La Presse Anarchiste

Pierre Besnard

Le temps passe avec une rapi­di­té sur­pre­nante, empor­tant avec lui, nos vieux cama­rades, qui nous apprirent à aimer l’Idée, pour laquelle ils don­nèrent le meilleur d’eux-mêmes, avec, au cœur, l’espoir de la réaliser.

Il y a deux ans déjà que Pierre Bes­nard dis­pa­rais­sait, après une vie bien rem­plie de luttes inces­santes, pour le triomphe du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, fédé­ra­liste et liber­taire, dont la réa­li­sa­tion doit assu­rer, dans toute son inté­gra­li­té, la défense et le bon­heur de l’Homme.

Par­mi ceux qui, dans ces der­nières décades, lut­tèrent farou­che­ment pour l’autonomie et l’indépendance abso­lues du syn­di­ca­lisme ouvrier, sans les­quelles il n’en est que l’affligeante cari­ca­ture que nous connais­sons aujourd’­hui, Pierre Bes­nard, fut, incon­tes­ta­ble­ment, une per­son­na­li­té avec qui nos enne­mis et nos détrac­teurs durent compter.

Car l’idée qu’il défen­dait, de toute sa foi et avec son esprit orga­ni­sa­teur, est bien l’expression du socia­lisme moderne, pui­sant sa source dans l’œuvre de tous nos devan­ciers : Pel­lou­tier, Grif­fuelhes et les autres, œuvre ayant subi l’assaut mal­propre des poli­ti­ciens de tout aca­bit, défen­seurs inté­res­sés du centralisme.

Pierre Bes­nard qui étu­dia le pro­blème social pro­fon­dé­ment et sous toutes ses faces, était convain­cu de la néces­si­té de l’organisation ration­nelle, fédé­ra­liste et tech­nique des tra­vailleurs ayant comme base la syn­thèse de toutes les forces assu­rant la pro­duc­tion : manœuvres, tech­ni­ciens et savants, asso­ciés étroi­te­ment mais libre­ment sur le ter­rain du travail.

Sa concep­tion, des­truc­tive et construc­tive à la fois, qu’il aimait à défi­nir ain­si : « Toute l’économie aux syn­di­cats, toute l’administration sociale aux com­muns », fait son che­min et pénètre peu à peu les dif­fé­rents cou­rants syn­di­caux et des milieux jus­qu’i­ci réfrac­taires, et ce mal­gré la cam­pagne sour­noise, mal­hon­nête, menée par les syn­di­ca­lo-poli­ti­ciens de toutes obé­diences, dont la devise fut tou­jours : se ser­vir des tra­vailleurs et non les servir.

Fils d’un père pay­san, deve­nu che­mi­not et mili­tant syn­di­ca­liste, Pierre Bes­nard naquit en 1886. Sa vive intel­li­gence le pousse à deve­nir ingé­nieur, mais la mort pré­ma­tu­rée de son père lui fait une inter­dic­tion de pour­suivre ses études. Il gagne alors sa vie, comme tous les tra­vailleurs, bien chi­che­ment, dans dif­fé­rents métiers, tout en conti­nuant à s’instruire en véri­table autodidacte.

En 1909, il devient à son tour che­mi­not, situa­tion bien modeste et peu lucra­tive, puisqu’en 1910 les tra­vailleurs des che­mins de fer reven­di­quaient pour la « thune ».

Il nous paraît indis­pen­sable de rap­pe­ler la belle atti­tude de notre ami Lecoin, sol­dat à cette époque, qui refu­sa de rem­pla­cer les che­mi­nots en grève et pas­sa de ce fait devant le conseil de guerre. Il est vrai aus­si, qu’au même moment, Mon­mous­seau, le citoyen Yel­low, comme Brout­choux l’avait bap­ti­sé, dis­tri­buait les ordres de mobi­li­sa­tion ; ce qui ne l’empêcha pas, plus tard, de deve­nir un grand mani­tou cégé­tiste, à la faveur de la poli­ti­sa­tion du mou­ve­ment syndical.

Pen­dant dix ans, Pierre Bes­nard orga­nise syn­di­cats et coopé­ra­tives, pré­pare l’action qu’il sait être tou­jours fille de la pen­sée. En 1920, au Congrès de Japy, son action convain­cante et déci­sive contri­bue lar­ge­ment à faire voter la grève des che­mi­nots, arra­chant ain­si des mains réfor­mistes la direc­tion du mouvement.

Sou­te­nue mol­le­ment par la CGT, la grève fut un désastre, nom­breuses les vic­times qui connurent la misère, de par l’ostracisme patro­nal qui joua à plein pen­dant une longue période.

Alors com­men­ça au sein du mou­ve­ment ouvrier, la lutte que nous connais­sons encore aujourd’­hui, entre les vrais syn­di­ca­listes et le réfor­misme déce­vant et le bol­che­visme dévas­ta­teur, ces deux plaies qui rongent les orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs depuis des décades.

La lutte fut rude, pénible… les vieux s’en sou­viennent ; jamais les poli­ti­ciens n’eurent le beau rôle, mais ils réus­sirent dans leur entre­prise en exploi­tant l’élasticité des consciences, dont la foire est tou­jours ouverte.

Pierre Bes­nard se dres­sa, irré­duc­tible contre cette cama­rilla, qui livrait, pieds et poings liés, le mou­ve­ment syn­di­cal à un par­ti dic­ta­to­rial, dont le cen­tra­lisme le plus outran­cier tenait lieu de prin­cipes. Il eut, alors, l’insigne hon­neur de deve­nir la bête noire de tous ceux qui venaient de trou­ver, sans effort d’ailleurs, leur che­min de Damas et qui, nous nous en sou­ve­nons, après les tristes évé­ne­ments du 11 jan­vier 1923, ten­tèrent, sans suc­cès, de le pour­suivre, avec Mas­se­rot­ti et Gui­gui devant la jus­tice bourgeoise.

Membre du Comi­té de Défense sociale, avec Bey­lie, Zis­ly et la pha­lange des vieux mili­tants qui furent l’âme de cette magni­fique orga­ni­sa­tion de soli­da­ri­té et d’entraide, aujourd’­hui bien oubliée des uns et igno­rée des autres, Pierre Bes­nard prit une part active à toutes ses cam­pagnes, qui réveillèrent de nom­breuses fois le peuple de Paris et de pro­vince, et le dres­sèrent, véhé­ment, pour la défense des per­sé­cu­tés, par­mi les­quels nos cama­rades espa­gnols tinrent une si large place.

Ami per­son­nel de Sébas­tien Faure, il don­na incon­di­tion­nel­le­ment sa col­la­bo­ra­tion à cette œuvre admi­rable : l’Ency­clo­pé­die anar­chiste, où ses études entre autres sur la CGT et le sala­riat apportent, avec la docu­men­ta­tion pré­cise, une vue claire, nette, sur ce qu’a été et ce que doit être le mou­ve­ment ouvrier.

En 1930, sou­te­nu et encou­ra­gé par sa dévouée com­pagne, Lucie Job, il nous donne son pre­mier livre « Les Syn­di­cats ouvriers et la Révo­lu­tion », étude ardue mais féconde de la doc­trine, des prin­cipes et des tac­tiques du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire moderne, qu’il consi­dère, d’après son expé­rience, comme un mou­ve­ment com­plet répon­dant entiè­re­ment aux néces­si­tés du moment comme à celles de l’avenir, compte tenu de la capa­ci­té de réa­li­sa­tion des travailleurs.

En 1934, il com­plète son tra­vail part « Le monde nou­veau » dont la troi­sième édi­tion vient de paraître, dans lequel il nous expose sa concep­tion d’organisation sociale et nous déclare que « le sys­tème qu’il pro­pose a pour objet d’éliminer com­plè­te­ment 1’État, de soli­da­ri­ser pour une même tâche tous les tra­vailleurs : manuels, tech­ni­ciens et savants, de garan­tir aux indi­vi­dus et aux grou­pe­ments le maxi­mum de liber­té, de don­ner à tous les moyens d’exercer plei­ne­ment leur ini­tia­tive, d’établir le contrôle fra­ter­nel, mais sévère de l’action indi­vi­duelle et col­lec­tive. Ce sys­tème sera donc de forme asso­cia­tive, fédé­ra­liste, régio­na­liste, com­mu­na­liste et antiétatiste.

Certes, il importe que ce thème ne soit pas épui­sé, que le plan expo­sé dans ce livre ne soit pas jugé comme défi­ni­tif, mais nous pen­sons que les conclu­sions de ceux qui conti­nue­ront ce tra­vail ne s’éloigneront guère de celles de P. Bes­nard, qui don­na à l’œuvre de tous nos pré­cur­seurs le carac­tère d’actualité exi­gé par les circonstances.

À l’apogée de ses facul­tés intel­lec­tuelles il nous four­nit plus tard, véri­table cou­ron­ne­ment à son œuvre, « L’Éthique du Syn­di­ca­lisme » livre dans lequel il nous expose sa concep­tion de la morale, expres­sion du plus haut huma­nisme dont il dési­rait ardem­ment que s’imprègnent les adhé­rents et sur­tout les mili­tants de notre mouvement.

Mais sa san­té est ébran­lée, il prend sa retraite anticipée,.qui sera bien insuf­fi­sante, part dans le Midi où la misère qu’il endure aggrave encore son état. Pour­tant, il conti­nue son œuvre et, aidé par des amis, il fait paraître « Pour gagner la Paix, com­ment construire le Monde ». Quelques exem­plaires seule­ment sortent des presses et nos cama­rades impri­meurs sont vic­times de la Gestapo.

Ren­tré à Paris, en 1944, nous le retrou­vons phy­si­que­ment dépri­mé, mais tou­jours avec sa volon­té entière de conti­nuer la lutte pour l’Idée qui fut sa vie.

Consta­tant la poli­ti­sa­tion de plus en plus accen­tuée de la CGT, lui qui fon­da la CGTSR en 1926, il donne ses der­nières forces pour la consti­tu­tion de la Confé­dé­ra­tion Natio­nale du Tra­vail, adhé­rente à l’Association Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, dont il fut secré­taire géné­ral à l’époque de la lutte en Espagne, à laquelle il appor­ta son concours le plus abso­lu et l’on peut dire sans crainte que beau­coup de réa­li­sa­tions sociales ibé­riques portent for­te­ment l’empreinte des thèses construc­tives pré­co­ni­sées sans répit par Pierre Besnard.

Sa courte exis­tence fut une bataille inin­ter­rom­pue contre la misère, le men­songe, l’hypocrisie et l’ignorance. Il s’affirma le dénon­cia­teur de toutes les impostures.

Sa rude fran­chise, il recon­nais­sait sans rechi­gner ses erreurs, lui valut quelques ini­mi­tiés, qu’il dédai­gna. Mais il sut gagner et conser­ver l’estime et le res­pect des hommes sin­cères, et ce, dans tous les milieux de la science, de la tech­nique et du tra­vail manuel.

Pierre Bes­nard est décé­dé le 19 février 1947 dans une humble mai­son­nette de Bagno­let. Nous l’avons conduit au Colum­ba­rium du Père-Lachaise par un jour gla­cial où la dou­leur et la peine, comme le froid, nous péné­traient. Conscients de la perte cruelle que nous éprou­vions, nous ses amis et cama­rades, ain­si que le mou­ve­ment syn­di­ca­liste et libertaire.

[/​R. Che­nard./​]

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