La Presse Anarchiste

L’accident de chemin de fer

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inven­ta pour punir les pau­vres prolétaires,
Le train (puisqu’il faut bien l’appeler par son nom),
Le train, train dans lequel tou­jours voyageront
Ceux qui n’ont point d’auto sur cette terre,
Le train, ce jour-là,
Dérailla.

Le chef de gare dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sac­ri­fie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être obtien­dra-t-il la guéri­son commune.
L’Histoire nous apprend qu’en de tels accidents
Fer­rovi­aires, on fait de pareils dévouements.
Ne nous flat­tons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de nos consciences.
Pour moi, sat­is­faisant mes appétits gloutons,
J’ai de l’épouse du lampiste
Troussé les jupons.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais j’insiste
Pour que cha­cun s’accuse ain­si que moi,
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que ce soit le plus coupable que l’on punisse. »

Sire, dit le sous-chef, vous êtes trop bon roi,
Vos scrupules font voir trop de délicatesse,
Une épouse de lamp­iste, c’est sotte espèce,
Avez-vous péché ? Non. Vous lui fîtes, Seigneur,
En la trous­sant, beau­coup d’honneur ;
Quant au lamp­iste, je déclare
Qu’il a bien mérité son sort :
Il se mit dans son tort
En enton­nant : « Il est cocu, le chef de gare ! »

Ain­si dit le sous-chef, et flat­teurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir.
Et, de l’aiguilleur jusques au garde-barrière
On se remit ses péchés sans colère,
Le lamp­iste vint à son tour et dit :
J’étais en con­gé samedi,
Jour de l’accident ; mon absence
Est le meilleur ali­bi, de toute évidence.
À ces mots, on cria haro sur l’animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal.
Son absence fat jugée cas pendable.
Pren­dre con­gé ce jour-là, crime abom­inable I
Aus­si, sans crier gare,
On le révo­qua sur-le-champ.

Selon que vous serez lamp­iste ou chef de gare,
Les juge­ments de cour vous ren­dront noir ou blanc.

[/Léo Cam­pi­on./]


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