La Presse Anarchiste

Les données de la pré-guerre

On a vu que, dans les vingt der­nières années du xixe siècle – les trusts étant en for­ma­tion – la pro­gres­sion des ton­nages avait été modé­rée : 1 mil­lion en France, 1 mil­lion et demi en Angle­terre, 4,3 mil­lions en Alle­magne. En 1900 – 1902, les sidé­rur­gies semblent mar­quer le pas. On les dirait au point mort. Mais voi­ci que sou­dain le mou­ve­ment reprend en France et en Alle­magne. Il semble qu’un nou­vel élan soit don­né. Et c’est par bonds, pre­nant sans cesse plus d’amplitude, que les ton­nages montent. La sidé­rur­gie fran­çaise passe, en dix ans, de 2,4 à 5,3 mil­lions de tonnes de fonte. La sidé­rur­gie alle­mande, de 7,5 à 19 mil­lions. Seule la sidé­rur­gie bri­tan­nique ne bouge pas, parce qu’elle ne peut pas bou­ger. Elle en reste à ses 9 mil­lions de tonnes, péniblement.

Disons tout de suite que le nou­veau départ et la mon­tée en flèche des pro­duc­tions sidé­rur­giques en France comme en Alle­magne ne s’expliquent pas par l’appel des besoins nor­maux d’acier, même à sup­po­ser que la demande ait pu être sol­li­ci­tée et for­cée. Seule la course aux arme­ments, qui est un phé­no­mène inhé­rent aux États, a pu entre­te­nir et sti­mu­ler les sidé­rur­gies, étant admis que celles-ci sont ample­ment pour­vues de matières pre­mières et qu’elles peuvent déve­lop­per leurs moyens de pro­duc­tion. On assiste alors à la pré­pa­ra­tion de guerre et l’industrie lourde et toutes les indus­tries connexes se mobi­lisent en per­ma­nence afin de pour­voir la machine de guerre en for­ma­tion de tous les maté­riaux qui lui sont néces­saires. La demande en ce domaine est infi­nie. Elle n’a pra­ti­que­ment pour mesure que la capa­ci­té des moyens de pro­duc­tion et de fabri­ca­tion qui peuvent sans cesse se per­fec­tion­ner et s’accroître.

Cepen­dant il serait témé­raire d’accuser a prio­ri les clans capi­ta­listes maîtres de la pro­duc­tion, et en l’espèce les sidé­rur­gistes de recher­cher dans la pré­pa­ra­tion à la guerre, et dans la guerre même, des sources de pro­fit. Le machia­vé­lisme relève plu­tôt des hommes d’État, des chefs des peuples. La loi immuable du capi­ta­lisme est la loi du Pro­fit. Et, dès lors que le Pro­fit appa­raît pos­sible dans la paix, point n’est besoin de recou­rir à la guerre. La guerre est un pis-aller qu’on n’envisage froi­de­ment que dans les seuls cas où les voies nor­males, les voies paci­fiques du Pro­fit sont bar­rées, quand on se trouve accu­lé à une impasse dont il faut for­cer l’issue ou périr. La seule appa­ri­tion, même loin­taine, de l’impasse peut, il est vrai, faire bifur­quer le capi­ta­lisme. Alors la course aux arme­ments se déchaîne et les peuples, du moins s’ils sont vigi­lants, sont aver­tis. C’est à ce moment qu’ils devraient crier : holà ! Une fois enga­gés dans l’impasse – et la course aux arme­ments y pré­ci­pite sûre­ment – il est trop tard.

Dans la phase que nous étu­dions, il appa­raît bien que le capi­ta­lisme anglais, le pre­mier, a eu le sen­ti­ment de l’impasse. Sa réac­tion s’est tra­duite selon des normes éprou­vées par l’histoire et qui étaient demeu­rées très vivaces au début du xxe siècle. Main­te­nant elles paraissent un peu émous­sées. Mais un jeune anglo­mane qui suit les bri­sées de M. André Sieg­fried, une des lumières de la ive, le disait encore récem­ment avec rai­son : l’Angleterre est demeu­rée « unique dans ses ver­tus et ses méthodes ». Rien ne peut se faire en Europe sans son appro­ba­tion. Nous ajou­te­rons que rien non plus ne peut s’y défaire sans qu’elle y mette du sien. C’était encore bien plus vrai il y a cin­quante ans qu’aujourd’hui. L’Angleterre était encore maî­tresse des mers… et elle se sen­tait mena­cée. On ne pou­vait attendre d’elle qu’elle démis­sion­nât. C’est une jus­tice à la lui rendre que d’affirmer, en accord avec les faits, que ses immuables ver­tus et sa tra­di­tion­nelle méthode ont lour­de­ment pesé sur la marche des évé­ne­ments dont l’aboutissement fut la guerre.

Mais ana­ly­sons un peu les causes effi­cientes du phé­no­mène que nous signa­lions plus haut et qui, à nos yeux, a joué un rôle abso­lu­ment décisif.

Un « haut lieu » sidérurgiste : Briey

Repor­tons-nous d’une tren­taine d’années en arrière (nous sommes en 1900). Avec la per­mis­sion de l’Angleterre, Bis­marck a défait Badin­guet. La bour­geoi­sie d’affaires est au pou­voir ; le défen­seur de la pro­prié­té, Thiers, Adolphe, négo­cie le trai­té de Franc­fort avec Bis­marck. Et Bis­marck qui a connais­sance de l’existence d’un gise­ment de fer impor­tant dans la région de Thion­ville se l’annexe. Il fau­dra, dix ans plus tard, l’invention de Tho­mas pour que le mine­rai lor­rain acquière une réelle valeur. Voi­là donc la sidé­rur­gie alle­mande en mesure de démar­rer. Mais ima­gi­nons que Bis­marck ait eu connais­sance de l’existence dans la zone lor­raine conti­guë à celle de Thion­ville et lais­sée à la France le gise­ment de mine­rai encore plus riches que ceux qu’il s’appropriait. Il n’eût pas man­qué de repor­ter sa ligne fron­tière au-delà de cette zone et pour le coup la sidé­rur­gie fran­çaise eût été pri­vée à jamais d’une matière pre­mière indis­pen­sable. Sa pro­duc­tion de fonte et d’acier fût demeu­rée déri­soire. Elle n’eût pas même atteint le niveau de la petite et inno­cente Bel­gique. La sidé­rur­gie alle­mande eût été Incon­tes­ta­ble­ment maî­tresse du conti­nent avec un niveau de pro­duc­tion américain.

Ain­si l’ignorance de Bis­marck a per­mis à la sidé­rur­gie fran­çaise de paraître en bonne place dans l’ordre des nations euro­péennes. Que nos chau­vins s’en réjouissent. Bis­marck, sans le vou­loir, leur a lais­sé l’instrument de la revanche, ins­tru­ment valable seule­ment avec l’appui de l’Angleterre. Dieu y a pourvu.

Mais quel est donc ce gise­ment insoup­çon­né qui devait, trente ans après 1870, chan­ger la face de l’Europe ? Un lieu géo­gra­phique, un haut lieu, comme on dirait en lit­té­ra­ture, le désigne, c’est Briey. Il s’est trou­vé là près de cin­quante mille hec­tares ren­fer­mant en sous-sol la plus forte réserve de fer de tout le conti­nent. C’est seule­ment en 1885 que les richesses de Briey furent pros­pec­tées. Elles devaient être mises en exploi­ta­tion en 1902. Pour­quoi à cette date tar­dive plu­tôt que dix ou quinze ans aupa­ra­vant ? Il fal­lait don­ner aux trusts le temps de se mettre en place, mais il fal­lait aus­si que fussent ras­sem­blées des rai­sons suf­fi­santes et déter­mi­nantes d’une opé­ra­tion qui n’était pas sans exi­ger d’immenses capi­taux, car le mine­rai appe­lait la construc­tion de vastes usines – et qui n’allait pas sans risques. Un cer­veau comme le Comi­té des Forges ne s’aventure pas à la légère. Il ne se décide jamais qu’en connais­sance de cause. Il ne s’engage jamais à fond sans avoir pris des assu­rances. Ces assu­rances il les obtint ; elles lui furent pro­po­sées par la sidé­rur­gie allemande.

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On se demande les rai­sons objec­tives que pou­vaient avoir les sidé­rur­gistes alle­mands, ceux de la Sarre toute proche, à enga­ger, à sti­mu­ler et à aider la sidé­rur­gie fran­çaise à s’établir dans leur voi­si­nage sur une échelle appe­lée à éga­ler la leur, Il y a à cela une rai­son tech­nique. La minette lor­raine ali­men­tant les hauts four­neaux, a un gros défaut : elle exige pour fondre un adju­vant cal­caire, masse inerte qui alour­dis­sait la charge du haut four­neau et en dimi­nuait le ren­de­ment. Or, le mine­rai de Briey se pré­sen­tait avec une gangue cal­caire qui le dési­gnait comme le com­plé­ment natu­rel de la minette. Le mélange des deux en pro­por­tion vou­lue assu­rait une marche éco­no­mique et don­nait une fonte de qua­li­té supé­rieure. La pos­si­bi­li­té de se pro­cu­rer faci­le­ment ce pré­cieux mine­rai devait don­ner à la sidé­rur­gie de la Sarre un élan nou­veau. La sidé­rur­gie fran­çaise, de son côté, pou­vait obte­nir, par voie d’échange et à bon compte, le coke de la Ruhr qui lui était indis­pen­sable. (La houille de la Sarre ne four­nit pas de coke métal­lur­gique. Et d’ailleurs, sous le régime alle­mand, elle était exploi­tée pour le compte de l’État.).

Briey nous explique donc, à ses débuts, la mon­tée paral­lèle des sidé­rur­gies fran­çaise et alle­mande. La conjonc­tion des deux sidé­rur­gies par-des­sus la fron­tière est un fait remar­quable. Vir­tuel­le­ment, il réa­li­sait comme une sym­biose éco­no­mique s’étendant à une vaste région toute héris­sée de hauts four­neaux et d’aciéries, un des centres de l’acier les plus impo­sants qui soient sur le conti­nent. Cet état de choses, s’il avait pu être pris en consi­dé­ra­tion par des poli­tiques dési­reux de tra­vailler pour la paix, eût pu ser­vir d’amorce à un règle­ment du pro­blème d’Alsace-Lorraine. Ce qui eût ôté tout argu­ment aux bel­li­cistes de quelque côté qu’ils se trouvent. D’autre part, on pour­rait inter­pré­ter, sub­jec­ti­ve­ment, le mariage des deux sidé­rur­gies, à une époque où le sou­ve­nir de la guerre des Boers et de l’épreuve de Facho­da étaient encore tout frais, comme une réac­tion contre l’anglo-saxonnisme et l’anglomanie des sphères offi­cielles. Mais il est bien super­flu de faire inter­ve­nir des impon­dé­rables là où l’intérêt et la géo­lo­gie com­man­daient l’événement. Ce que l’on est en droit d’affirmer, c’est que les sidé­rur­gistes n’avaient qu’à se féli­ci­ter de l’état de fait réa­li­sé par leurs soins et qu’ils ne pou­vaient dési­rer que la conser­va­tion d’un sta­tu quo pro­fi­table aux uns et aux autres. Les sidé­rur­gistes fran­çais y gagnaient le plus, puisque, le pro­blème char­bon­nier étant avan­ta­geu­se­ment réso­lu, ils béné­fi­ciaient de ce côté-ci de la fron­tière des prix hau­te­ment rému­né­ra­teurs du mar­ché inté­rieur pro­té­gé, tan­dis que, par leurs éta­blis­se­ments en Sarre et Lor­raine annexée, ils jouis­saient, pour l’exportation, de tous les avan­tages du sys­tème alle­mand. On sait que la Com­mis­sion des douanes, abor­dant la ques­tion du dum­ping en 1910, se gar­da bien de tran­cher. Le Comi­té des Forges ne fut pas étran­ger à cette indé­ci­sion. Son pré­sident, M. de Wen­del, Fran­çois, une des gloires les moins contes­tées de la sidé­rur­gie fran­çaise – il fut pla­cé par les déma­gogues du Front popu­laire en tête de liste des « deux cents familles » – était un magnat de la Sarre. On recon­naî­tra que ce magnat, s’il soi­gnait les inté­rêts de sa tri­bu, n’était pas par­ti­cu­liè­re­ment dési­reux de plon­ger l’Europe dans un bain de sang. On a dit de lui, lors­qu’il s’est éteint, récem­ment, qu’il avait le cœur fran­çais et le por­te­feuille alle­mand. Admet­tons que ni par le cœur ni par le por­te­feuille il n’était Anglais.

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La Grande-Bre­tagne ne pou­vait voit d’un bon œil s’organiser un couple France-Alle­magne, qui lui appa­rais­sait gros de menace, non pour sa sécu­ri­té interne, mais pour son rayon­ne­ment impé­rial, pour sa posi­tion dans le monde, les États-Unis vivant sur eux-mêmes. Elle devait dès lors s’appliquer à ren­ver­ser la ten­dance, sans perdre de temps. Et l’on sait qu’après l’épreuve révé­la­trice du « coup d’Agadir », elle prit sur le conti­nent des posi­tions stra­té­giques que des gou­ver­nants fran­çais du type Del­cas­sé lui offrirent avec empres­se­ment. À dater de l’Entente cor­diale, nous assis­tons à la course aux arme­ments. C’est-à-dire que le cli­mat va s’empoisonner et que par­tout où des failles se pré­sen­te­ront, des forces des­truc­tives s’insinueront sournoisement.

Un rapide coup d’œil sur les condi­tions d’évolution des sidé­rur­gies alle­mande et fran­çaise révé­le­ra les points faibles et les lignes de force.

Les lignes de force : fer-charbon

La sidé­rur­gie alle­mande dis­po­sait de char­bon à pro­fu­sion : 150 mil­lions de tonnes de houille extraites en 1900, 280 mil­lions en 1913. Le centre prin­ci­pal était la Ruhr.

En mine­rai, la situa­tion était bien moins bonne. Elle était même assez mau­vaise. Les gîtes natio­naux connus n’accusaient pas des réserves inépui­sables. On les ména­geait. Au total, 27 mil­lions de tonnes de mine­rai étaient extraites, au stade de 1913, dont 20 mil­lions dans le bas­sin lor­rain, à proxi­mi­té de la fron­tière. Les hauts four­neaux néces­si­taient 43 mil­lions de tonnes. Il fal­lait donc trou­ver-au dehors 15 mil­lions de tonnes. Un tiers était four­ni par Briey (contre du char­bon), les deux tiers venaient de Rus­sie, de Suède, d’Espagne, etc. C’étaient des mine­rais riches des­ti­nés aux centres de la Ruhr et de la Silé­sie. Quoique médiocre, cette situa­tion n’était pas inquié­tante. L’Allemagne s’était assu­ré des sources per­ma­nentes d’approvisionnement en mine­rai par des mar­chés pré­fé­ren­tiels étayés sur des expor­ta­tions de char­bon, de machines, de pro­duits sidé­rur­giques divers. Par ses trai­tés de com­merce, elle pou­vait pareille­ment s’approvisionner en den­rées de toutes sortes.

La sidé­rur­gie se répar­tis­sait en trois groupes. Le plus impor­tant, celui de la Ruhr, tra­vaillait sur le char­bon. II pro­dui­sait 50 % du ton­nage glo­bal d’acier, presque exclu­si­ve­ment des aciers Bes­se­mer, Mar­tin, au creu­set. C’était l’arsenal.

Le groupe de Silé­sie tra­vaillait sur le char­bon et le mine­rai, avec appoint de mine­rai russe de Kri­voï Rog ou de Kertsch. Sa pro­duc­tion d’acier était mixte et repré­sen­tait 25 % du total.

Le groupe de la Sarre tra­vaillait sur la minette et le mine­rai de Briey, la houille venait de la Ruhr. Il pro­dui­sait exclu­si­ve­ment des aciers Tho­mas peu propres aux fabri­ca­tions de guerre. Sa pro­duc­tion était d’un quart de celle de l’ensemble, c’est-à-dire à peu près aus­si éle­vée que toute la pro­duc­tion française.

Telle était donc la sidé­rur­gie alle­mande. Ultra riche en char­bon, peu gênée pour ses appro­vi­sion­ne­ments en mine­rai, for­mi­da­ble­ment outillée, puis­sante par son orga­ni­sa­tion et sa tech­nique savante, tou­jours à l’affût de per­fec­tion­ne­ments, s’inspirant d’un esprit natio­nal et pla­ni­fi­ca­teur, ses pos­si­bi­li­tés étaient pro­di­gieuses et il faut aller en Amé­rique pour en trou­ver de com­pa­rables. Au stade de 1913, 312 hauts four­neaux à feu, 122 conver­tis­seurs, 407 fours Mar­tin (France : res­pec­ti­ve­ment 125, 89, 152) lui assu­raient un pou­voir de pro­duc­tion supé­rieur à celui de la Grande-Bre­tagne, de la France et de la Rus­sie réunies. Elle pou­vait four­nir l’Allemagne et ses satel­lites de tous les aciers qu’ils récla­maient pour leurs besoins nor­maux, exporte au loin 33 % de sa pro­duc­tion et éle­ver le poten­tiel de guerre de l’État impé­rial à un niveau dépas­sant de beau­coup celui de n’importe quel autre État.

Des inquié­tudes pou­vaient lui être cau­sées soit par une menace sur la régu­la­ri­té des appro­vi­sion­ne­ments de mine­rai, soit par le ris­qué de fer­me­ture de débou­chés. Mais le dan­ger essen­tiel – et ce n’était pas seule­ment un dan­ger inté­rieur – pro­ve­nait de la per­méa­bi­li­té de cer­tains groupes à des influences mili­ta­ristes, voire bel­li­cistes, dont on assure que le Kron­prinz s’était fait le cham­pion résolu.

Cepen­dant, quand on assure qu’à la veille de 1914 la sidé­rur­gie alle­mande était accu­lée à l’impasse et que de graves troubles, un cata­clysme, disait-on, qui aurait entraî­né l’écroulement du sys­tème gou­ver­ne­men­tal, était sus­pen­du sur l’Allemagne, rien n’autorise à prendre à la lettre sem­blables affir­ma­tions. Le sys­tème pla­ni­fié des car­tels était de taille à faire face à tous les ava­tars indus­triels ou com­mer­ciaux. Quant à l’agriculture, au point de déve­lop­pe­ment scien­ti­fique qu’elle avait atteint, elle pou­vait nour­rir 65 mil­lions d’Allemands. D’ailleurs, par ses trai­tés de com­merce, l’Allemagne ne pou­vait som­brer dans une autar­cie rigou­reuse. (Le mot autar­cie, comme la chose qu’il désigne en lan­gage d’économiste, sont pos­té­rieurs à la guerre de 1914 et, dans une large mesure, ils en sont le résultat.)

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La sidé­rur­gie fran­çaise, dont la puis­sance de pro­duc­tion en 1913 était envi­ron le quart de celle de la sidé­rur­gie alle­mande, souf­frait du manque de char­bon. L’extraction des houillères se mon­tait en effet à 41 mil­lions de tonnes et la consom­ma­tion géné­rale en récla­mait 63 mil­lions. C’est un tiers de ce ton­nage qu’il fal­lait impor­ter. Et nous avons dit que cette situa­tion défi­ci­taire ser­vait admi­ra­ble­ment les inté­rêts des com­pa­gnies houillères, les­quelles n’étaient pas dis­po­sées à déro­ger à leurs bons prin­cipes en faveur des entre­prises sidé­rur­gistes, bien qu’elles eussent entre elles des rap­ports de cousinage.

En revanche, la sidé­rur­gie fran­çaise pou­vait se dire très riche en mine­rai. Avec ses moyens de 1913, elle ne consom­mait que 13 mil­lions de tonnes de mine­rai et elle en pro­dui­sait 22 mil­lions, dont 20 mil­lions dans l’Est (plus de 15 mil­lions pour le seul bas­sin de Briey). Si l’on compte avec une impor­ta­tion de mine­rais d’Espagne de 1 à 2 mil­lions de tonnes, c’est un sur­plus de 10 mil­lions de tonnes que la sidé­rur­gie fran­çaise pou­vait vendre ou échan­ger contre du char­bon. 4,5 mil­lions allaient à l’Allemagne, le reste au Luxem­bourg et à la Bel­gique. Les sidé­rur­gistes ins­tal­lés près des char­bon­nages du Nord et du Pas-de-Calais et dis­po­sant de fours à coke livraient aus­si aux sidé­rur­gistes du coke. La meilleure com­bi­nai­son était évi­dem­ment celle qui se pra­ti­quait avec l’Allemagne.

Comme le char­bon est un élé­ment déter­mi­nant de la cher­té de l’acier, la sidé­rur­gie fran­çaise ne pou­vait son­ger à affron­ter le mar­ché exté­rieur, en eût-elle l’intention. C’est à peine si elle écou­lait au-dehors dans des cas par­ti­cu­liers 3 % de son ton­nage. Mais le mar­ché inté­rieur parais­sait devoir lui suf­fire et elle en tirait de beaux profits.

Cepen­dant, des idées de gran­deur lui vinrent, à par­tir du moment où elle sen­tit l’Angleterre « der­rière nous ». (Nous n’employons pas le mot méga­lo­ma­nie, qui est offi­ciel­le­ment réser­vé à l’Allemagne.) La sidé­rur­gie fran­çaise son­gea à s’affranchir de la vas­sa­li­té alle­mande, une vas­sa­li­té dorée, et en même temps de l’onéreuse tutelle des com­pa­gnies minières. Grou­pée en consor­tiums, elle deman­da et elle obtint des conces­sions minières dans le Nord et le Pas-de-Calais. En 1913, huit puits étaient en fon­çage qui devaient lui four­nir du char­bon qu’elle trans­for­me­rait en coke dans des usines de car­bo­ni­sa­tion ins­tal­lées sur les lieux du char­bon ou sur ceux du mine­rai. Une vaste coke­rie fut mon­tée à Anby, une autre sur le canal de Gand à Ter­neu­zen, ali­men­tée par du char­bon anglais. De toutes parts des pros­pec­tions char­bon­nières furent entre­prises. Et c’est ain­si qu’en Cam­pine belge et dans le Lim­bourg hol­lan­dais se créèrent des char­bon­nages dans les­quels les consor­tiums fran­çais se firent adju­ger de belles participations.

Toutes ces recherches, tous ces tra­vaux, tous ces équi­pe­ments néces­si­taient des capi­taux énormes. Mais, contrai­re­ment à ce qui se passe aujourd’­hui où l’on voit les trusts sidé­rur­gistes fon­cer la main à l’État pour qu’il leur dis­tri­bue des mil­liards à des fins d’entretien, en ce temps les trusts pre­naient sur eux les moyens finan­ciers pour la réa­li­sa­tion de plans qu’ils conce­vaient eux-mêmes.

À l’approche de 1914, ces plans étaient en bonne voie d’achèvement et, sans la guerre, dans quelques années la pro­duc­tion d’acier fran­çais se fût trou­vée qua­si­ment dou­blée. Arrê­tons-nous un ins­tant à cette pers­pec­tive agréable.

Quand on nous dit que la sidé­rur­gie alle­mande se serait vue enrayée dans ses expor­ta­tions, obli­gée de réduire sa pro­duc­tion et qu’elle cou­rait à l’impasse, et quand nous voyons dans le même temps la sidé­rur­gie fran­çaise s’armer, s’équiper pour dou­bler son ton­nage – alors que le mar­ché inté­rieur se sature (nous en aurons l’aveu) – nous com­pre­nons que la sidé­rur­gie fran­çaise fini­ra par prendre, et à bref délai, car les tra­vaux sont acti­ve­ment pous­sés, sur le mar­ché mon­dial la place que lui céde­ra la sidé­rur­gie alle­mande. De bon gré ? II n’y faut pas son­ger. De force ? Mais alors, c’est la guerre qu’on entre­voit. Le dilemme est sévère, mais si l’on écarte l’alternative guer­rière, com­ment expli­quer le jeu, de grand jeu, qu’entame le Comi­té des Forges dans des cir­cons­tances qui lui conseillent la pru­dence, la cir­cons­pec­tion, la pondération ?

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À par­tir de 1905, nous avons atteint et dépas­sé le point de bifur­ca­tion. Désor­mais enga­gé dans la voie qui conduit à l’impasse, c’est-à-dire à la guerre, nous y cou­rons. N’y a‑t-il donc pas de résis­tances ? Si, mais elles sont timides. Elles n’osent se mani­fes­ter ouvertement.

De même qu’en Alle­magne, et plus qu’en Alle­magne, car nous n’avions pas ici les liens de la pla­ni­fi­ca­tion, la sidé­rur­gie en France for­mait un ensemble hété­ro­gène, tra­ver­sé par des cou­rants d’inspirations diverses.

Dans l’Est, une pro­duc­tion mas­sive – 69 % de la fonte totale – employant une main‑d’œuvre « non qua­li­fiée », livrant des pro­duits mou­lés et de gros lami­nés, très peu de pro­duits finis et usinés.

Dans le Nord, une pro­duc­tion mixte, aciers Mar­tin et aciers Tho­mas en quan­ti­tés égales. Rela­ti­ve­ment peu de hauts four­neaux, beau­coup d’aciéries, beau­coup d’usines de trans­for­ma­tion. Main‑d’œuvre en grande par­tie « qualifiée ».

Dans le Centre et dans les usines pyré­néennes et du lit­to­ral, une pro­duc­tion infime de fonte. Rien que des aciers et des aciers extra, bons pour l’outillage et les pro­duc­tions de guerre. C’est l’arsenal. Main‑d’œuvre très qualifiée.

On observe que cha­cune de ces régions occu­pait à peu près le même nombre d’ouvriers, 20 000 à 25 000, la main‑d’œuvre de l’Est étant presque uni­que­ment com­po­sée d’Italiens, venus par vagues suc­ces­sives et pla­cés sous la pro­tec­tion de la Madone. On note aus­si que la valeur des pro­duits, mal­gré les écarts consi­dé­rables de ton­nages, était sen­si­ble­ment la même dans les trois centres.

Main­te­nant, si l’on veut bien consi­dé­rer que les éta­blis­se­ments sidé­rur­giques, spé­cia­le­ment ceux tra­vaillant pour la guerre, étaient far­cis à tous les éche­lons d’un per­son­nel de com­man­de­ment recru­té dans la fine fleur des fils à papa, des « fils d’archevêque », choi­si par­mi le gra­tin des hautes admi­nis­tra­tions, des as et super-as de la tech­nique, de la science, de la finance, etc., le som­met de la pyra­mide étant sou­vent occu­pé par un géné­ral en quelque sorte déta­ché de ses fonc­tions, exemple : le géné­ral de Ser­ri­gny pas­sait du com­man­de­ment de la région mili­taire de Lyon à la haute direc­tion des Acié­ries de la Marine et d’Homécourt, on com­pren­dra qu’un cou­rant pro-guer­rier, anglo­mane et « anti­boche » ait pu réduire à l’impuissance et même au silence les par­ti­sans du sta­tu quo, pré­do­mi­ner et vaincre toute résis­tance pas­sive, d’où qu’elle se manifeste.

Un temps vien­dra, mais alors nous serons enga­gés dans la guerre, où ces résis­tances, tout de même, vou­dront stop­per le mou­ve­ment. Et nous assis­te­rons à une édi­fiante dis­pute des Ya et des Yes qui nous révé­le­ra les « causes profondes ».

Nous nous pro­met­tons d’en par­ler. Ce n’est pas que le sujet nous pas­sionne par­ti­cu­liè­re­ment. Mais il nous semble qu’en fai­sant revivre le pas­sé, un pas­sé que les puis­sances du crime vou­draient enfouir à jamais dans le tom­beau de l’oubli, nous contri­buons à éclai­rer le pré­sent. Cela suf­fit pour que nous n’en démor­dions pas.

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