La Presse Anarchiste

Le socialisme

La géné­ra­tion qui fleu­ris­sait entre 1880 et 1910 était tout entière tour­née vers l’avenir. Du moins, elle nous appa­raît telle, à tra­vers la lit­té­ra­ture sociale de cette époque. Ce fut une géné­ra­tion domi­née par l’idée de la cer­ti­tude scien­ti­fique – de l’accumulation auto­ma­tique des connais­sances et des richesses – du pro­grès constant des tech­niques et du pro­grès non moins constant des struc­tures sociales ; une géné­ra­tion sûre de l’avènement pro­chain du socia­lisme et de la paix, et confiante dans la force des tra­vailleurs pour assu­rer le règne de la jus­tice dans le monde.

Heu­reuse époque ! Époque féconde de la pen­sée ouvrière que celle des Pel­lou­tier et des Par­sons, des Most et des Mala­tes­ta, des Loren­zo et des Landauer !

Les mois­sons s’annonçaient si belles, quand tom­ba l’orage d’août 1914 !

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Fai­sons le bilan d’un siècle perdu.

La pen­sée socia­liste, sous la Sainte Alliance et le sys­tème Met­ter­nich, passe par l’étape des sys­tèmes cri­ti­co-uto­piques de God­win, Owen, Fou­rier, etc. Au len­de­main des san­glantes défaites de 1848, cette même pen­sée prend l’aspect tra­gique et polé­mique qu’exige la bar­ri­cade : son mythe cen­tral est alors une guerre de classe où la revanche à prendre l’emporte en urgence sur la jus­tice à fon­der ; Blan­qui éclipse Prou­dhon. Celui-ci repa­raî­tra avec les débuts de la grande inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, les socié­tés de résis­tance, les fédé­ra­tions, la grève géné­rale [[La grève géné­rale en cas de guerre fut votée par un congrès de l’Internationale, sur pro­po­si­tion de Charles Lon­guet, et mal­gré l’opposition des mar­xistes.]], l’élaboration par les sec­tions d’une éthique ouvrière et socialiste.

Mais l’enthousiasme des pion­niers est bien­tôt assom­bri par la guerre de 70 – 71 ; la Com­mune, écra­sée ; l’Association ouvrière déchi­rée en deux ten­dances. Tant de sang et de fiel ne sont pas pour encou­ra­ger beau­coup l’optimisme des hors-la-loi qui sur­vivent aux années ter­ribles et aux années funestes ; mais le temps est un gué­ris­seur patient des « grandes espé­rances » éter­nel­le­ment bles­sées, éter­nel­le­ment enra­ci­nées dans le cœur des peuples. De 1871 à 1886, quinze années suf­fi­ront pour la pro­mo­tion des jeunes ; sur un sol trem­pé du sang des martyrs.

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Après les amnis­ties indis­pen­sables ; lorsque le retour de la pros­pé­ri­té et de la paix eut cica­tri­sé les plaies ; lorsque l’organisation ouvrière eut obte­nu droit de cité dans la plu­part des pays du monde et que l’on vit se mul­ti­plier, comme jamais aupa­ra­vant, syn­di­cats, coopé­ra­tives, uni­ver­si­tés popu­laires, groupes d’études, mai­sons du peuple, salles de réunions et biblio­thèques – il appa­rut enfin que les temps étaient mûrs et que les jours du capi­ta­lisme étaient comptés.

Comme on ne pré­voyait guère – même dans les rangs anar­chistes – que la déchéance de l’argent pût don­ner lieu à un réta­blis­se­ment des formes directes, de domi­na­tion de l’homme sur l’homme ; comme tout parais­sait exclure, aux yeux des socio­logues, le rem­pla­ce­ment anti­éco­no­mique du patron par le scribe, et du tra­vail mer­ce­naire par le tra­vail for­cé ; comme on n’entrevoyait guère, dans un monde encore lar­ge­ment ouvert sur l’espace libre, la hié­rar­chi­sa­tion impi­toyable des vic­times sur les vic­times, qui est le propre de tout uni­vers concen­tra­tion­naire ; comme, bien au contraire, la vie poli­tique quo­ti­dienne mon­trait le recul appa­rent de l’autorité du mili­ta­risme, de l’étatisme, de l’oppression et de l’exploitation sous toutes leurs formes – en faveur des forces les plus neuves et les plus libres de la « socié­té moderne », il deve­nait de jour en jour plus évident pour tous que la « vieille socié­té » por­tait déjà « dans sa coquille » un monde de bon­heur et de jus­tice, dont l’éclosion était proche.

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Ce monde, les mar­xistes en géné­ral se conten­taient de le pré­voir en termes vagues, et d’assurer qu’il serait le pro­lon­ge­ment « dia­lec­tique » du monde actuel ; ils subor­don­naient en cela toute vision de l’avenir aux efforts et aux néces­si­tés tac­tiques immé­diates [[Le seul ouvrage d’un « mar­xiste » décri­vant la socié­té future est, à notre connais­sance, le gros livre de Bebel inti­tu­lé « La Femme et le Socia­lisme » – anti­ci­pa­tion qui n’a, au fond, rien de mar­xiste.]]. Mais la vision n’en était pas moins « dans l’air » – ou plu­tôt, elle était pré­sente et sen­sible au cœur de chaque mili­tant ouvrier. Elle répon­dait à « l’idée géné­rale » de la révo­lu­tion et à la « jus­tice selon la révo­lu­tion » (semence prou­dhon­nienne qui était alors, à peu de chose près, par­tout vivante et com­mune à toutes les écoles). Elle exis­tait à l’état dif­fus dans les masses uni­ver­selles – étran­gères à toute idée de doc­trine et de frac­tion. Elle était le germe d’une éthique de pro­duc­teurs, d’une morale du tra­vail, d’un style de vie de l’homme qui crée et qui souffre et c’est à cette réa­li­té inté­rieure, seule base solide du mou­ve­ment socia­liste, que fai­saient allu­sion, jusque dans leurs cal­culs tac­tiques de révo­lu­tion­naires à la Machia­vel, les poli­tiques spé­cu­lant sur le « pro­lé­ta­riat », sur « l’ouvrier hon­nête », sur la « conscience », la « soli­da­ri­té », la « spon­ta­néi­té » des masses travailleuses.

La vision socia­liste était la réa­li­té pre­mière que nul ne pou­vait se van­ter d’avoir créée, et que cha­cun pou­vait inter­pré­ter à sa guise.

Entre col­lec­ti­vistes de diverses ten­dances, on se dis­pu­tait ferme sur la ques­tion des moyens, sur l’usage de la vio­lence indi­vi­duelle, sur celui du bul­le­tin de vote, sur l’indépendance ou la subor­di­na­tion des syn­di­cats, mais on était à peu près d’accord sur le style de vie qui conve­nait à un cama­rade dans l’organisation ouvrière, sur l’essence de la men­ta­li­té socia­liste, et sur les traits fon­da­men­taux de la « cité future ». Ce que devait engen­drer la « révo­lu­tion sociale », au terme d’une trans­for­ma­tion immé­diate ou d’une tran­si­tion plus nuan­cée, c’était un monde sans pri­vi­lèges ni misères, sans fron­tières ni armées, sans égoïsme et sans vio­lences indi­vi­duels ou collectifs.

Ce monde était conçu comme une fédé­ra­tion de pro­duc­teurs ; il devait réunir pay­sans et ouvriers, intel­lec­tuels et manuels en une seule fra­ter­ni­té, par l’intégration géné­rale du tra­vail pro­duc­tif, de l’éducation et des loi­sirs. Enfin, l’on ne devait main­te­nir aucun ves­tige ni réta­blir aucun germe des funestes dis­tinc­tions de rang social, de caste, de race, de natio­na­li­té, de reli­gion, de magis­tra­ture ou de sacer­doce, qui avaient fait le mal­heur du vieux monde. Telle était « l’utopie » socialiste.

Uto­pie néces­saire, tré­sor aujourd’­hui perdu !

C’est à par­tir de cette « uto­pie » socia­liste, de ce tableau impli­cite des « valeurs » socia­listes, de cette idée plus ou moins cohé­rente – des « struc­tures » socia­listes, que chaque ouvrier euro­péen se dis­po­sait à juger de ce qui lui serait pro­po­sé par le pro­gramme et par la pra­tique des diverses écoles ; les « cri­tères » du socia­lisme exis­taient alors dans les têtes du peuple, sinon dans les textes ou dans les faits. Et c’est à ces cri­tères que devait se sou­mettre, au moins en appa­rence, qui­conque vou­drait pas­ser pour socia­liste – fut-il Lénine, Noske ou Mus­so­li­ni ! C’est à cette échelle que seraient mesu­rées (ou ima­gi­nées) sur place ou à dis­tance, les « réa­li­sa­tions » socia­listes en n’importe quelles cir­cons­tances, et dans n’importe quel pays.

Grâce à l’existence de ce mythe « la cité future », grâce à la sen­si­bi­li­té morale qu’il impli­quait de la part du plus simple des mili­tants, le mot « socia­liste » avait un sens.

Qui le lui avait donné ?

Tout le monde et per­sonne. Les rêveurs d’avant 48, les com­bat­tants des bar­ri­cades de classe, les expé­ri­men­ta­teurs de « col­lec­ti­vi­tés » avant la lettre, les orga­ni­sa­teurs de socié­tés de résis­tance, les « Inter­na­tio­naux », les « Com­mu­nards », les « Nihi­listes » russes, les « Anar­chistes » espa­gnols et ita­liens, les coopé­ra­teurs, les syn­di­ca­listes, les « pro­pa­gan­distes par le fait » ? Tou­jours est-il que ce sens idéal exis­tait. Absent de tous les dic­tion­naires. Pré­sent dans quelques docu­ments-clés, dans quelques livres-miroirs, – et par-des­sus tout dans l’œuvre de Kro­pot­kine.

Car c’est là le grand mérite du vieux liber­taire russe. Non pas d’avoir « décou­vert » que le monde moderne, la phi­lo­so­phie moderne, la science moderne, et même la tech­nique indus­trielle moderne, voguaient à pleines voiles vers l’Anarchie. Mais d’avoir expri­mé mieux que per­sonne (plus sim­ple­ment, concrè­te­ment et « uto­pi­que­ment » que per­sonne) ce que tout le monde, consciem­ment ou non, enten­dait et devait entendre par socia­lisme. D’a­voir rédi­gé (avec quelque excès de minu­tie ou, quelque excès d’optimiste négli­gence, peu importe) les cahiers de reven­di­ca­tions morales, civiques, éco­no­miques, cultu­relles et tech­niques du Socialisme.

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Aujourd’­hui le socia­lisme c’est n’importe quoi (un bar­rage géant, un plan finan­cier, une sta­tis­tique ou une police, un por­trait de chef, un défi­lé, un trac­teur à che­nilles, une por­che­rie modèle, une matraque per­fec­tion­née). Ah ! l’on peut bien sou­rire de ces hommes naïfs de la géné­ra­tion 1880 – 1910, qui vou­lurent que le socia­lisme fut quelque chose d’humain, de popu­lai­re­ment conce­vable, de sim­ple­ment des­ti­né à ce que l’homme a de meilleur !

Mais si l’on veut rendre un sens à ce qui s’est usé entre les mains de Lénine, Noske, Mus­so­li­ni, Sta­line, Péron, Bénès, Sala­zar, Attlee, Blum, Bidault, Gas­pa­ri, Tito, Dimi­troff, Kemal Pacha, etc. – au point de n’avoir plus ni métal ni effi­gie – il faut relire Kro­pot­kine, et « retrou­ver la drachme perdue > !

Cham­fort a dit quelque part (et c’était en plein xviiie siècle) : « La socié­té est à recom­men­cer comme Bacon recom­men­ça la science. »

C’est là une bonne for­mule du socia­lisme : le besoin et la volon­té de recom­men­cer la socié­té. Mais aujourd’­hui, le Socia­lisme lui-même s’est per­du ; le Socia­lisme lui-même est à recommencer.

[/​André Pru­nier./​]

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