L’un des dogmes qui ont paru le moins acceptable aux rationalistes, est celui du péché originel et de la déchéance consécutive de l’Humanité entière. Son corollaire, contre lequel ont réagi avec non moins de vigueur les intellectuels de la période dite « moderne », est le crucifiement du Christ et sa résurrection, « étapes nécessaires » du salut, par la grâce et par la foi.
Pour examiner ce problème de la déchéance de l’Homme, il faut adopter la méthode critique et aborder la question en dehors de toute idée préconçue. La passion, qui est la forme la plus dégradée du sentiment, ne saurait guider une recherche philosophique de cet ordre.
Pour proclamer la déchéance de l’Homme, on a admis la réalité de ce que les modernes traitent de légende, je veux dire de cet « Age d’Or », ou paradis ; on a postulé que, créé parfait, l’Homme avait cédé à certaines tendances de son esprit et de son corps au contact de la matière et, transgressant les lois biologiques, s’était éloigné de l’harmonie primitive et originelle. De là l’état de chaos dont la société actuelle apparaît comme le couronnement. Remarquons que nos connaissances historiques se limitant à quelques milliers d’années, il est impossible d’affirmer aussi bien que de nier qu’il y ait eu un « Age d’Or ».
Considéré sous son aspect strictement moral, le problème demeure hypothétique et nous choque. En revanche, nous sommes quasi unanimes à reconnaître le désordre, l’absurdité de la société… parce que nous en souffrons ! Ne peut-on établir une relation de cause à effet ? Ne peut-on avancer que la société, si elle est absurde, ne l’est que par l’absurdité de ses composants ? Et pourquoi ceux-ci sont-ils tels ?
La question est capitale. Quels que soient les remèdes proposés au mal contemporain, ils seront frappés d’inefficacité s’ils ne s’attaquent pas à la source de la maladie. Or, il est frappant de constater à quel point les réformateurs sociaux de tous bords portent en eux la hantise d’un paradis perdu, et de noter qu’ils cherchent tous à le restaurer.
La mystique de 1789, les tentatives sociales de 1848, les études théoriques de la société idéalement rebâtie « à partir de zéro ; les essais de vie communautaire qui se multiplient sous nos yeux, prouvent que leurs promoteurs croient pouvoir reconstituer l’harmonie primitive, la paix, la compréhension, par des réformes de structures, par un biais économique, ou par tel autre moyen ou artifice. Et malgré tout, les échecs qui sont monnaie courante ne découragent nullement les théoriciens ni les praticiens.
Récemment, «
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Nous avons dit que la déchéance aurait consisté en une transgression de l’Harmonie, c’est-à-dire en une rupture des proportions et des accords.
Effectivement, c’est la recherche de ces accords que poursuivent tous ceux qui luttent aujourd’hui contre le capitalisme, contre la guerre, contre l’injustice, causes diverses de déséquilibre des sociétés.
Toutefois, les moralistes des différentes écoles soulignent que l’Homme en demeurant ce qu’il est, ne peut qu’échouer dans ses efforts, car la première réforme doit s’appliquer à lui-même. D’autre part, cette réforme individuelle est immédiatement aiguillée vers une forme collective de moralité, afin que la restauration de chaque homme soit harmonieuse eu égard au tout. De là la prolifération des systèmes, des écoles et une recrudescence corrélative du déséquilibre, aggravé de fanatisme, laïque ou religieux.
De quelque côté que l’on se tourne, on rencontre des systèmes qui comportent d’excellentes choses. Chaque école semble bien avoir découvert une part de la Vérité, mais peut-on, sur ce tronçon, édifier un monde, fonder une doctrine ?
Les philosophes spiritualistes sont généralement d’accord pour affirmer que la Tradition s’est perdue ; cette Tradition par laquelle les secrets de l’Harmonie, des Lois bio-cosmiques, permettaient aux humains de connaître synthétiquement la Vérité et de jouir d’un équilibre psycho-biologique. Non seulement perdue, mais non-reconstituable, tel est le verdict.
Ainsi, les reconstructions à partir de l’hermétisme gréco-égyptien, des atlantes, des druides, de l’Orient, seraient-elles fragmentaires et donc stériles.
Parce que l’Homme, en se spécialisant et en appliquant les bribes de la connaissance primordiale à la technique, se serait de plus en plus éloigné de la source, la société actuelle serait devenue un agglomérat d’individus, une expression d’entités sans lien entre elles, une équation sans solution.
Il est un fait, c’est qu’aujourd’hui, le développement inouï des techniques, des sciences, interdit à un seul individu, une connaissance synthétique. Du temps de Rabelais, un homme instruit pouvait encore posséder une vue d’ensemble des sciences. Aujourd’hui, les cloisons sont de plus en plus étanches ; les hommes perdent le contact avec le réel, se connaissent de moins en moins, en eux-mêmes et entre eux. Partant, ils sont plus facilement le jouet des conducteurs de peuples, mais de quels conducteurs… Et, paradoxe effrayant, au moment même que l’individualisme s’exacerbe, les individus tendent vers l’indifférenciation et le collectivisme économique et politique.
Il est évident que cet individualisme est impuissant, parce que l’Homme ne peut s’établir que dans un ensemble coordonné ; mais comme aucun accord préalable n’est possible quant au choix du « La », force est aux hommes de vivre dans un tourbillon et peut-être d’en précipiter le rythme.
Ce qui permet à des sociétés mystiques ou religieuses de tenir, c’est qu’elles ont un centre commun de ralliement, une foi commune, des règles communes.
Mais, la religion elle-même est devenue une école, une secte – que dis-je, une poussière de sectes – un parti. La religion artificielle que la Révolution de 89 a tenté d’imposer, n’a pas parlé au cœur de l’Homme et ce qu’il reste du Positivisme d’Auguste Comte apparaît comme une parodie sans âme, à laquelle manquent les fondements d’une Tradition.
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L’Homme se retrouve donc en face de lui-même. Contemplation pas toujours très réjouissante, il faut l’avouer.
Ce qui fait le succès d’une philosophie du désespoir, comme l’existentialisme athée, ce n’est pas sa Vérité, mais sa réalité par rapport à un consentium social actuel. Dans les conjonctures présentes, il semble bien difficile d’admettre que, spontanément, les hommes se rallient à quelque Sagesse antique, abandonnent l’activité à laquelle ils sont habitués et à la fois condamnés, prennent l’attitude de recueillement, et, retrempés dans les Vertus antiques, reconstituent une société idéale.
Il faut, je crois, pour être logique, s’attendre au développement de l’ère des techniques et des connaissances fragmentaires, et par voie de conséquence, à l’aggravation des maux actuels : désagrégation de l’individu, concentration des pouvoirs politiques, opposition de plus en plus violente au despotisme qui en résultera, avec, au bout, la catastrophe, mais la belle, pas la mascarade de 1939.
Car, il serait insensé de croire qu’une société pourrie, morte et décomposée, puisse survivre et redevenir saine.
Tous les systèmes régénérateurs, tels que Naturisme, Sexualisme, etc., n’offrent que des miettes de Vérité et se subdivisent d’ailleurs en tant d’écoles qu’aucun individu ne peut avoir la certitude d’être entré dans la bonne ! Tous ces systèmes sont d’ailleurs autant de fanatismes en puissance, quelque excellence qu’ils possèdent cependant.
Or, il faut de toute nécessité, une conclusion.
Sera-ce la bombe atomique, ou quelque nouveau déluge ? Chacun nourrit une croyance selon ses dispositions personnelles, et chacun tente de se sauver comme il le peut, avec ses propres moyens.
C’est seulement le jour où le « Jugement » sonnera – s’il doit sonner ? – que l’Homme saura s’il est déchu ou non. Mais à ce moment„ cela aura-t-il encore de l’importance ?
[/Édouard