Peu d’entre nous peuvent se vanter de n’avoir jamais été ébloui un instant par le rayonnement d’un mythe. L’homme de notre époque, ayant généralement perdu la foi religieuse, cherche instinctivement une mystique de remplacement… et la trouve vite, tant l’échantillonnage est varié. On peut même penser – c’est en tout cas ce que feront les lecteurs ayant été victimes de ce phénomène – que l’individu méritant de s’offrir en exception prouve surtout qu’il n’a pas connu cette jeunesse intellectuelle pleine de confusion, mais ivre de sa propre force, où l’esprit se jette avec fougue dans toutes les directions, et ne trouve son assiette qu’après avoir tenté des expériences hasardeuses. Et cette tentation renaît constamment pour la plupart, tant le phénomène de falsification des valeurs et d’imposture verbale a acquis de puissance en deux ou trois générations. Une preuve : combien de Français sont-ils restés de granit devant les derniers mythes qui se présentèrent tout armés devant eux : Révolution Nationale, Europe Nouvelle, Résistance ? J’entends bien que les partisans effectifs, agissants, furent beaucoup moins nombreux que les statistiques, de « l’épuration » et celles qui dénombrent les héros sublimes ne pourraient le faire croire. Mais, intellectuellement parlant, en restant dans le domaine purement spéculatif du choix platonique, que les hommes vraiment sincères se posent la question, il en est peu qui s’acquitteront sans hésiter.
Il existe une tendance mythique indéniable en l’homme. Et cette constatation soulève un certain nombre de problèmes des plus épineux, auxquels je ne me permettrai pas d’indiquer ici une solution. Je le regrette fort, car il n’est pas d’usage de terminer une série d’articles par des points d’interrogation. Toutefois, après avoir tenté de poser la question le plus clairement possible, j’essaierai d’indiquer la réaction de plusieurs types d’esprits en face de ces problèmes.
Pour le rationaliste, la tendance mythique est une survivance d’époques primitives où l’homme n’avait pas encore assuré sa domination sur la matière, et vivait dans l’ignorance des lois de la nature. Il attribuait une personnalité puissante, magique, mystérieuse, à tout ce qui l’entourait. Ainsi se maintenait, à travers les générations, à la fois la crainte et le goût du mystère, les notions du surnaturel et de divin. Puis vint la connaissance, marchant de pair avec la science, et les limites du connu reculèrent tellement que le règne de la raison apparut comme très proche. Depuis la Renaissance jusqu’à la fin du
Devant cette constatation que le mythe ne fait que changer de forme et renaît constamment de ses cendres, beaucoup de nos contemporains ont conclu que la raison n’était pas tout dans l’homme, qu’elle ne pouvait rendre compte de toute la réalité, et qu’elle appauvrissait le monde dans la mesure où on prétendait l’appliquer à la substance, alors qu’elle valait seulement pour saisir les rapports entre les phénomènes. À vrai dire, ce n’est pas d’hier que le courant antirationaliste est né, on en pressent la genèse avec le Kant de la Critique de la raison pure, il s’affirme chez le Nerval du Desdichado et d’Aurelia, prend son allure philosophique avec Kierkegaard, s’épanouit déjà dans le romantisme allemand, est jalonné ensuite par les noms de Baudelaire, de Dostoïesvki, de Rimbaud, d’Edgar Poë, de Lautréamont, de Jarry, fait un détour par la psychanalyse, montre un de ses aspects en Bergson, tire un feu d’artifice avec les poèmes d’Apollinaire, et aboutit au surréalisme. Définissant ce dernier, Maurice Nadeau indique le sens d’un courant que nos descendants considéreront sans doute comme infiniment plus révolutionnaire que le socialisme scientifique : « Le surréalisme est envisagé par ses fondateurs, non comme une école artistique, mais comme un moyen de connaissance, en particulier de continents qui, jusqu’ici, n’avaient pas été systématiquement explorés : l’inconscient, le merveilleux, le rêve… »
Breton a souvent tenté une synthèse, ou plutôt une conciliation, entre ces deux aspects de l’homme et de l’univers. Actuellement, il paraît préoccupé par la nécessité de nouveaux mythes. D’après ses derniers textes, on peut penser qu’il entend par là de grandes créations à caractère universaliste, pacifiste, etc., qui polariseraient la foi et l’énergie des minorités agissantes et des masses, et qui correspondraient à peu près à la définition de Sorel. Mais on peut à bon droit se montrer méfiant ; nous sommes payés pour savoir ce que le processus de « mythification » peut faire des idées les plus généreuses. Que Breton donne son approbation à tel ou tel mythe ne nous entraîne pas, nous nous souvenons trop du Romain Rolland bêtifiant sur l’URSS et sur les grands idéalistes du PC et de quelques autres dont il vaut mieux ne pas parler encore. D’ailleurs on peut penser que Breton est ici en contradiction avec lui-même. S’il y a vraiment, en l’homme, un besoin d’une surréalité qui est l’envers du décor logique et la substance réelle de l’univers, c’est en lui indiquant sa vraie voie qu’on pourra le satisfaire, non en procédant à cette falsification qui consiste à sublimer des idées fondées logiquement. Certes, un individu mourant de soif au désert se précipitera sur un verre de liquide boueux et tiède qu’on lui offrira, il n’en reste pas moins que c’est un verre d’eau fraîche qu’il désirait de toutes ses forces.
Je crois savoir d’avance ce que Breton répondrait à mon objection : ce n’est pas le phénomène mythique qui est condamnable, mais le contenu de la plupart des mythes en cours de consommation à l’heure présente ; par rapport à la nouvelle phase historique, dominée par l’extension de tous les problèmes au plan de l’universel, ils sont archaïques, tournés vers un passé désormais périmé, donc finalement subversifs. Par exemple, l’exaltation du patriotisme a pu être chose bonne, désirable, utile, à un certain palier d’évolution, aujourd’hui elle est destructrice, car elle dresse les uns contre les autres des membres d’un même corps, et ne sert plus qu’à dévoyer des énergies pour les mettre au service d’intérêts assez sordides. Donc, place aux mythes nouveaux, adaptés au monde, bienfaisants.
Mais, d’abord, est-on bien sûr de connaître suffisamment la réalité objective du monde où nous vivons ? Ou plutôt, puisque l’état des sciences appliquées aux énergies de la matière permet de répondre par l’affirmative, connaissons-nous suffisamment l’homme ? Personnellement, je suis à peu près persuadé du contraire. Si tant de doctrines contradictoires se combattent aujourd’hui, c’est que les données fondamentales d’un nouvel humanisme n’ont pas encore été dégagées du fatras des concepts dont chacun comporte un noyau de vérité dans une gangue d’erreurs. Là encore, les moralistes ont fait des ravages, selon leur habitude. Profitant de la carence des hommes de science absorbés par l’étude de la matière, ils ont dressé un certain nombre de sophismes qui, loin de représenter, comme ils le prétendent, la « véritable nature de l’homme », ne sont que des vues de l’esprit aboutissant à des pétitions de principe. On peut donc aisément conclure qu’il est un peu trop tôt pour formuler le mythe qui polarisera toutes les aspirations réelles – et réalisables, ce que les réformateurs utopiques perdent tout de même un peu trop de vue – de l’homme contemporain.
À cette première objection assez grave, mais qui n’a qu’une valeur d’opportunité, j’en ajouterai une autre, de principe. L’histoire nous montre que partout où il y a eu mythe, surgirent les exploiteurs de ce mythe, et que leur pouvoir devint rapidement oppressif : clergé, bras séculier, inquisition, nous connaissons la musique, bien que les paroles de cette chanson varient suivant le lieu et la circonstance. Dans une étude sur les mythes, je relève cette thèse : « Il est à la fois très facile et très dangereux de livrer une société à la flamme d’un mythe… Des réactions collectives qu’on pourrait appeler pré-logiques semblent alors surgir de la puissance même des mots-forces qu’on a érigés devant la foule comme des emblèmes ou des totems… Tout mythe porte en soi une charge explosive de passion, et de passion à l’état brut. La moindre étincelle l’allume et la société saute au détriment de l’idée elle-même qui, après avoir eu ses martyrs, connaît bientôt ses possédés. » Et l’auteur ajoute : « Mais de même que la science moderne des moteurs a su discipliner et utiliser les explosions, de même la science politique moderne ne sera fondée que par le maniement conscient des mythes. » C’est, en quelque sorte, la même idée que chez Breton. Le problème serait de sélectionner les « bons » mythes et d’éliminer les mauvais. Mais comme, finalement, le soin en sera laissé à des hommes dont nul ne pourra connaître les intentions véritables et reconnaître l’infaillibilité, on peut faire beaucoup de réserves sur ces manipulations dangereuses.
Au terme de cette courte étude, quelques points paraîtront peut-être acquis. Les staliniens – et beaucoup l’ont déjà dit, mais on ne le répétera jamais assez, on ne dénoncera jamais assez un monstrueux et tragique canular qui hypothèque lourdement les forces de rénovation sociale – les staliniens ont repris à leur compte le mécanisme classique de la domination par le mythe pour établir l’exploitation d’un nouveau clergé et d’une nouvelle noblesse. Certains s’en désespèrent, y découvrant la preuve que toute tentative révolutionnaire est vouée à la trahison par la volonté de puissance des minorités agissantes, la surenchère et l’opposition sournoise des ennemis survivants, la veulerie des masses. Mais la critique du socialisme autoritaire, formulée à maintes reprises et d’une façon quasi prophétique par l’école libertaire, alors que Lénine n’était même pas né, nous autorise à penser – que l’on soit anarchiste ou non – que le bolchevisme était condamné d’avance en tant qu’instrument d’une véritable révolution. Du moins si nous donnons à ce mot, non pas seulement la signification d’un changement de structure, mais d’une nouvelle conception des rapports entre les hommes. Dans la première acception, à laquelle se réfère notamment Burnham, l’état soviétique est réellement le fruit d’une révolution. Mais pour ceux qui ne considèrent pas que la techno-théocratie marque un progrès sur l’autocratie qui admettent même qu’elle marque une régression, la comparaison entre les bagnes tzaristes et le système concentrationnaire des bolchévicks le prouve – l’état soviétique n’est qu’une des formes possibles, et probablement la plus exécrable, de la domination de l’homme, par l’homme.
On doit être beaucoup plus réservé au sujet de la nécessité des mythes dans une société où l’exploitation et la domination ne seraient plus que mauvais souvenirs. Triomphe total de la raison, rationalisation intense de tous les aspects de la vie ? Ou permanence constatée alors, en l’homme, d’une surréalité impénétrable à la logique, et vers laquelle il faudra bien tendre un pont Dans ce cas, la création de nouveaux mythes ne préluderait-elle pas à une nouvelle escroquerie, et la solution ne pourrait-elle se trouver dans le développement parallèle à l’activité économique et sociale, soumise à la logique et correspondant aux exigences rationnelles de la nature humaine, d’un grand mouvement culturel dont le surréalisme est une préfiguration, et dont le cinéma nous montre un des modes d’expression ? Chacun de nous répondra suivant son tempérament, sa formation, voire sa déformation. Je me souviens du tollé que souleva, chez quelques vieux libertaires, une conférence sur le surréalisme. « Ces gens-là, s’écria l’un d’eux en parlant de Breton et de ses amis, sont des farceurs qui n’ont cherché autre chose que le moyen d’attirer le public. » Après de tels jugements, qui n’expriment évidemment que l’ultime sursaut d’un rationalisme moribond, il n’y a plus de dialogues possibles, les antagonismes sont irréductibles. Pourtant il conviendrait peut-être aux hommes de notre génération, héritiers d’un monde que ce rationalisme a mené à un cul-de-sac, de se rappeler souvent l’apostrophe célèbre affirmant « qu’il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans la cervelle des philosophes ».
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