La Presse Anarchiste

Les données de la pré-guerre

On a vu que, dans les vingt dernières années du xixe siè­cle – les trusts étant en for­ma­tion – la pro­gres­sion des ton­nages avait été mod­érée : 1 mil­lion en France, 1 mil­lion et demi en Angleterre, 4,3 mil­lions en Alle­magne. En 1900–1902, les sidérur­gies sem­blent mar­quer le pas. On les dirait au point mort. Mais voici que soudain le mou­ve­ment reprend en France et en Alle­magne. Il sem­ble qu’un nou­v­el élan soit don­né. Et c’est par bonds, prenant sans cesse plus d’amplitude, que les ton­nages mon­tent. La sidérurgie française passe, en dix ans, de 2,4 à 5,3 mil­lions de tonnes de fonte. La sidérurgie alle­mande, de 7,5 à 19 mil­lions. Seule la sidérurgie bri­tan­nique ne bouge pas, parce qu’elle ne peut pas bouger. Elle en reste à ses 9 mil­lions de tonnes, péniblement.

Dis­ons tout de suite que le nou­veau départ et la mon­tée en flèche des pro­duc­tions sidérurgiques en France comme en Alle­magne ne s’expliquent pas par l’appel des besoins nor­maux d’acier, même à sup­pos­er que la demande ait pu être sol­lic­itée et for­cée. Seule la course aux arme­ments, qui est un phénomène inhérent aux États, a pu entretenir et stim­uler les sidérur­gies, étant admis que celles-ci sont ample­ment pourvues de matières pre­mières et qu’elles peu­vent dévelop­per leurs moyens de pro­duc­tion. On assiste alors à la pré­pa­ra­tion de guerre et l’industrie lourde et toutes les indus­tries con­nex­es se mobilisent en per­ma­nence afin de pour­voir la machine de guerre en for­ma­tion de tous les matéri­aux qui lui sont néces­saires. La demande en ce domaine est infinie. Elle n’a pra­tique­ment pour mesure que la capac­ité des moyens de pro­duc­tion et de fab­ri­ca­tion qui peu­vent sans cesse se per­fec­tion­ner et s’accroître.

Cepen­dant il serait téméraire d’accuser a pri­ori les clans cap­i­tal­istes maîtres de la pro­duc­tion, et en l’espèce les sidérur­gistes de rechercher dans la pré­pa­ra­tion à la guerre, et dans la guerre même, des sources de prof­it. Le machi­avélisme relève plutôt des hommes d’État, des chefs des peu­ples. La loi immuable du cap­i­tal­isme est la loi du Prof­it. Et, dès lors que le Prof­it appa­raît pos­si­ble dans la paix, point n’est besoin de recourir à la guerre. La guerre est un pis-aller qu’on n’envisage froide­ment que dans les seuls cas où les voies nor­males, les voies paci­fiques du Prof­it sont bar­rées, quand on se trou­ve acculé à une impasse dont il faut forcer l’issue ou périr. La seule appari­tion, même loin­taine, de l’impasse peut, il est vrai, faire bifur­quer le cap­i­tal­isme. Alors la course aux arme­ments se déchaîne et les peu­ples, du moins s’ils sont vig­i­lants, sont aver­tis. C’est à ce moment qu’ils devraient crier : holà ! Une fois engagés dans l’impasse – et la course aux arme­ments y pré­cip­ite sûre­ment – il est trop tard.

Dans la phase que nous étu­dions, il appa­raît bien que le cap­i­tal­isme anglais, le pre­mier, a eu le sen­ti­ment de l’impasse. Sa réac­tion s’est traduite selon des normes éprou­vées par l’histoire et qui étaient demeurées très vivaces au début du xxe siè­cle. Main­tenant elles parais­sent un peu émoussées. Mais un jeune anglo­mane qui suit les brisées de M. André Siegfried, une des lumières de la ive, le dis­ait encore récem­ment avec rai­son : l’Angleterre est demeurée « unique dans ses ver­tus et ses méth­odes ». Rien ne peut se faire en Europe sans son appro­ba­tion. Nous ajouterons que rien non plus ne peut s’y défaire sans qu’elle y mette du sien. C’était encore bien plus vrai il y a cinquante ans qu’aujourd’hui. L’Angleterre était encore maîtresse des mers… et elle se sen­tait men­acée. On ne pou­vait atten­dre d’elle qu’elle démis­sion­nât. C’est une jus­tice à la lui ren­dre que d’affirmer, en accord avec les faits, que ses immuables ver­tus et sa tra­di­tion­nelle méth­ode ont lour­de­ment pesé sur la marche des événe­ments dont l’aboutissement fut la guerre.

Mais analysons un peu les caus­es effi­cientes du phénomène que nous sig­nalions plus haut et qui, à nos yeux, a joué un rôle absol­u­ment décisif.

Un « haut lieu » sidérurgiste : Briey

Repor­tons-nous d’une trentaine d’années en arrière (nous sommes en 1900). Avec la per­mis­sion de l’Angleterre, Bis­mar­ck a défait Badinguet. La bour­geoisie d’affaires est au pou­voir ; le défenseur de la pro­priété, Thiers, Adolphe, négo­cie le traité de Franc­fort avec Bis­mar­ck. Et Bis­mar­ck qui a con­nais­sance de l’existence d’un gise­ment de fer impor­tant dans la région de Thionville se l’annexe. Il fau­dra, dix ans plus tard, l’invention de Thomas pour que le min­erai lor­rain acquière une réelle valeur. Voilà donc la sidérurgie alle­mande en mesure de démar­rer. Mais imag­i­nons que Bis­mar­ck ait eu con­nais­sance de l’existence dans la zone lor­raine con­tiguë à celle de Thionville et lais­sée à la France le gise­ment de min­erai encore plus rich­es que ceux qu’il s’appropriait. Il n’eût pas man­qué de reporter sa ligne fron­tière au-delà de cette zone et pour le coup la sidérurgie française eût été privée à jamais d’une matière pre­mière indis­pens­able. Sa pro­duc­tion de fonte et d’acier fût demeurée dérisoire. Elle n’eût pas même atteint le niveau de la petite et inno­cente Bel­gique. La sidérurgie alle­mande eût été Incon­testable­ment maîtresse du con­ti­nent avec un niveau de pro­duc­tion américain.

Ain­si l’ignorance de Bis­mar­ck a per­mis à la sidérurgie française de paraître en bonne place dans l’ordre des nations européennes. Que nos chau­vins s’en réjouis­sent. Bis­mar­ck, sans le vouloir, leur a lais­sé l’instrument de la revanche, instru­ment val­able seule­ment avec l’appui de l’Angleterre. Dieu y a pourvu.

Mais quel est donc ce gise­ment insoupçon­né qui devait, trente ans après 1870, chang­er la face de l’Europe ? Un lieu géo­graphique, un haut lieu, comme on dirait en lit­téra­ture, le désigne, c’est Briey. Il s’est trou­vé là près de cinquante mille hectares ren­fer­mant en sous-sol la plus forte réserve de fer de tout le con­ti­nent. C’est seule­ment en 1885 que les richess­es de Briey furent prospec­tées. Elles devaient être mis­es en exploita­tion en 1902. Pourquoi à cette date tar­dive plutôt que dix ou quinze ans aupar­a­vant ? Il fal­lait don­ner aux trusts le temps de se met­tre en place, mais il fal­lait aus­si que fussent rassem­blées des raisons suff­isantes et déter­mi­nantes d’une opéra­tion qui n’était pas sans exiger d’immenses cap­i­taux, car le min­erai appelait la con­struc­tion de vastes usines – et qui n’allait pas sans risques. Un cerveau comme le Comité des Forges ne s’aventure pas à la légère. Il ne se décide jamais qu’en con­nais­sance de cause. Il ne s’engage jamais à fond sans avoir pris des assur­ances. Ces assur­ances il les obtint ; elles lui furent pro­posées par la sidérurgie allemande.

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On se demande les raisons objec­tives que pou­vaient avoir les sidérur­gistes alle­mands, ceux de la Sarre toute proche, à engager, à stim­uler et à aider la sidérurgie française à s’établir dans leur voisi­nage sur une échelle appelée à égaler la leur, Il y a à cela une rai­son tech­nique. La minette lor­raine ali­men­tant les hauts fourneaux, a un gros défaut : elle exige pour fon­dre un adju­vant cal­caire, masse inerte qui alour­dis­sait la charge du haut fourneau et en dimin­u­ait le ren­de­ment. Or, le min­erai de Briey se présen­tait avec une gangue cal­caire qui le désig­nait comme le com­plé­ment naturel de la minette. Le mélange des deux en pro­por­tion voulue assur­ait une marche économique et don­nait une fonte de qual­ité supérieure. La pos­si­bil­ité de se pro­cur­er facile­ment ce pré­cieux min­erai devait don­ner à la sidérurgie de la Sarre un élan nou­veau. La sidérurgie française, de son côté, pou­vait obtenir, par voie d’échange et à bon compte, le coke de la Ruhr qui lui était indis­pens­able. (La houille de la Sarre ne four­nit pas de coke métal­lurgique. Et d’ailleurs, sous le régime alle­mand, elle était exploitée pour le compte de l’État.).

Briey nous explique donc, à ses débuts, la mon­tée par­al­lèle des sidérur­gies française et alle­mande. La con­jonc­tion des deux sidérur­gies par-dessus la fron­tière est un fait remar­quable. Virtuelle­ment, il réal­i­sait comme une sym­biose économique s’étendant à une vaste région toute héris­sée de hauts fourneaux et d’aciéries, un des cen­tres de l’acier les plus imposants qui soient sur le con­ti­nent. Cet état de choses, s’il avait pu être pris en con­sid­éra­tion par des poli­tiques désireux de tra­vailler pour la paix, eût pu servir d’amorce à un règle­ment du prob­lème d’Alsace-Lorraine. Ce qui eût ôté tout argu­ment aux bel­li­cistes de quelque côté qu’ils se trou­vent. D’autre part, on pour­rait inter­préter, sub­jec­tive­ment, le mariage des deux sidérur­gies, à une époque où le sou­venir de la guerre des Boers et de l’épreuve de Facho­da étaient encore tout frais, comme une réac­tion con­tre l’anglo-saxonnisme et l’anglomanie des sphères offi­cielles. Mais il est bien super­flu de faire inter­venir des impondérables là où l’intérêt et la géolo­gie com­mandaient l’événement. Ce que l’on est en droit d’affirmer, c’est que les sidérur­gistes n’avaient qu’à se féliciter de l’état de fait réal­isé par leurs soins et qu’ils ne pou­vaient désir­er que la con­ser­va­tion d’un statu quo prof­itable aux uns et aux autres. Les sidérur­gistes français y gag­naient le plus, puisque, le prob­lème char­bon­nier étant avan­tageuse­ment résolu, ils béné­fi­ci­aient de ce côté-ci de la fron­tière des prix haute­ment rémunéra­teurs du marché intérieur pro­tégé, tan­dis que, par leurs étab­lisse­ments en Sarre et Lor­raine annexée, ils jouis­saient, pour l’exportation, de tous les avan­tages du sys­tème alle­mand. On sait que la Com­mis­sion des douanes, abor­dant la ques­tion du dump­ing en 1910, se gar­da bien de tranch­er. Le Comité des Forges ne fut pas étranger à cette indé­ci­sion. Son prési­dent, M. de Wen­del, François, une des gloires les moins con­testées de la sidérurgie française – il fut placé par les dém­a­gogues du Front pop­u­laire en tête de liste des « deux cents familles » – était un mag­nat de la Sarre. On recon­naî­tra que ce mag­nat, s’il soignait les intérêts de sa tribu, n’était pas par­ti­c­ulière­ment désireux de plonger l’Europe dans un bain de sang. On a dit de lui, lorsqu’il s’est éteint, récem­ment, qu’il avait le cœur français et le porte­feuille alle­mand. Admet­tons que ni par le cœur ni par le porte­feuille il n’était Anglais.

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La Grande-Bre­tagne ne pou­vait voit d’un bon œil s’organiser un cou­ple France-Alle­magne, qui lui appa­rais­sait gros de men­ace, non pour sa sécu­rité interne, mais pour son ray­on­nement impér­i­al, pour sa posi­tion dans le monde, les États-Unis vivant sur eux-mêmes. Elle devait dès lors s’appliquer à ren­vers­er la ten­dance, sans per­dre de temps. Et l’on sait qu’après l’épreuve révéla­trice du « coup d’Agadir », elle prit sur le con­ti­nent des posi­tions stratégiques que des gou­ver­nants français du type Del­cassé lui offrirent avec empresse­ment. À dater de l’Entente cor­diale, nous assis­tons à la course aux arme­ments. C’est-à-dire que le cli­mat va s’empoisonner et que partout où des failles se présen­teront, des forces destruc­tives s’insinueront sournoisement.

Un rapi­de coup d’œil sur les con­di­tions d’évolution des sidérur­gies alle­mande et française révélera les points faibles et les lignes de force.

Les lignes de force : fer-charbon

La sidérurgie alle­mande dis­po­sait de char­bon à pro­fu­sion : 150 mil­lions de tonnes de houille extraites en 1900, 280 mil­lions en 1913. Le cen­tre prin­ci­pal était la Ruhr.

En min­erai, la sit­u­a­tion était bien moins bonne. Elle était même assez mau­vaise. Les gîtes nationaux con­nus n’accusaient pas des réserves inépuis­ables. On les ménageait. Au total, 27 mil­lions de tonnes de min­erai étaient extraites, au stade de 1913, dont 20 mil­lions dans le bassin lor­rain, à prox­im­ité de la fron­tière. Les hauts fourneaux néces­si­taient 43 mil­lions de tonnes. Il fal­lait donc trou­ver-au dehors 15 mil­lions de tonnes. Un tiers était fourni par Briey (con­tre du char­bon), les deux tiers venaient de Russie, de Suède, d’Espagne, etc. C’étaient des min­erais rich­es des­tinés aux cen­tres de la Ruhr et de la Silésie. Quoique médiocre, cette sit­u­a­tion n’était pas inquié­tante. L’Allemagne s’était assuré des sources per­ma­nentes d’approvisionnement en min­erai par des marchés préféren­tiels étayés sur des expor­ta­tions de char­bon, de machines, de pro­duits sidérurgiques divers. Par ses traités de com­merce, elle pou­vait pareille­ment s’approvisionner en den­rées de toutes sortes.

La sidérurgie se répar­tis­sait en trois groupes. Le plus impor­tant, celui de la Ruhr, tra­vail­lait sur le char­bon. II pro­dui­sait 50 % du ton­nage glob­al d’acier, presque exclu­sive­ment des aciers Besse­mer, Mar­tin, au creuset. C’était l’arsenal.

Le groupe de Silésie tra­vail­lait sur le char­bon et le min­erai, avec appoint de min­erai russe de Krivoï Rog ou de Kertsch. Sa pro­duc­tion d’acier était mixte et représen­tait 25 % du total.

Le groupe de la Sarre tra­vail­lait sur la minette et le min­erai de Briey, la houille venait de la Ruhr. Il pro­dui­sait exclu­sive­ment des aciers Thomas peu pro­pres aux fab­ri­ca­tions de guerre. Sa pro­duc­tion était d’un quart de celle de l’ensemble, c’est-à-dire à peu près aus­si élevée que toute la pro­duc­tion française.

Telle était donc la sidérurgie alle­mande. Ultra riche en char­bon, peu gênée pour ses appro­vi­sion­nements en min­erai, for­mi­da­ble­ment out­il­lée, puis­sante par son organ­i­sa­tion et sa tech­nique savante, tou­jours à l’affût de per­fec­tion­nements, s’inspirant d’un esprit nation­al et plan­i­fi­ca­teur, ses pos­si­bil­ités étaient prodigieuses et il faut aller en Amérique pour en trou­ver de com­pa­ra­bles. Au stade de 1913, 312 hauts fourneaux à feu, 122 con­ver­tis­seurs, 407 fours Mar­tin (France : respec­tive­ment 125, 89, 152) lui assur­aient un pou­voir de pro­duc­tion supérieur à celui de la Grande-Bre­tagne, de la France et de la Russie réu­nies. Elle pou­vait fournir l’Allemagne et ses satel­lites de tous les aciers qu’ils récla­maient pour leurs besoins nor­maux, exporte au loin 33 % de sa pro­duc­tion et élever le poten­tiel de guerre de l’État impér­i­al à un niveau dépas­sant de beau­coup celui de n’importe quel autre État.

Des inquié­tudes pou­vaient lui être causées soit par une men­ace sur la régu­lar­ité des appro­vi­sion­nements de min­erai, soit par le risqué de fer­me­ture de débouchés. Mais le dan­ger essen­tiel – et ce n’était pas seule­ment un dan­ger intérieur – prove­nait de la per­méa­bil­ité de cer­tains groupes à des influ­ences mil­i­taristes, voire bel­li­cistes, dont on assure que le Kro­n­prinz s’était fait le cham­pi­on résolu.

Cepen­dant, quand on assure qu’à la veille de 1914 la sidérurgie alle­mande était acculée à l’impasse et que de graves trou­bles, un cat­a­clysme, dis­ait-on, qui aurait entraîné l’écroulement du sys­tème gou­verne­men­tal, était sus­pendu sur l’Allemagne, rien n’autorise à pren­dre à la let­tre sem­blables affir­ma­tions. Le sys­tème plan­i­fié des car­tels était de taille à faire face à tous les avatars indus­triels ou com­mer­ci­aux. Quant à l’agriculture, au point de développe­ment sci­en­tifique qu’elle avait atteint, elle pou­vait nour­rir 65 mil­lions d’Allemands. D’ailleurs, par ses traités de com­merce, l’Allemagne ne pou­vait som­br­er dans une autar­cie rigoureuse. (Le mot autar­cie, comme la chose qu’il désigne en lan­gage d’économiste, sont postérieurs à la guerre de 1914 et, dans une large mesure, ils en sont le résultat.)

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La sidérurgie française, dont la puis­sance de pro­duc­tion en 1913 était env­i­ron le quart de celle de la sidérurgie alle­mande, souf­frait du manque de char­bon. L’extraction des houil­lères se mon­tait en effet à 41 mil­lions de tonnes et la con­som­ma­tion générale en récla­mait 63 mil­lions. C’est un tiers de ce ton­nage qu’il fal­lait importer. Et nous avons dit que cette sit­u­a­tion défici­taire ser­vait admirable­ment les intérêts des com­pag­nies houil­lères, lesquelles n’étaient pas dis­posées à déroger à leurs bons principes en faveur des entre­pris­es sidérur­gistes, bien qu’elles eussent entre elles des rap­ports de cousinage.

En revanche, la sidérurgie française pou­vait se dire très riche en min­erai. Avec ses moyens de 1913, elle ne con­som­mait que 13 mil­lions de tonnes de min­erai et elle en pro­dui­sait 22 mil­lions, dont 20 mil­lions dans l’Est (plus de 15 mil­lions pour le seul bassin de Briey). Si l’on compte avec une impor­ta­tion de min­erais d’Espagne de 1 à 2 mil­lions de tonnes, c’est un sur­plus de 10 mil­lions de tonnes que la sidérurgie française pou­vait ven­dre ou échang­er con­tre du char­bon. 4,5 mil­lions allaient à l’Allemagne, le reste au Lux­em­bourg et à la Bel­gique. Les sidérur­gistes instal­lés près des char­bon­nages du Nord et du Pas-de-Calais et dis­posant de fours à coke livraient aus­si aux sidérur­gistes du coke. La meilleure com­bi­nai­son était évidem­ment celle qui se pra­ti­quait avec l’Allemagne.

Comme le char­bon est un élé­ment déter­mi­nant de la cherté de l’acier, la sidérurgie française ne pou­vait songer à affron­ter le marché extérieur, en eût-elle l’intention. C’est à peine si elle écoulait au-dehors dans des cas par­ti­c­uliers 3 % de son ton­nage. Mais le marché intérieur parais­sait devoir lui suf­fire et elle en tirait de beaux profits.

Cepen­dant, des idées de grandeur lui vin­rent, à par­tir du moment où elle sen­tit l’Angleterre « der­rière nous ». (Nous n’employons pas le mot méga­lo­manie, qui est offi­cielle­ment réservé à l’Allemagne.) La sidérurgie française songea à s’affranchir de la vas­sal­ité alle­mande, une vas­sal­ité dorée, et en même temps de l’onéreuse tutelle des com­pag­nies minières. Groupée en con­sor­tiums, elle deman­da et elle obtint des con­ces­sions minières dans le Nord et le Pas-de-Calais. En 1913, huit puits étaient en fonçage qui devaient lui fournir du char­bon qu’elle trans­formerait en coke dans des usines de car­bon­i­sa­tion instal­lées sur les lieux du char­bon ou sur ceux du min­erai. Une vaste cok­erie fut mon­tée à Anby, une autre sur le canal de Gand à Terneuzen, ali­men­tée par du char­bon anglais. De toutes parts des prospec­tions char­bon­nières furent entre­pris­es. Et c’est ain­si qu’en Campine belge et dans le Lim­bourg hol­landais se créèrent des char­bon­nages dans lesquels les con­sor­tiums français se firent adjuger de belles participations.

Toutes ces recherch­es, tous ces travaux, tous ces équipements néces­si­taient des cap­i­taux énormes. Mais, con­traire­ment à ce qui se passe aujour­d’hui où l’on voit les trusts sidérur­gistes fon­cer la main à l’État pour qu’il leur dis­tribue des mil­liards à des fins d’entretien, en ce temps les trusts pre­naient sur eux les moyens financiers pour la réal­i­sa­tion de plans qu’ils con­ce­vaient eux-mêmes.

À l’approche de 1914, ces plans étaient en bonne voie d’achèvement et, sans la guerre, dans quelques années la pro­duc­tion d’acier français se fût trou­vée qua­si­ment dou­blée. Arrê­tons-nous un instant à cette per­spec­tive agréable.

Quand on nous dit que la sidérurgie alle­mande se serait vue enrayée dans ses expor­ta­tions, oblig­ée de réduire sa pro­duc­tion et qu’elle courait à l’impasse, et quand nous voyons dans le même temps la sidérurgie française s’armer, s’équiper pour dou­bler son ton­nage – alors que le marché intérieur se sat­ure (nous en aurons l’aveu) – nous com­prenons que la sidérurgie française fini­ra par pren­dre, et à bref délai, car les travaux sont active­ment poussés, sur le marché mon­di­al la place que lui cédera la sidérurgie alle­mande. De bon gré ? II n’y faut pas songer. De force ? Mais alors, c’est la guerre qu’on entrevoit. Le dilemme est sévère, mais si l’on écarte l’alternative guer­rière, com­ment expli­quer le jeu, de grand jeu, qu’entame le Comité des Forges dans des cir­con­stances qui lui con­seil­lent la pru­dence, la cir­con­spec­tion, la pondération ?

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À par­tir de 1905, nous avons atteint et dépassé le point de bifur­ca­tion. Désor­mais engagé dans la voie qui con­duit à l’impasse, c’est-à-dire à la guerre, nous y courons. N’y a‑t-il donc pas de résis­tances ? Si, mais elles sont timides. Elles n’osent se man­i­fester ouvertement.

De même qu’en Alle­magne, et plus qu’en Alle­magne, car nous n’avions pas ici les liens de la plan­i­fi­ca­tion, la sidérurgie en France for­mait un ensem­ble hétérogène, tra­ver­sé par des courants d’inspirations diverses.

Dans l’Est, une pro­duc­tion mas­sive – 69 % de la fonte totale – employ­ant une main‑d’œuvre « non qual­i­fiée », livrant des pro­duits moulés et de gros lam­inés, très peu de pro­duits finis et usinés.

Dans le Nord, une pro­duc­tion mixte, aciers Mar­tin et aciers Thomas en quan­tités égales. Rel­a­tive­ment peu de hauts fourneaux, beau­coup d’aciéries, beau­coup d’usines de trans­for­ma­tion. Main‑d’œuvre en grande par­tie « qualifiée ».

Dans le Cen­tre et dans les usines pyrénéennes et du lit­toral, une pro­duc­tion infime de fonte. Rien que des aciers et des aciers extra, bons pour l’outillage et les pro­duc­tions de guerre. C’est l’arsenal. Main‑d’œuvre très qualifiée.

On observe que cha­cune de ces régions occu­pait à peu près le même nom­bre d’ouvriers, 20 000 à 25 000, la main‑d’œuvre de l’Est étant presque unique­ment com­posée d’Italiens, venus par vagues suc­ces­sives et placés sous la pro­tec­tion de la Madone. On note aus­si que la valeur des pro­duits, mal­gré les écarts con­sid­érables de ton­nages, était sen­si­ble­ment la même dans les trois centres.

Main­tenant, si l’on veut bien con­sid­ér­er que les étab­lisse­ments sidérurgiques, spé­ciale­ment ceux tra­vail­lant pour la guerre, étaient far­cis à tous les éch­e­lons d’un per­son­nel de com­man­de­ment recruté dans la fine fleur des fils à papa, des « fils d’archevêque », choisi par­mi le gratin des hautes admin­is­tra­tions, des as et super-as de la tech­nique, de la sci­ence, de la finance, etc., le som­met de la pyra­mide étant sou­vent occupé par un général en quelque sorte détaché de ses fonc­tions, exem­ple : le général de Ser­rigny pas­sait du com­man­de­ment de la région mil­i­taire de Lyon à la haute direc­tion des Aciéries de la Marine et d’Homécourt, on com­pren­dra qu’un courant pro-guer­ri­er, anglo­mane et « anti­boche » ait pu réduire à l’impuissance et même au silence les par­ti­sans du statu quo, pré­domin­er et vain­cre toute résis­tance pas­sive, d’où qu’elle se manifeste.

Un temps vien­dra, mais alors nous serons engagés dans la guerre, où ces résis­tances, tout de même, voudront stop­per le mou­ve­ment. Et nous assis­terons à une édi­fi­ante dis­pute des Ya et des Yes qui nous révélera les « caus­es profondes ».

Nous nous promet­tons d’en par­ler. Ce n’est pas que le sujet nous pas­sionne par­ti­c­ulière­ment. Mais il nous sem­ble qu’en faisant revivre le passé, un passé que les puis­sances du crime voudraient enfouir à jamais dans le tombeau de l’oubli, nous con­tribuons à éclair­er le présent. Cela suf­fit pour que nous n’en démor­dions pas.

[/Rhillon./]


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