La controverse Lecoin-Laumière [[cf. n°4 de Défense de l’Homme]] à propos de l’amnistie a une importance qui dépasse, semble-t-il, le cadre un peu étroit de la collaboration qui lui a servi de sujet. On peut, allant au fond, y voir l’opposition de deux esprits, de deux méthodes possibles : avons-nous, nous anarchistes, le droit d’être « réalistes » ?
On sait que Laumière, se penchant sur le cas des détenus pour faits de collaboration concluait avec force que ces gens-là n’étaient nullement dignes de pitié, tout aussi piètres, dans leur égoïsme cynique que ceux qui leur avaient succédé aux « honneurs » et aux places. Il ajoutait enfin que, pour une fois que les loups se dévoraient entre eux, il fallait s’empresser de se réjouir.
Il semble à première vue que ce raisonnement soit inattaquable : beaucoup des collaborateurs incarcérés ne méritent, en effet, pas la moindre indulgence. Seulement, si la conclusion est saine, que penser des prémisses du raisonnement ? En fait, Laumière ne nie pas l’injustice de l’accusation, ni son caractère de vengeance, il constate seulement que le résultat est bon – et cela lui suffit. Peu importe que des collaborateurs – nos ennemis à nous aussi – aient été frappés à tort : l’essentiel est qu’ils méritaient de l’être pour une autre raison et qu’ils l’ont été ; et tout est bien qui finit bien.
L’exemple typique est celui de Béraud. On lui cherche une querelle… d’Allemand à l’occasion de la collaboration ; il se trouve être innocent, de ce chef, mais puisqu’autrefois il a trahi sa classe et son parti ; puisqu’il est devenu depuis son entrée à Gringoire « ce qui se fait de meilleur marché et de plus salissant comme polémiste renégat », suivant le mot de Jeanson, il est juste qu’il soit aujourd’hui durement frappé. Laumière réhabilite en somme la Némésis antique : malheureusement, ses voies sont bien tortueuses.
Pour une raison tactique : mettre hors d’état de nuire des adversaires politiques méprisables, avons-nous le droit de sacrifier le principe de vérité qui doit nous animer tous. Peut-on donner un léger coup de pouce à l’honnêteté pour obtenir un résultat pratique hautement désirable ?
C’est bien tentant. C’est ce que font depuis longtemps nos camarades communistes. Dans cette gigantesque forêt de Bondy qu’est le monde actuel, eux aussi, à la faveur du brouillard universel, pratiquent la foire d’empoigne politique. Eux aussi mentent, trichent, dépouillent. Il parait que le monde étant en perpétuel devenir, et la conjoncture politique ne cessant de se modifier, il est nécessaire d’adapter à ce donné perpétuellement mouvant la ligne de conduite journalière. Surtout, il est dit dans Lénine que tous les moyens sont bons contre une bourgeoisie qui emploie elle-même tous les moyens. Seule compte la réalisation finale du but. C’est ce qu’on appelle le réalisme. La fin justifie les moyens.
Oui certes, mais, comme le dit Sartre, seulement dans la mesure où ils ne sont pas destructeurs de cette fin. Si l’homme qu’on a ainsi « sauvé » est devenu lui-même méprisable, oie est le gain ? Le même Sartre appelle des « salauds » ceux qui, bourgeois ou autres, acceptent de sacrifier la vérité à leur confort intellectuel.
L’esprit de bourgeoisie, fort heureusement, se meurt : il se meurt d’avoir trop menti, et de n’être pas même parvenu à se faire illusion à soi-même. Aura-t-il plus de succès chez Laumière ? Les hommes libres prenant la suite de cet esprit, curieuse postérité intellectuelle ! Et ceux que Laumière appelle si justement « les loups », comment mieux les déterminer qu’en leur appliquant ce critère : la mauvaise foi, le souci de faire passer des intérêts, quels qu’ils fussent, avant le respect de la vérité.
Oui, une telle attitude est tentante. Elle ne manque guère d’être couronnée par des avantages immédiats. Mais le ou les partis qui s’y livrent sont comparables à des commerçants en faillite prêts à toutes les tromperies pour surnager trois jours de plus. Elle caractérise une politique à la petite semaine. Le jour où il faut liquider, quelle déchéance. Le bluff finalement ne paie pas.
Je ne vois guère que les anarchistes soient bien préparés pour cette carrière. Non, les partis bourgeois ont trop d’avance sur nous dans ce domaine, et les communistes plus de talent. À rivaliser de réalisme avec les uns et les autres, nous serons surclassés à tout coup. C’est notre devoir, c’est aussi notre intérêt de ne servir, partout et en toute occasion, que la vérité, de nous refuser aux combines, de nous distinguer de tous par notre honnêteté intransigeante. Croit-on que ce ne soit pas « le » beau rôle que celui-là ? J’entends bien qu’on me dira : « Trop beau rôle, la politique exige qu’on se salisse les mains, la politique honnête est celle qui les salit le moins possible. »
Certes, mais nous devons faire de nécessité vertu. Il faut identifier notre parti avec celui de la vérité. Il faut que notre refus même de la propagande soit notre meilleure propagande auprès des ignorants, des inorganisés. Il faut que tous ceux qui sont de bonne foi viennent à nous d’abord parce qu’ils nous trouveront étranges, avec notre voix discordante, puis parce qu’ils verront que nous ne cherchons pas à raccrocher leur voix, mais à convertir leur esprit. Parce qu’ils verront que notre parti, c’est le leur.
Non, l’honnêteté n’est pas tellement sans armes, même dans le monde d’aujourd’hui.
S’est-on suffisamment demandé la raison profonde pour laquelle les communistes nous en veulent tant ?
Faut-il voir, de leur part, comme on le dit souvent, la crainte d’être débordés à gauche par un grand parti révolutionnaire qui n’aurait rien trahi, lui ? Qui ferait le rassemblement des volontés éparses entre le « réalisme » communiste et l’impuissante SFIO. Ou même la crainte de voir leur échapper les syndicats ouvriers, instrument et levier de l’action révolutionnaire, d’après Lénine ? Non. Reconnaissons avec humilité que dans la situation actuelle leur efficacité, fruit d’un dévouement fanatique, est énorme. Impossible de rivaliser avec eux aujourd’hui.
Faut-il voir à leur haine un motif moral : nous serions pour eux leur conscience, l’honnêteté qu’ils ont abandonnée en route – l’œil de Cain ? Ne soyons pas, tout de même, trop satisfaits de nous-mêmes. Beaucoup de communistes ont la certitude d’être dans le vrai. Ils ne sont pas à proprement parler de mauvaise foi. Leurs œuvres plaident pour eux. Ils entretiennent avec la vérité des relations ambiguës, indirectes, qu’ils ont du mal à préciser eux-mêmes, et qui sont de l’ordre de la religion, et du sacré, tout juste celles du croyant avec le mystère de la Sainte-Trinité. Ce que leur raison limitée ne peut comprendre, le surnaturel marxisme-léninisme le leur garantit : le mensonge même est ainsi justifié d’en haut. Chaque militant admet qu’au-dessus de sa conscience, il y a celle du groupe et du Parti, supérieure et infaillible. Il se retranche derrière elle, au besoin. Il ne peut se juger fautif, car il est dépouillé de son jugement. L’individu, avec sa raison personnelle, n’est plus la mesure de toute chose, c’est le parti. À cette divinisation du parti, Trotsky lui-même a terriblement contribué, et il est tombé sous les coups de l’idole qu’il avait contribué à forger.
Nous sommes donc amenés à donner une autre interprétation de l’attitude des communistes en face des groupements anarchistes : c’est le sentiment de leur perte inéluctable qui les émeut, parce que le ver est dans le fruit, et que le ver c’est le mensonge. C’est la rage de se sentir condamnés qui décuple leur énergie. On ne joue pas impunément avec les plus funestes instincts des hommes, avec le virus nationaliste par exemple. Soyons assurés que le titisme n’est que l’avant-garde, dans un pays providentiellement éloigné de l’URSS, d’un état d’esprit qui est plus ou moins celui de toutes les nations balkaniques. Rappelez-vous La Guerres des Mondes, de Welles. Ses Martiens aussi étaient des mastodontes et rien ne pouvait les arrêter. Ils se sont pourtant effondrés d’eux-mêmes, foudroyés du dedans par les microbes de la terre que leur organisme n’avait pas été capable d’éliminer.
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