de bonne volonté, mais par défaut d’imagination.
Du moins a‑t-il investigué ; tandis que Sartre, en décrétant l’identité du bien et du mal, part battu, et accepte les conséquences effroyables de l’échec. La raison en est que son culte est celui de la lucidité, l’essentiel pour lui étant de ne pas être dupe. Ces paroles nous en donnent la preuve : « Dans la mesure où les hommes peuvent croire que leur mission de faire exister l’en-soi – pour-soi est écrite dans les choses, ils sont condamnés au désespoir, car ils découvrent en même temps que toutes les activités humaines sont équivalentes, car elles tendent toutes à sacrifier l’homme pour faire surgir la cause de soi – et toutes sont vouées au principe de l’échec. Aussi revient-il au même de s’enivrer ou de conduire les peuples. Si l’une de ces activités l’emporte sur l’autre, ce ne sera pas à cause de son but réel, mais à cause du degré de conscience qu’elle possède de son but idéal ; et dans ce cas il arrivera que le quiétisme de l’ivrogne l’emportera sur l’agitation vaine du conducteur de peuples. »
C’est là un raisonnement spécieux, parce que basé sur le postulat de l’échec. Croyant celui-ci inévitable, Sartre s’empresse de le célébrer avec délectation. Dans un autre ordre d’idée, c’est ce que font tous ceux – et ils sont innombrables – qui acceptent comme inévitable une guerre prochaine, tout en admettant que ses effets pourraient aller jusqu’à l’anéantissement de l’humanité, et même l’éclatement de la planète. Pourtant, rien ne démontre qu’un tel cataclysme soit inévitable et qu’on ne puisse surmonter l’échec universel pour courir ensuite à la réussite. Or la réussite, que ce soit au laboratoire, à la cuisine, sur le terrain de sport, en amour ou dans l’organisation du monde, s’accompagne toujours de joies petites ou grandes mais qui, en matière de civilisation, pourraient aller jusqu’au délire universel. Entre le désespoir que procure l’échec et l’allégresse qu’apporte la réussite, il n’y a évidemment pas à hésiter ; mais il est clair que opter pour le succès, suppose l’intention bien déterminée de travailler à son avènement.
On est donc en droit d’accuser Sartre de défaitisme, d’autant plus qu’il affirme ceci : « Il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre. » Par conséquent, Sartre avait le choix. Seulement il se fait de cette liberté une idée singulière : « Nous voulons la liberté pour la liberté et à travers chaque circonstance particulière », dit-il. Ce qui est un autre non-sens ; car enfin, si nous voulons la liberté, c’est tout simplement parce que nous haïssons la contrainte ; nous la désirons finalement pour le bonheur qu’elle doit nous procurer. Quoi qu’il en soit, l’idée de liberté, comme celle de la contrainte sont liées au problème social. Or nous voyons toujours Sartre éluder ce problème, d’abord en philosophe hautain qui ne daigne pas, puis en homme de lettres plus soucieux de célébrité que de bien commun.
Ceci ne l’empêche d’ailleurs pas de donner à celui de la liberté une énorme importance qui nous vaut d’interminables commentaires, et même des démonstrations paradoxales telles que celle-ci : « Nous existons à proportion de la liberté dont nous jouissons. Mais en définitive, je suis en plein exercice de ma liberté lorsque, vide et néant moi-même, je néantis tout ce qui existe. »
Mais à cette formule il n’y a pas lieu de préférer celle de Camus, disant : « Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert la liberté. » Car ce n’est certes pas par la démonstration de l’absurde que se conquiert la liberté, mais bien par la conquête du bonheur. Et en effet, s’il est une évidence c’est bien celle-ci, que l’homme heureux est libre. Aucun doute ne saurait être émis à cet égard ; car à partir du moment où tel individu est heureux, il se trouve comme par miracle libéré de ses peines, de ses angoisses, de ses craintes et de ses impatiences. Par conséquent le but de l’existence n’est pas plus la mort que la liberté, c’est le bonheur : « le plus grand bonheur du plus grand nombre », suivant la belle formule de Bentham, et donc, par conséquent, le bonheur universel. Ce qui veut dire que c’est à l’avènement de ce dernier que nous devons travailler.
Utopie ! diront certains. Soit. Mais qu’est-ce donc qu’une utopie sinon la réalité de demain ? Comme l’a fort bien dit Anatole France : « Sans les utopistes d’autrefois, les hommes seraient encore misérables et nus dans les cavernes. Ce sont les utopistes qui ont tracé les lignes de la première cité. Des rêves généreux sortent les réalités bienfaisantes. L’utopie est le principe de tout progrès et l’esquisse d’un avenir meilleur. »
Mais bien entendu, le bonheur n’adviendra pas tout seul et sans que l’on s’y emploie passionnément. Or, pour Sartre, « l’homme est une passion inutile », ce qui est une affirmation gratuite et non démontrée. Il faut plutôt croire que l’homme n’est ni bon ni mauvais, mais qu’il évolue suivant ce que les mœurs et les circonstances le poussent à devenir. Ce qui importe donc, c’est de le diriger dans la voie des réussites exaltantes et réconciliatrices, de l’enthousiasmer en somme, par la poursuite d’un bonheur toujours plus grand, toujours mieux partagé, et d’ailleurs indéfiniment perfectible. C’est pourquoi Sartre ne croit pas si bien dire lorsqu’il affirme que « notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pouvons le supposer, car elle engage l’humanité tout entière ». Hélas ! que n’a‑t-il mesuré l’étendue et la gravité de sa propre responsabilité avant de répandre les enseignements de sa doctrine si dangereusement nocive.
À cela certains répondront, il est vrai, que Sartre n’est ni un prêtre, ni un moraliste, et qu’il ne se donne pas pour un sociologue. C’est un philosophe abstrait, et il ne faut pas attendre de lui qu’il change les mœurs et qu’il refasse la société. Le certain c’est qu’il ne s’est pas proposé de construire une éthique ou un plan quinquennal ; mais on le voit pourtant prendre position dans le domaine moral et de la façon la plus monstrueuse – lorsque, citant le mot de Dostoïevsky : « Si Dieu n’existait pas tout serait permis a, il ajoute : « C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent, l’homme est délaissé parce qu’il ne trouve ni en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher… Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire. Il n’y a pas de signes dans le monde. »
Eh bien ! si, il y a des signes dans le monde : des signes d’angoisse et de désespoir. Ils résultent de ce que l’humanité, désemparée, n’a pas encore su se donner un but ; d’où l’impossibilité où l’on se trouve d’établir les lois d’une morale quelconque. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour tenter de ruiner l’existence sous prétexte de la démontrer.
À cela on pourrait objecter que les existentialistes ne prétendent pas transformer le monde, mais seulement prouver qu’il est absurde. Autant dire que ce sont des démolisseurs dénués du souci de reconstruire, ce qui ne laisse pas d’engager gravement leur responsabilité. Il est vrai que les philosophes se figurent généralement faire œuvre innocente en écrivant de gros livres dans de petites tours d’ivoire. En cela ils se trompent souvent, parce que, en vertu des commentaires qui ne manquent pas d’en être faits, leurs théories se vulgarisent en descendant petit à petit de l’abstrait dans le concret. Témoin l’aventure du peuple allemand, subjugué par une doctrine amalgamant l’idée du devoir obligatoire de Hegel, de noir pessimisme de Schopenhauer, et la volonté de puissance de Nietzsche qui favorisa étrangement les dessins d’Hitler par l’obéissance aveugle, le mépris de la mort et la volonté de conquête suscités.
Rien de tel, il est vrai, chez les existentialistes._ Mais il est indéniable que leur doctrine connaît une vogue exceptionnelle du fait qu’elle trouve, malheureusement, un terrain particulièrement réceptif en raison du désarroi des populations, et du relâchement des mœurs résultant de deux guerres consécutives qui n’ont abouti à aucune solution logique, ni surtout humaine. De plus, il faut bien reconnaître qu’elle est sans concurrence, puisque nulle autre n’est annoncée aux multitudes démoralisées, qui soit capable de faire naître en elles une espérance. Ainsi, l’existentialisme trouve-t-il la place libre, après l’échec de tous les systèmes, et c’est sans doute ce qui assure le meilleur de son succès.
Car il faut bien reconnaître que le christianisme – qui longtemps a suffi à satisfaire les cœurs et les esprits – a fait faillite, puisque les hommes, loin de s’aimer les uns les autres ainsi qu’il est prescrit, se jalousent, se haïssent et même s’entre-tuent.
Il est vrai que, prétendre ordonner l’amour impérativement est une imprudente gageure. L’amour ne se commande pas. Aussi est-ce bien en vain que les prêtres invitent leurs fidèles à aimer leurs prochains ; comment le pourraient-ils dans la foire d’empoigne où ils se débattent, aiguillonnés par la nécessité de s’entredépouiller ? Au fait, qu’y a‑t-il d’engageant à se sacrifier pour des trafiquants, des égoïstes ou des gangsters comme il en est partout ? Les hommes ne pourront s’aimer que le jour où l’idée de profit individuel cessera de les tourmenter. Pour l’heure, elle les entretient dans une lutte incessante et agressive : pour la vie d’abord, pour l’enrichissement abusif, ensuite.
Quant à la politique, elle est dominée par un principe de dispute partisane qui l’a condamnée à l’impuissance. On ne saurait résoudre les grands problèmes humains par l’effet de la querelle électorale et de l’animosité parlementaire, ni même les poser rationnellement. C’est pourquoi les gouvernements s’en montrent incapables. Or les choses ne vont guère différemment dans ce superparlement qu’est l’ONU, où s’assemblent des diplomates et des experts ayant en vue, non pas le bonheur de l’humanité, mais le triomphe de leurs stratégies particulières, ce qui les porte à ruser, temporiser, et profiter de toutes les opportunités pour mener au succès leurs plans égoïstes. Aussi, ils pourront bien se rassembler successivement dans toutes les capitales du monde, sans jamais arriver à concilier leurs appétits en perpétuel état d’antagonisme.
Et pour ce qui est des moralistes, il faut reconnaître qu’ils ont, eux aussi, échoué, tant dans leur propos de réglementer les mœurs que d’assurer le contentement de chacun. La raison en est qu’ils n’ont considéré le problème que sous son aspect individuel : vivez selon les règles de la vertu, disent-ils en somme, et vous serez heureux. Mais si cette proposition valait peut-être du temps d’Aristote et d’Épicure, il n’en est plus de même aujourd’hui. La civilisation s’est tellement compliquée, les intérêts s’y sont contradictoirement si fort enchevêtrés, que le bonheur individuel ne peut plus se concevoir isolément. Il est désormais devenu impossible d’être heureux les uns sans les autres. Et ce qui est vrai des individus, l’est aussi des peuples, tant ils sont devenus étroitement solidaires les uns des autres. C’est pourquoi le moraliste doit aujourd’hui céder la place au sociologue.
Mais pour cela, il faudrait qu’il y en eut. Car enfin on ne peut décemment donner ce titre à des gens concentrés dans l’observation des choses du passé. Quel intérêt le comportement des peuplades primitives ou des populations du siècle dernier peut-il bien présenter pour résoudre les gigantesques problèmes universels qui se dressent devant nous ? Aucun, évidemment. Ces travaux ne peuvent avoir qu’un intérêt purement historique. Or, a dit Paul Valéry, « L’histoire n’enseigne rien car elle donne des exemples de tout ». Il serait grand temps que des née-sociologues s’avisent de fonder une science sociale axée sur la découverte des solutions rationnelles et dynamiques qui permettraient de tracer le plan d’une civilisation meilleure où l’existence puisse enfin devenir heureuse.
Mais, revenons à Sartre. « Naguère a‑t-il écrit, les philosophes étaient attaqués seulement par les autres philosophes. Le vulgaire n’y comprenait rien et ne s’en souciait pas. Maintenant on fait descendre la philosophie sur la place publique. » Le certain c’est que Sartre s’y trouve lui-même aujourd’hui, et il n’y a aucun doute qu’il y rencontre une audience exceptionnelle. Il en profite pour répandre ses théories, et pour tenter de démontrer que l’existentialisme est un humanisme. Mais, qu’entend-il par humanisme ? Selon lui, « c’est une théorie qui prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure ». Mais alors, qu’est-ce que l’homme ? C’est un être qui se distingue par ceci qu’il « est constamment hors de lui-même ; c’est en se projetant et en se perdant hors de lui qu’il fait exister l’homme, et d’autre part, c’est en poursuivant des buts transcendants qu’il peut exister ». Il reste à savoir quels sont ces buts, et s’ils sont transcendants. Or le seul que nous présente Sartre c’est la liberté : « une liberté qui dépend entièrement de la liberté des autres ». Il n’y a vraiment pas là de quoi exalter qui que ce soit, ni malheureusement, de quoi résoudre le problème social qui pourtant préoccupe les hommes universellement.
Cela dit, venons-en maintenant au point où se révèle l’erreur capitale de l’existentialisme athée. Sartre nous dit : « Il ne peut y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis. » Bien. Mais si nous y regardons de plus près, nous nous apercevons qu’il y a une multitude de façons « d’être ». Ainsi, nous pouvons être riche ou pauvre, malade ou en bonne santé, surmené ou oisif, etc., etc. À la limite nous venons – dans cet ordre de choses – buter sur deux extrêmes qui s’opposent, et qui sont incontestablement : l’existence la plus malheureuse qui puisse être, et l’existence la plus heureuse qui puisse être. Or, l’observation la plus élémentaire nous amène à cette découverte, c’est que tous ceux dont l’existence est malheureuse s’efforcent – sans exception – vers son contraire. Or quel est le contraire du malheur ? c’est évidemment le bonheur. Donc le but de l’existence – de toutes les existences – ne saurait être autre chose que le bonheur, et même le bonheur maximum. Que les existentialistes n’aient pas su discerner une si grande évidence, c’est proprement incompréhensible, et même tragique.
Maintenant, si cette démonstration pourtant pertinente – apparaissait insuffisante aux yeux de certains, il nous suffirait de reprendre la formule de Descartes pour déplorer qu’au lieu de dire « Je pense donc je suis » il n’ait pas dit plutôt : « Je souffre donc je suis. » Car il n’y a aucun doute que la souffrance est une certitude indiscutable puisque, hélas, tout le monde l’éprouve tôt ou tard dans sa chair ou dans son cœur, et qu’on ne saurait tout de même souffrir sans exister. Mais si on admet que la souffrance démontre l’existence, on est obligé d’admettre aussi que la joie peut la démontrer au moins aussi bien puisque, comme nous venons de le voir, qui éprouve la souffrance s’empresse de la fuir pour conquérir son contraire, le bonheur. Et à mesure que l’intéressé réussit progressivement dans cette conquête, l’existence devient pour lui : tout d’abord supportable, puis agréable, et finalement exaltante. À ce moment-là la formule « J’exulte donc je suis » devient, mieux que toute autre, probante à l’égard de la vie.
Si, par l’effet d’un heureux miracle, il était apparu à Kierkegaard, et ensuite à ses successeurs, que le bonheur est le but suprême – et même magnifique – de l’existence, l’idée ne leur serait jamais venue de démontrer celle-ci par la mort, ni de glorifier l’absurde au prix de l’angoisse et du désespoir. Et alors, tout naturellement, l’existentialisme se serait changé en un bonheurisme dynamique et vivifiant grâce auquel il eût été facile de découvrir les lois du bonheur unanime, ainsi que leurs meilleures règles d’application. Peut-être les choses se seraient-elles passées ainsi si seulement les existentialistes avaient écouté Pascal disant : « Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception. Quelques différents moyens qu’ils emploient, ils tendent tous à ce but. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. »
Hélas ! l’idée de bonheur est demeurée complètement étrangère à Sartre ; il n’en parle jamais, sinon par dérision. Ainsi dans « Les Mouches » fait-il dire à Jupiter : « Ah ! l’ennui si quotidien du bonheur ! » Ce qui est non seulement un cynique contre-sens, mais encore un affreux blasphème. Sans doute cette lacune résulte-t-elle d’une regrettable absence de sensibilité. Il semble que la lucidité ait dévoré chez Sartre toute capacité d’émotion, de tendresse, de générosité. Au contraire, nous le voyons d’un cœur glacé torturer à plaisir ses personnages, les perdre de vices, les rouler dans le mensonge, le drame, et même l’immondice. Mais il y a peut-être encore plus grave chez lui, et c’est son manque d’imagination. On en trouve la preuve flagrante dans cet ouvrage qui, bien qu’intitulé « L’Imagination », disserte longuement de l’image et de la façon dont elle s’enregistre dans la mémoire, mais jamais de l’imagination créatrice, qui n’y est même pas mentionnée. Pour lui, l’imagination est un instrument à moudre le passé, et non à échafauder le futur. La création, l’invention, le laissent indifférent, c’est l’analyse qui l’accapare, pour ce qu’elle lui montre l’absurdité de toutes choses : « Il est absurde que nous soyons nés et il est absurde que nous mourrions », écrit-il, et c’est une bien sinistre abdication.
Le plus grave, c’est que, au lieu de continuer à monologuer dans des ouvrages de philosophie tels que « L’Être et le Néant », dont les 700 pages rebutent les mieux intentionnés, il est descendu, comme il dit, sur la place publique ; mais sans pour autant apporter le moindre enseignement utilisable dans le social. De cela il convient d’ailleurs en ces termes dans la conclusion de cet ouvrage : « Toutes ces questions, qui nous renvoient à la réflexion pure et non complice, ne peuvent trouver leur réponse que sur le terrain moral. Nous y consacrerons un prochain ouvrage. » Mais Sartre l’écrira-t-il jamais ce traité de morale ? On peut se le demander vu l’orientation facile qu’il a choisie vers le roman et le théâtre. Et à voir comment ces œuvres, loin de lutter contre la décomposition ambiante, l’acceptent, l’encouragent, et donc tendent à l’aggraver, il est permis de s’alarmer à l’idée de ce que pourrait contenir ce traité, tant il est à redouter qu’il y prononce son habituel éloge de l’absurde.
D’autant plus que Sartre ne paraît nullement résigné à l’attentisme, puisqu’on le voit tout au contraire prêcher l’engagement : « L’existentialisme est un optimisme, une doctrine d’action », s’écrie-t-il. Seulement il oublie de montrer en quoi réside cet optimisme et en quoi consiste cette action. Peu importe, il insiste en disant : « Si on a une théorie d’engagement, il faut s’engager jusqu’au bout. » Mais s’engager à quoi ? Est-ce à célébrer l’absurde, accepter le désespoir et répandre le cynisme ? Hélas ! Sartre y excelle, et les résultats de sa propagande sont des plus redoutables, vu les ravages qu’elle accomplit chez certains jeunes, lesquels, dégagés de tous scrupules et de tous « préjugés », se livrent alors à une débauche dégradante et trop facilement contagieuse.
Que cette doctrine vienne à se propager serait d’autant plus désolant qu’il y a dans tout être humain de magnifiques trésors de dévouement, d’enthousiasme, de générosité en puissance, qui ne demandent qu’à s’employer, Malheureusement l’occasion leur en est rarement offerte, sauf de loin en loin sur les champs de bataille, ce qui est pire que tout. Et d’ailleurs on remarque chez les peuples une grande lassitude à l’endroit de tout cet héroïsme qui leur est périodiquement demandé pour rien, puisque tout est perpétuellement à recommencer. C’est pourquoi il est temps d’apporter autre chose qui soit capable de faire lever le souffle des grandes espérances rédemptrices.
Et quoi donc ? demandera-t-on. Eh bien mais le programme d’une civilisation nouvelle, duquel se dégagerait une promesse de bonheur si évidente, que les masses humaines se montreraient prêtes à se dévouer pour sa meilleure réussite. Il y a en chacun de nous un besoin impérieux de se jeter à l’eau pour quelque chose qui en vaille la peine. Ce quelque chose ce devrait être le bonheur unanime. Or, celui-là, il nous est donné de le voir maintenant à notre portée, depuis que les sciences nous ont procuré le pouvoir de discipliner à notre profit les forces de la nature. Il ne nous reste plus désormais qu’à les coordonner, puis à discipliner les nôtres propres : ces forces intérieures qui sont toutes puissantes, mais que nous ne savons pas encore utiliser pour le bien commun.
Le jour où nous y serons parvenus, nous assisterons à la réconciliation universelle : la vraie, celle des cœurs, laquelle nous apportera la paix définitive, dans l’amour retrouvé et le bonheur fraternel. Il est monstrueux d’affirmer, comme le font Heidegger et Sartre, que nous sommes « des êtres pour la mort ». En vérité, nous sommes « des êtres pour le bonheur », et ce que nous attendons de l’existence n’est autre chose que ce bonheur. C’est lui que souhaite l’humanité tout entière depuis le fond des siècles ; seulement, elle ne le sait pas encore. Le moment est venu de le lui apprendre, afin d’allumer en elle la flamme des enthousiasmes intrépides et fervents, sans laquelle rien de grand ne saurait s’accomplir dans notre pauvre monde en mal de novation.
[/Bernard