La Presse Anarchiste

Nouvelles réflexions sur le progrès

Caractères généraux du Progrès

Le Pro­grès obéit-il à des lois ? On l’a cru, et le xixe siècle a même vu quelques har­dis théo­ri­ciens ten­ter l’exposé de ces lois. Le plus célèbre, Auguste Comte, a ain­si énon­cé la loi des trois états par les­quels, selon lui, était pas­sée l’humanité : reli­gieux, méta­phy­sique, scien­ti­fique, et il en avait déduit ce que devait être le qua­trième état, le der­nier. Or, « ce n’est pas seule­ment res­treindre l’idée du pro­grès que de le repré­sen­ter comme se conti­nuant dans un état défi­ni­tif ; c’est en nier l’essence pro­fonde. Une loi du pro­grès, en admet­tant qu’il soit pos­sible de l’énoncer, ne peut pas être une défi­ni­tion d’états suc­ces­sifs, dont le der­nier, quel que soit le nombre de ses anté­cé­dents, est sup­po­sé connu avant d’être réa­li­sé ; elle ne peut être qu’une défi­ni­tion de mou­ve­ments. Ce ne sont pas des états, des périodes, des époques qui épui­se­ront le conte­nu de l’idée du pro­grès ; ce sont seule­ment des orien­ta­tions, des direc­tions, des ten­dances, c’est-à-dire des notions ciné­ma­tiques et dyna­miques, qui pour­ront en sug­gé­rer une for­mule approxi­ma­tive, vrai­sem­blable, mais suf­fi­sam­ment élas­tique pour ne pas détruire ce qu’elles ont pour but de pré­ci­ser. » Cette objec­tion à la théo­rie d’Auguste Com­té est déjà vieille de près d’un demi-siècle [[L.Weber : Le Rythme du Pro­grès (Paris 1913), chap. iii : « L’idée du pro­grès selon le posi­ti­visme fran­çais », p. 103.]] et n’a rien per­du de sa valeur.

En effet, le terme de loi scien­ti­fique fait aus­si­tôt pen­ser à la suc­ces­sion rigou­reuse de phé­no­mènes iden­tiques, dans des condi­tions sem­blables, à par­tir de don­nées natu­relles ou expé­ri­men­tales constantes. En est-il ain­si quand on consi­dère même som­mai­re­ment les maté­riaux que nous apporte une réflexion sur le Pro­grès ? Peut-on énon­cer, en ce qui le concerne, soit des lois simples et de valeur uni­ver­selle comme les lois de l’électricité (d’Ampère, de Fara­day, d’Ohm, de Joule, etc.) soit des lois com­plexes comme le sont les lois sta­tis­tiques que la socio­lo­gie et les sciences qui en dérivent tentent de for­mu­ler ? Il ne le semble pas. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, toutes les fois qu’il y a eu pro­grès, en quelque domaine que ce soit, on peut consta­ter l’existence de carac­tères com­muns, très géné­raux, et par cela même recou­verts le plus sou­vent d’un nombre de mots très variés qui n’en font pas tou­jours net­te­ment aper­ce­voir la paren­té, mais qui, au contraire, favo­risent la confu­sion avec les consé­quences, voire même avec les condi­tions du Progrès.

Ces carac­tères géné­raux peuvent se grou­per sous deux titres : ren­de­ment et trans­fert.

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La notion de ren­de­ment est une idée récente. Pra­ti­que­ment, elle date de l’ère indus­trielle. « L’évolution indus­trielle du der­nier siècle et aus­si de l’époque contem­po­raine tend… à amé­lio­rer chaque jour le ren­de­ment. Tous les efforts des tech­ni­ciens, des chefs, des patrons sont orien­tés vers ce but, et chaque pro­grès tech­nique ne mérite ce nom que dans la mesure où il satis­fait cette ten­dance. » [[Hen­ri Vaysse : Plai­doyer pour le machi­nisme. Édi­tions Claires, Le Rain­cy, 1948. Texte d’une confé­rence faite en cap­ti­vi­té par l’auteur, qui est ingé­nieur civil des Mines, et ten­dant à démon­trer que le déve­lop­pe­ment du machi­nisme doit s’accompagner de la réduc­tion de la durée du tra­vail. C’est nous qui sou­li­gnons lie pas­sage cité.]] On ne sau­rait mieux dire. Mais faut-il ajou­ter que si le terme est nou­veau, la chose est vieille comme le monde ? Faut-il pré­ci­ser encore que la recherche du meilleur ren­de­ment a, de tout temps, été exclu­sive de toute idée morale ? Il s’agit uni­que­ment, par cette recherche, d’augmenter l’efficacité de rec­tion humaine, et en par­ti­cu­lier, de pro­duire davan­tage à effort égal. Davan­tage en quan­ti­té pour une durée de tra­vail égale. Davan­tage en qua­li­té (soli­di­té, résis­tance plus grandes, durée d’utilisation plus longue des objets fabri­qués) avec un même per­son­nel. Ou encore : même pro­duc­tion en qua­li­té ou en quan­ti­té par un per­son­nel réduit en nombre ou tra­vaillant moins long­temps. Indus­triel­le­ment, tech­ni­que­ment, aus­si bien que phy­si­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment, le nombre des solu­tions pos­sibles à ce pro­blème est infi­ni [[Vaysse op. cit., pp. 19 et 11.]]. Et c’est de là que viennent les innom­brables termes employés aujourd’­hui, cha­cun étant spé­ci­fique d’une solu­tion : orga­ni­sa­tion du tra­vail, ratio­na­li­sa­tion, tay­lo­ri­sa­tion, nor­ma­li­sa­tion, spé­cia­li­sa­tion, adap­ta­tion, divi­sion du tra­vail, etc. Il ne se passe pas de jour sans qu’une nou­velle solu­tion pra­tique soit trou­vée, en un point quel­conque du globe, en un métier, en une indus­trie quel­conque, à l’éter­nel pro­blème du ren­de­ment. Mais cer­taines solu­tions, les plus nom­breuses, sont rela­tives à des pro­blèmes limi­tés, défi­nis, res­treints, et ne com­portent pas de géné­ra­li­sa­tion. D’autres, comme celles qui ont reçu une déno­mi­na­tion par­ti­cu­lière, peuvent rece­voir une pro­di­gieuse exten­sion : Ce sont des méthodes dont la nais­sance et l’application ne se sont jamais entou­rées de consi­dé­ra­tions huma­ni­taires, mais qui ont cepen­dant abou­ti à faire du monde actuel ce qu’on le voit aujourd’hui.

Mais il suf­fit d’un coup d’œil dans le pas­sé pour consta­ter que, quelle qu’en soit la rai­son, paresse, fatigue, ennui, les hommes ont tou­jours cher­ché à obte­nir le maxi­mum de résul­tats avec le mini­mum d’efforts. Dans cet ordre d’idées, il fau­drait pou­voir suivre avec détail les trans­for­ma­tions d’un seul des innom­brables outils créés par l’homme. Les pre­miers outils ont d’ailleurs pro­ba­ble­ment été des armes de chasse puisque la sub­sis­tance des pre­miers hommes dépen­dait en grande par­tie de leur apti­tude à tuer du gibier, ou des engins de pêche pour les peu­plades rive­raines des fleuves. Et il s’agissait, d’abord, d’être plus fort que le buffle, plus rapide que l’élan, plus vif que l’oiseau, plus prompt que le pois­son. La mas­sue, pour aug­men­ter sa force insuf­fi­sante, la lance pour com­pen­ser sa faible vitesse, la flèche pour mul­ti­plier sa viva­ci­té, le filet pour sai­sir dans l’eau, mal­gré l’eau, ont été les pre­miers outils, les pre­miers moyens pour l’homme d’augmenter le ren­de­ment de ses forces physiques.

Mais la créa­tion de chaque outil nou­veau a été un nou­veau moyen de le faire, ain­si que le per­fec­tion­ne­ment et la meilleure adap­ta­tion de chaque outil exis­tant. Cette « appro­pria­tion remar­quable des outils usuels à la force de l’homme qui les uti­lise (scie, cou­teau, hache, mar­teau, rabot, etc.) » se tra­duit dans leurs formes (scie à bûches, à ara­ser, égoïne…), dans leurs poids (mar­teau de vitrier, du cor­don­nier, du for­ge­ron…), dans leurs dimen­sions (cou­teau de poche, de table, de cui­sine…). Les quin­cailliers savent ain­si les noms de plus de dix mille outils exis­tant presque tous en séries d’après leurs par­ti­cu­la­ri­tés d’emploi…

« Le tra­vail des douze esclaves de Péné­lope, qui écra­saient le blé entre deux pierres pour four­nir la farine à la petite cour du roi d’Ithaque, et celui d’un grand mou­lin moderne qui, avec une dépense mus­cu­laire minime, pro­duit chaque jour des mil­liers et des mil­liers de rations, sont les termes extrêmes d’une série de pro­grès tech­niques dans la puis­sance et le ren­de­ment. La fronde, l’arc, sont plus effi­caces que le poing et le silex ; l’arquebuse rem­plit mieux son office que l’arc, le fusil que l’arquebuse, la mitrailleuse et le canon que le fusil. La galère antique était plus puis­sante que le canot pri­mi­tif ; le vais­seau à gou­ver­nail d’étambot du Moyen Âge a assu­ré une plus grande sécu­ri­té dans la tra­ver­sée de l’océan… Dans tous les cas, le pro­grès de l’outil… est dans son adap­ta­tion plus exacte et sa plus grande effi­ca­ci­té pour l’objet qu’il rem­plit » [[F. Sar­tiaux : La Civi­li­sa­tion. A. Golf », 1938, p. 19.]].

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Second carac­tère inhé­rent au pro­grès : le trans­fert. Mais tan­dis que le pre­mier est rela­tif sur­tout au pro­grès hori­zon­tal, celui-ci est rela­tif sur­tout au pro­grès voluménal.

Accroître le ren­de­ment, ou l’amélioration en rédui­sant l’intervention de l’un des fac­teurs de pro­duc­tion, quel qu’il soit, C’est concou­rir à mul­ti­plier le nombre d’objets fabri­qués iden­tiques qu’il fau­dra mettre à la dis­po­si­tion d’un nombre de plus en plus grand d’utilisateurs, qu’il fau­dra écou­ler (c’est le terme tech­nique) sur un « mar­ché » de plus en plus éten­du, répandre sur une aire géo­gra­phique de plus en plus vaste.

Au contraire, chaque fois qu’on enre­gistre un pro­grès ver­ti­cal, c’est parce qu’un apport nou­veau s’est réa­li­sé ; chaque fois qu’il y a pro­grès volu­mé­nal, c’est qu’un chan­ge­ment s’est pro­duit. Il est évident ici, comme d’ailleurs dans toutes nos pré­cé­dentes réflexions, que l’analyse sépare ce qui, dans la réa­li­té, est le plus sou­vent étroi­te­ment confon­du. En effet, c’est en vue d’accroître le ren­de­ment que sont appli­quées de nou­velles méthodes, que sont uti­li­sés de nou­veaux maté­riaux. Mais le pro­ces­sus est très géné­ral, et l’on peut dire qu’il y a trans­fert chaque fois que, uti­li­sant des moyens nou­veaux, par­tiel­le­ment ou tota­le­ment dif­fé­rents des anciens, on obtient un résul­tat supé­rieur (en qua­li­té, en quan­ti­té) à celui obte­nu avec les moyens anciens. Nous n’insisterons pas sur l’apport de per­fec­tion­ne­ments à ce qui existe déjà (pro­grès ver­ti­cal). Exemples clas­siques encore, l’éclairage, les trans­ports, vont mon­trer ce qu’il faut entendre par le transfert.

De la torche à la lampe au néon, les trans­ferts sont nom­breux solide d’origine végé­tale (la torche), liquide d’origine végé­tale (la lampe à huile), solide d’origine ani­male (la chan­delle de suif), liquides d’origine miné­rale (pétrole, essence) ; puis cou­rant élec­trique : le fila­ment de la lampe brûle et éclaire pra­ti­que­ment sans s’user : il peut res­ser­vir un nombre de fois qui défie­rait l’imagination même d’un homme du xviie siècle ; trans­fert enfin du solide (fila­ment de car­bone, de tungs­tène) au gaz qui s’illumine dans le tube au néon.

Du trans­port à dos d’homme à la fusée radio-gui­dée, qu’elle soit por­teuse de bombes ato­miques ou de dépêches, les étapes ne sont pas moins nom­breuses, les trans­ferts pas moins évi­dents : trans­port à dos d’homme, à dos d’animal ; inven­tion de la roue, et usage du cha­riot (qui date d’environ 5 000 ans et ne fut per­fec­tion­né qu’avec l’invention du col­lier de che­val) avec trac­tion ani­male ; inven­tion du rail et trac­tion à vapeur ; inven­tion du moteur à explo­sion et trac­tion auto­nome du véhi­cule (« auto » – « mobile ») ; trans­ports ter­restres et trans­ports aériens, bien­tôt trans­ports inter­pla­né­taires, avec ou sans pilotes… [[Ces exemples pour­ront tou­jours être uti­le­ment com­plé­tés, ain­si que toutes ces « réflexions sur le pro­grès » par la lec­ture des petits volumes de la col­lec­tion « Que suis-je ? » (PUF) dont beau­coup s’intitulent : « Les étapes de.., » ou « His­toire de… » et sont l’œuvre de spé­cia­listes, mais à la por­tée d’un très large public.]].

Un der­nier exemple nous rat­ta­che­ra à la pre­mière par­tie de cette étude. Chaque fois que le ren­de­ment de la force qu’il uti­li­sait lui a paru insuf­fi­sant, l’homme en a uti­li­sé une nou­velle. Il y a eu trans­fert d’abord de la force phy­sique pro­pre­ment dite de l’homme déjà pour­tant pro­lon­gée ou mul­ti­pliée par l’arme ou l’outil, comme nous l’avons vu, à la force phy­sique des ani­maux, pro­lon­gée ou mul­ti­pliée elle aus­si par l’outil (cha­riot, traî­neau, char­rue, mou­lin à huile, etc.), et pro­ba­ble­ment d’une façon à peu près simul­ta­née aux forces natu­relles que sont le vent et l’eau cou­rante, bien qu’il soit abso­lu­ment impos­sible d’assigner une date pré­cise tant à l’origine de la domes­ti­ca­tion des ani­maux qu’à celle de la créa­tion des pre­miers mou­lins à eau ou à vent. À ces forces natu­relles ont été sub­sti­tuées, mais à une époque très récente, des forces déri­vées : celle de la vapeur (issue de la com­bus­tion du char­bon et de l’ébullition de l’eau), puis celle de l’électricité (pro­duite par les chutes d’eau ou par le char­bon action­nant une tur­bine), celle des explo­sions (mélange déto­nant air-essence dans le moteur à essence, pro­duits chi­miques de plus en plus puis­sants) ; enfin, sous nos yeux s’accomplit un nou­veau trans­fert de la force uti­li­sée par l’homme, c’est celui qui fait pas­ser des forces déri­vées à la force de dés­in­té­gra­tion de la matière. Ce n’est sans doute pas le der­nier. Tout au plus peut-on pen­ser qu’avant l’utilisation cou­rante pour les besoins nor­maux de l’homme de la force ato­mique il s’écoulera sans doute à peu près autant d’années qu’entre les expé­riences de Papin et le pre­mier train de voya­geurs, ou qu’entre celles d’Ampère et la pre­mière lampe à incan­des­cence. Mais ce n’est pas sûr.

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Or, à cha­cun de ces trans­ferts, cor­res­pond la nais­sance de machines nou­velles capables d’utiliser la nou­velle force, c’est-à-dire de la rendre docile à la volon­té de l’homme, et ain­si on est arri­vé à mul­ti­plier à l’infini la puis­sance réel­le­ment mise en œuvre. Il n’y a pra­ti­que­ment aucune com­mune mesure entre l’énergie déve­lop­pée par le doigt qui agit sur un com­mu­ta­teur ou qui presse sur un bou­ton, et l’énergie déve­lop­pée par les forces ain­si déchaî­nées : celle du moteur d’avion, celle de la rota­tive, celle de bombe ato­mique. Un enfant d’aujourd’hui peut avoir entre ses faibles doigts plus de puis­sance que n’en ont jamais eue Louis xiv et Napo­léon, ensemble, pen­dant toute leur vie, car ils com­man­daient sans être sûrs que leurs ordres seraient scru­pu­leu­se­ment exé­cu­tés, tan­dis qu’à l’autre bout du fil de com­mande la machine exé­cute vite, avec la plus grande pré­ci­sion, en quan­ti­té illi­mi­tée s’il le faut, ce pour quoi elle a été construite.

L’industrie connaît, par­mi d’autres varié­tés, les machines-outils. La réflexion ne doit connaître qu’une seule varié­té de machines : il n’y a et ne peut y avoir que des machines-outils, c’est-à-dire des outils dif­fé­rents des outils manuels créés par un usage sou­vent mil­lé­naire, mais que l’homme doit « avoir en mains » avec la même assu­rance et la même fer­me­té, et non plus de machines-moloch à l’image d’Ugolin. L’insuffisante appro­pria­tion de la machine à l’homme est tou­jours cause d’innombrables souffrances.

« Il est temps encore de réagir, la machine, si puis­sante soit-elle, n’aura jamais d’âme, n’aura jamais de vie propre. Et le jour vien­dra où l’Homme, ayant repris sa place, fera d’elle un ser­vi­teur aveu­glé­ment soumis.

« Le jour vien­dra peut-être où la classe ouvrière aura dis­pa­ru par sur­clas­se­ment, où le tra­vailleur pro­lé­taire sera deve­nu un homme culti­vé et aisé qui, pen­dant quelques heures ou quelques minutes par jour, sou­met­tra à toutes ses volon­tés et à tous ses caprices, les engins mons­trueux qu’il aura conçus.

« Ce jour-là, le Machi­nisme sera deve­nu le Pro­grès. » [[H. Vaysse : ouvrage cité, conclusion.]]

[/​Laumière./​]

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