La Presse Anarchiste

Histoires vécues du jour et de la nuit

L’assassinat collectif

Sta­bi­li­té nor­male. 555 cer­cueils de sol­dats tués en Indo­chine ont été rame­nés secrè­te­ment à Tou­lon sur le porte-avions Arro­manches. Quand on a tué, le Code de l’assassinat recom­mande de se débar­ras­ser du cadavre. Sans bruit. C’est pour­quoi le navire funèbre n’avait point mis son pavillon en berne comme l’exige le Code mari­time. La liste des morts n’a pas été com­mu­ni­quée, selon l’usage dans les catas­trophes fer­ro­viaires ou autres.

C’étaient des morts pour la patrie, des sol­dats de l’Empire, tués dans l’Empire et pour l’Empire. Aus­si les familles des vic­times ne sont-elles pré­ve­nues qu’individuellement. Une cir­cu­laire ronéo­ty­pée les a infor­mées, ou les infor­me­ra, que leurs fils sont morts pour la France. Ce titre est tam­pon­né en gras sur le coin du faire-part.

Dans les « nations en paix », les Grands s’observent en fai­sant la parade devant « les petits », On se prépare.

Tout le monde est sûr d’avoir un jour son « per­mis de tuer ».

Mais avez-vous le permis de guérir ?

Une des plus anciennes par­mi les lois les plus stu­pides, c’est celle qui inter­dit à tout indi­vi­du dépour­vu d’un diplôme spé­cial, non pas seule­ment de don­ner cer­tains soins à son pro­chain, mais encore, et sur­tout, de le guérir.

Le droit de gué­rir n’est en effet accor­dé qu’après un cer­tain nombre d’examens cou­ron­nés par un diplôme.

Tout comme le per­mis de conduire. Avec tou­te­fois une différence.

Quand vous pas­sez votre per­mis de conduire, l’inspecteur exa­mi­na­teur ne vous délivre la carte offi­cielle que si vous l’avez tout au moins per­sua­dé que vous ne sau­te­rez pas sur les trot­toirs et que vous ne vise­rez pas spé­cia­le­ment les pas­sages clou­tés et les voi­tures d’enfants. Vos réflexes comptent dans l’examen.

Tan­dis que si vous pas­sez votre thèse de doc­to­rat, on ne vous oblige nul­le­ment à don­ner l’assurance que vous ne tue­rez pas un jour vos clients par votre faute (ce qui sera tou­jours consi­dé­ré comme un acci­dent du tra­vail… de votre tra­vail). Certes, votre diplôme en main, vous avez le droit de gué­rir, mais aus­si d’envoyer dans l’au-delà quelques clients si vous les avez trai­tés d’une façon tra­di­tion­nelle, offi­cielle, professionnelle.

Je n’invente rien. Ces véri­tés ont été pro­fé­rées par un autre que moi-même. Il s’appelait Molière.

Mais si vous avez guéri votre client « sans diplômes »

Ça, c’est beau­coup plus grave !

Un, deux, trois clients… ça passe. Mais le dou­zième dépas­sé, l’Ordre des méde­cins s’inquiète :
 — Quel est cet individu ?
 — C’est un homme qui a cent gué­ri­sons à son actif.
 — Diable !
 — C’est un « guérisseur ».
 — Un gué­ris­seur ? Ah ! ah ! Nous le tenons !, Il va voir si l’on peut gué­rir sans l’ordre du méde­cin. (Molière, 1673.)

Trois cents ans après

Un gué­ris­seur a com­pa­ru l’autre semaine devant la 16e Chambre cor­rec­tion­nelle, sous l’inculpation d’avoir soi­gné ses malades sans pos­sé­der son « per­mis de guérir ».

Cinq cents per­sonnes recon­nais­santes d’avoir été gué­ries par lui sont venues assis­ter leur « sau­veur » (sic) en le cou­vrant de gerbes de fleurs dans les cou­loirs du Palais dit de « Justice ».

Et, par­mi les témoins léga­le­ment cités, il y avait des repré­sen­tants de toutes les mala­dies : rhu­ma­tisme, eczé­ma, polio­myé­lites, fibrôme, can­cer, hémor­roïdes, dys­pep­sie, etc.

Et, ce qu’il y a de plus drôle, c’est que le contrô­leur des contri­bu­tions impo­sait le « gué­ris­seur » de 100 000 francs de patente.

Ain­si l’a décla­ré Me Théo­dore Valen­si, brillant avocat.

Et le plus triste, c’est que je peux parier, à coup sûr, que le citoyen Eynard, c’est le nom du gué­ris­seur, accu­sé d’avoir gué­ri des cen­taines de per­sonnes sans per­mis, sera condam­né à l’audience du 22 février à la 16e Chambre.

Une réflexion s’impose :

Sous le règne de Tibère, un cer­tain « Jésus » fut cru­ci­fié. Mais en le condam­nant, le pro­cu­ra­teur de Judée, Pilate, ne retint pas dans l’accusation le fait de ses gué­ri­sons « mira­cu­leuses » réa­li­sées sans diplôme. Bien au contraire, les Pha­ri­siens repro­chaient au Christ de n’avoir pas réa­li­sé tous les miracles qu’il avait pro­mis : par exemple de détruire le temple de Jéru­sa­lem et de le rebâ­tir en trois jours.

Pilate n’a pas condam­né Jésus pour ses guérisons.

Et pourtant on acquitte… quelquefois

La preuve en est faite par cette affaire qui s’est dérou­lée devant le Tri­bu­nal mili­taire de Lyon, le 29 janvier.
Lisez-la bien. Je la résume.

[|Scène I|]

Au début de la Libé­ra­tion, à Pont-de-Veyle, une Polo­naise, Yki­la Nou­ch­ka­te­ro­witch, se réfu­gie avec son enfant. Elle dénonce une quin­zaine de résis­tants. Elle recon­naît son acte. Elle est fusillée.

[|Scène II|]

Elle lais­sait un bébé de dix-huit mois, malade. Qu’en faire ? On l’emmène en nour­rice. Le doc­teur conseille l’hospitalisation.

Bon ! Mais, à l’hôpital, on deman­de­ra le nom des parents et l’absence de la mère inquié­te­ra tous les gens. De là, on remon­te­ra à la source et le groupe des com­bat­tants clan­des­tins ris­que­ra d’être pris et fusillé. (Le Pro­grès de Lyon.)

Que faire ?

[|Scène III|]

Eh bien ! dit le chef résis­tant, il n’y a qu’une solu­tion : c’est de tuer le petit.

[|Scène IV|]

Le sous-chef tire une balle dans la tête de l’enfant.

[|Scène V|]

Quatre ans après. Les meur­triers passent devant le Tri­bu­nal mili­taire de Lyon. Et le pré­sident, devant l’évidence] des faits, demande aux « justiciers » :
 — Pour­quoi ne pas avoir conduit l’enfant à l’Assistance publique ?
 — Ah ! On en était loin ! Sans com­mu­ni­ca­tions ! Et puis, fran­che­ment, nous n’y avons pas pensé !

[|Scène VI|]

Le com­mis­saire du gou­ver­ne­ment déclare vou­loir repla­cer cette affaire, odieuse au pre­mier abord, dans son véri­table cli­mat (sic).

— C’était la guerre, conclut-il (sic).

Après une courte déli­bé­ra­tion, le Tri­bu­nal a ren­du un juge­ment d’acquittement. (Le Monde, 30 – 31 janvier.)

C’était la guerre ! Eh oui ! mon­sieur le Com­mis­saire du gou­ver­ne­ment. Vous en avez, dans votre brève conclu­sion, for­mu­lé tout ce qu’elle com­porte d’ignobles consé­quences dès qu’elle est acceptée.

Alors ? En bonne jus­tice, s’il vous arrive d’être obli­gé de requé­rir contre des objec­teurs de conscience, contre ceux qui refusent par tous les moyens, quels qu’ils soient, cette souillure de la guerre, ne croyez-vous pas qu’il vous sera beau­coup par­don­né en pro­cla­mant que leur refus d’obéir : « C’était pour la paix ! »

Chaque scène de cette his­toire vécue mérite tant de com­men­taires que je me refuse à les susciter.

Réflé­chis­sez sur ces scènes. Vous y trou­ve­rez la matière d’un volume, une immense tra­gé­die, un « scé­na­rio » qui lais­se­ront loin der­rière eux les futi­li­tés conven­tion­nelles du ciné­ma à l’usage des foules.

Dans le domaine mondain

On y admet bien l’amour libre… par­fois… mais tou­jours à sens unique.

La semaine der­nière, miss Por­ce­laine, une Sué­doise ravis­sante, vedette du sex-appeal, a été vic­time de l’amour de son mari, qui lui a tiré trois balles dont deux se sont logées dans la colonne ver­té­brale. État déses­pé­ré. Devant le corps pan­te­lant de « sa ché­rie », le meur­trier en pleurs s’est écrié :

— Je l’aimais tant ! Stu­pide conclusion !

Dans le domaine sportif

Répé­ti­tion heb­do­ma­daire des « acci­dents de la montagne ».

La publi­ci­té consa­crée aux sports d’hiver a eu pour résul­tat d’exciter de jeunes témé­raires à battre les records de leurs devan­ciers en esca­la­dant des « som­mets invio­lés », des « arêtes vierges », des pics où, seules, se sont posées les serres des rapaces.

Je déplore leur trépas.

Mais enfin, ne sont-ce pas là, par oppo­si­tion aux acci­dents du tra­vail, des acci­dents du plaisir ?

La presse consacre trois lignes à la chute d’un ouvrier du bâti­ment qui s’écrase sur le pavé.

On ne parle guère du tra­vail qui tue, de cette obli­ga­tion pour celui-ci ou celui-là de « faire sa jour­née » sus­pen­du sur une plan­chette accro­chée à un fil à des hau­teurs vertigineuses.

C’est tout juste si on ne recherche pas chez la vic­time quelque tare alcoo­lique pour expli­quer sa chute.

Par contre, quand il s’agit d’alpinisme, on n’hésite pas à accu­ser la mon­tagne de la mort du témé­raire et mal­heu­reux esca­la­deur. Et l’on écrit, par habi­tude sans doute, en tête de ces rubriques mor­tuaires, dans les jour­naux et au ciné­ma, ce titre sen­sa­tion­nel : L’Alpe homicide !

Soyez donc logiques, confrères rédac­teurs. Et quand il s’agira d’un acci­dent de chasse, quand un Nem­rod impru­dent, tra­ver­sant un four­ré pour retrou­ver un lièvre ou un per­dreau, rece­vra la décharge de son fusil, ins­cri­vez donc, en tête de votre article, sans craindre le rire de vos lec­teurs : Le gibier homicide.

[/​Aurèle Pator­ni./​]

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