La Presse Anarchiste

Raisons du pessimisme

Des amis que j’aime bien et que je res­pecte pour leur atti­tude cou­ra­geuse de tou­jours contre la guerre, m’ont repro­ché mon pes­si­misme en face des évé­ne­ments. Je vou­drais dire ici les rai­sons pro­fondes de ce pes­si­misme qui est réel.

La tâche la plus impor­tante et la plus urgente pour ceux qui veulent défendre l’homme est, cela va de soi, la lutte effi­cace contre la guerre, la guerre, cette suprême bêtise et ce crime suprême, – car nous en sommes tou­jours là après deux tue­ries à l’échelle mon­diale en l’espace de vingt-cinq ans. Or cette lutte ne peut être effi­cace qui si elle groupe inter­na­tio­na­le­ment des masses consi­dé­rables d’individus, assez puis­santes pour s’opposer par la force d’inertie au jeu atroce qu’on vou­dra leur faire jouer le moment venu, ou pour obli­ger pré­ven­ti­ve­ment, par une pres­sion irré­sis­tible sur les gou­ver­ne­ments, les puis­sants de ce monde à cher­cher et à trou­ver d’autres moyens que le recours aux armes pour régler leurs différends.

Ceci est vrai aujourd’­hui comme ce l’était hier.

Le pre­mier moyen de lutte, et il n’est pas besoin d’insister beau­coup là-des­sus, relève de l’utopie : lorsque la guerre est là, il est trop tard. Les fau­teurs de guerre le savent bien qui ne se ris­que­raient pas à entrer dans l’aventure s’ils n’étaient pas abso­lu­ment cer­tains de tenir bien en main ceux dont le lot va être pour un long temps de ser­rer leur cein­ture et de don­ner leur sang. Les récal­ci­trants sont une mino­ri­té et sont d’ailleurs de deux sortes : ceux qui pro­clament leur oppo­si­tion irré­duc­tible et refusent de mar­cher, – et alors il y a des culs de basses-fosses toutes pré­pa­rées pour rece­voir ces mau­vais Fran­çais, ces mau­vais Alle­mands, ces mau­vais Russes, Ita­liens, Chi­nois ou Pata­gons, on les y jette et on n’entend plus par­ler d’eux, – et ceux qui (j’en fis par­tie), ser­rant leurs poings au fond de leurs poches, emboîtent le pas au gros de la troupe qui va se battre pour ce que la pro­pa­gande appelle la patrie, le droit, l’humanité, la liber­té et d’autres choses encore, mais partent, eux, avec la déci­sion bien arrê­tée, la volon­té ferme et inébran­lable de défendre leur peau, leur simple peau de paci­fistes enra­gés, contre tous les mili­taires, tous les flics et tous les chiens d’ici et d’en face, de la dis­pu­ter à toute l’infernale machi­ne­rie guer­rière, finan­cière, éco­no­mique, poli­tique, raciale mise en branle par une demi-dou­zaine de fous furieux, de ban­dits et de cré­tins, et sachant par avance que tout ce bain de sang ne résou­dra rien de rien, que tous les pro­blèmes que la paresse et la mau­vaise foi n’ont pas vou­lu résoudre se pose­ront après avec autant et même avec plus d’acuité qu’avant, que les poli­ti­ciens seront aus­si men­teurs, com­bi­nards, inca­pables, les patrons aus­si patrons, les culottes de peau aus­si culottes de peau, les écri­vains « enga­gés » aus­si avides de réclame, de hochets et de man­geoires, les diplo­mates aus­si retors, les alliés d’un jour aus­si dés­unis qu’hier, les confé­rences de paix aus­si déri­soires, les chefs ouvriers aus­si inat­ten­tifs aux vrais inté­rêts de ceux qu’ils repré­sentent, et ces der­niers aus­si gros Jean comme devant avec leurs jambes en moins, leurs bras en moins, leurs yeux cre­vés, leurs gosses enter­rés, leurs bicoques en miettes, leur ventre creux, leurs tickets de pain, de sucre, de café, de beurre et de tabac ; oui, sachant tout cela par avance et en étant convain­cus jus­qu’au tré­fonds de leur conscience indi­vi­duelle, mal­gré les rodo­mon­tades, le bat­tage sen­ti­men­tal, le chan­tage et la jac­tance à venir et qu’ils pré­voient, de tous les fifres et sous-fifres de la presse, des par­tis et des innom­brables comi­tés, asso­cia­tions, unions, fédé­ra­tions qui pul­lulent après chaque guerre comme des cham­pi­gnons sur un fumier.

Il y a donc ces récal­ci­trants-ci et ces récal­ci­trants-là, ceux qui jouent leur jeu, qui tentent leur chance, et ceux qui sont des­ti­nés aux quatre murs d’un cachot ou aux bar­be­lés d’un camp de concen­tra­tion et qui le savent. Et ça ne fait guère (de différence)[[Sans doute mots man­quants dans l’article ?]]au bout du compte. La grande masse, elle, « fait son devoir ». On est las de rabâ­cher ces évi­dences, et il n’y a plus beau­coup de mili­tants dignes de ce nom pour croire encore à la pos­si­bi­li­té d’une grève géné­rale en cas de conflit.

L’autre moyen d’action contre la guerre sem­ble­rait plus sérieux : agir sur les gou­ver­ne­ments et leurs séquelles pour les obli­ger à conser­ver la paix, et plus pré­ci­sé­ment, pour les obli­ger à bâtir la paix. Les chances de réus­site impli­que­raient : un mou­ve­ment impo­sant par le nombre et par le dyna­misme, orga­ni­sé inter­na­tio­na­le­ment, insis­tons là-des­sus, et ayant pour pre­mier objec­tif : le désar­me­ment géné­ral, total et immé­diat. Qu’un tel mou­ve­ment groupe des gens venus des classes les plus diverses, pour­vu qu’il milite acti­ve­ment pour le désar­me­ment défi­ni ci-des­sus, cela n’aurait aucune espèce d’importance, et je ne ver­rais aucun incon­vé­nient, pour ma part, à ce que le pro­lo de chez Renault ou l’employé du Gaz y cou­doient le quin­caillier de ma rue, le tou­bib de mon quar­tier, le curé de mon pate­lin, si tout ce monde-là, en ayant plus qu’assez de patau­ger depuis trente ans dans la boue rou­geâtre qui couvre le sol de l’Europe, récla­mait la, mise au ran­cart défi­ni­tive des outils à démo­lir et à décer­ve­ler, et la récla­mait avec une insis­tance telle qu’on soit, en haut lieu, obli­gé tout de même de l’écouter.

Pour­tant, cet autre moyen d’action contre la guerre n’a pas l’air de pas­sion­ner outre mesure les citoyens de cette pla­nète au port d’armes, et l’on peut dire que le paci­fisme a fait, depuis les années qui sui­virent la fin du pre­mier mas­sacre col­lec­tif, des pro­grès à la manière des écrevisses.

À cette époque, il y eut tout de même une action viru­lente contre la guerre, une action réelle. Car, à cette époque, il y avait encore un mou­ve­ment ouvrier, il y avait encore un sens de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale de tous les tra­vailleurs, et il y avait encore des intel­lec­tuels qui n’avaient pas peur d’appeler un chat un chat et qui pla­çaient la véri­té toute crue plus haut que leurs inté­rêts et que leur sécu­ri­té per­son­nels. Livres, bro­chures, jour­naux s’accumulèrent, réunions et mee­tings se mul­ti­plièrent. La guerre, qui venait de prendre fin, la guerre aux douze mil­lions de morts (un rien, chiffre qui fait sou­rire aujourd’­hui !), y était mon­trée débar­ras­sée de ses ori­peaux, de ses dorures, de ses flon­flons. Ses causes fon­da­men­tales y étaient dénon­cées avec pré­ci­sion ; le mili­ta­risme y était atta­qué avec une force sin­gu­lière ; les muni­tion­naires (ces grands inter­na­tio­na­listes) cloués au pilo­ri et les res­pon­sa­bi­li­tés écra­santes de tous les chefs d’État mises vio­lem­ment en lumière. Allez donc aujourd’­hui racon­ter que les mili­taires, quels qu’ils soient, sont des indi­vi­dus mal­fai­sants, allez donc affir­mer aujourd’­hui que tous les chefs d’État furent, au même titre que Hit­ler, res­pon­sables de la der­nière catas­trophe, allez donc pro­cla­mer qu’une fois de plus des inté­rêts sor­dides et de sales com­bines se camou­flèrent der­rière les beaux pan­neaux-réclame qui nous invi­tèrent à mar­cher pour les sacro-saints prin­cipes. Fas­cistes, boches, traîtres, salauds, voi­là les doux épi­thètes-argu­ments dont on use­ra pour vous répondre.

À quoi attri­buer ce recul effa­rant de la conscience col­lec­tive ? À mon sens, aux rai­sons sui­vantes : d’abord à la las­si­tude, au j’ m’en fou­tisme géné­ral : « Il n’y a rien à faire », « Plus ça change, plus c’est la même chose », etc. Il y a vingt-cinq ans, lors­qu’on dénon­çait les de Wen­del, les Schnei­der, les Bazil Zaha­roff et autres sei­gneurs de la pègre indus­trielle de guerre, quels remous, quel remue-ménage : ça bar­dait ! Bah, tous ces gens-là sont morts tran­quille­ment, hono­rés, médaillés et bien pour­vus. D’autres les ont rem­pla­cés dans la car­rière. Lors­qu’on apprit que Mus­so­li­ni fai­sait sa guerre d’Éthiopie avec du pétrole russe, ça n’intéressa plus grand monde. Les pires crimes n’avaient reçu aucune sanc­tion, le feu sacré de la révolte mou­rait len­te­ment, les grandes voix qui avaient osé fus­ti­ger les hypo­crites pro­fes­seurs de patrio­tisme et de ver­tu se tai­saient, c’était le com­men­ce­ment de la déban­dade, le com­men­ce­ment de la fin : l’élan était bri­sé. Les batailleurs têtus se retrou­vèrent déci­més dans des orga­ni­sa­tions sque­let­tiques. Aux pre­miers temps de la nou­velle guerre, on apprit sans indi­gna­tion qu’on allait rece­voir sur la gueule des bombes alle­mandes fabri­quées avec le fer de Lor­raine et celui de Nor­man­die : il est vrai qu’on sen­tait battre sur ses fesses un masque à gaz que Hit­ler nous fai­sait par­ve­nir direc­te­ment de Tché­co­slo­va­quie : ceci com­pen­sait cela.

À quoi bon conti­nuer, citer d’autres faits, le der­nier en date étant la livrai­son par les Russes de man­ga­nèse à l’industrie de guerre amé­ri­caine ? Tout cela est deve­nu com­mun, dans l’ordre des choses : le pli est pris.

L’écœurement, le dégoût, le manque de foi détournent les hommes de l’action, – les hommes moyens, les hommes de la rue, les bons types, les braves bougres. Des­truc­tion des arme­ments, dites-vous ? Quelle déri­sion ! Il le fau­drait, mais qui croit encore que ça puisse se faire ? Et toutes les badernes dorées sur tranche qui encombrent la pla­nète et vivent aux cro­chets des pékins, qui peut encore croire qu’elles débar­ras­se­ront un jour le plan­cher ? Et tous les ministres, minis­trables, dépu­tés, excel­lences, gou­ver­neurs, pré­fets, sous-pré­fets, super-pré­fets, et leurs cohortes de sup­por­ters, pro­té­gés, jour­na­listes à la manque, tous les bavards, péro­reurs, poseurs, écor­ni­fleurs qui n’ont rien d’autre à faire en ce bas monde qu’à pré­pa­rer le mal­heur de ceux qui sont astreints au tra­vail, qui peut donc encore croire qu’ils feront un jour comme le com­mun des mor­tels : gagner leur pain à la sueur de leur front ? Oui, las­si­tude, dégoût, j’ m’en fou­tisme. « On avait cru, entend-on dire sou­vent, que 14 – 18 serait la der­nière des guerres : l’autre est arri­vée, et « ils » ont signé des chartes, des pactes, « ils » ont juré leurs grands, dieux que de tels mal­heurs ne se pro­dui­raient plus. Et on parle déjà de la pro­chaine ! » Oui, et ça parait natu­rel. Et « ils » la feront faire, « ils » la feront faire quand ils vou­dront. Le maté­riel humain ne compte pas. Quand on pense que mal­gré la der­nière tue­rie, la popu­la­tion du globe a aug­men­té de six pour cent depuis 1939, qu’est-ce que 60, 100, 200, 300 mil­lions de cadavres peuvent bien faire aux félins, aux cha­cals et aux ânes qui mènent la barque des peuples ? Napo­léon disait qu’il « se fou­tait de la vie d’un mil­lion d’hommes ». Il ne connais­sait pas encore le cyclotron.

Pour­tant, on peut se deman­der pour­quoi cette guerre, qui a sur­pas­sé en hor­reur, en des­truc­tions et en men­songes, celle qui l’a pré­cé­dée, n’a pas pro­vo­qué des réac­tions anti guer­rières aus­si vio­lentes que la pre­mière. Pour­quoi cette veu­le­rie à la place des cris de colère, ce silence à la place des cla­meurs accu­sa­trices ? Le motif pro­fond de cette indif­fé­rence, de cette com­pli­ci­té dans le men­songe est la seconde rai­son et une rai­son exacte de ce recul de la conscience col­lec­tive que j’ai sou­li­gnée plus haut. Pen­dant des années, flé­trir la guerre, dévoi­ler ses causes, ses res­pon­sables – pas les causes et les res­pon­sables appa­rents tels qu’on les indique dans les manuels sco­laires ou dans la grande presse, mais les causes et les res­pon­sables camou­flés – a été la tâche et l’honneur des orga­ni­sa­tions ouvrières et de quelques grands esprits indé­pen­dants, incor­rup­tibles et cou­ra­geux. Depuis que le mou­ve­ment ouvrier, annexé par un par­ti poli­tique qui a, dans chaque pays, éle­vé le men­songe, la calom­nie, la déla­tion et l’assassinat à la hau­teur d’une ins­ti­tu­tion (je veux par­ler du par­ti dit com­mu­niste), depuis que le mou­ve­ment ouvrier, dis-je, a ces­sé d’être un mou­ve­ment de libé­ra­tion de l’individu, pour n’être plus qu’un trou­peau de mou­tons bêlants, un patro­nage à grande échelle dont l’action se borne à réci­ter le caté­chisme qu’on lui fourre sous le nez, un conglo­mé­rat de coti­sants applau­dis­sant à la plus sale besogne de faus­saires et de rené­gats qu’on ait jamais pu ima­gi­ner d’une mafia d’insulteurs pro­fes­sion­nels et de tar­tufes gran­di­lo­quents et solen­nels, orga­ni­sée para­mi­li­tai­re­ment, ayant ses géné­raux, ses colo­nels et ses conseillers tech­niques, ses adju­dants, ses flics, ses roquets, ses sal­tim­banques, ses col­leurs d’affiches pro­vo­ca­trices, ses tueurs et ses pis­seurs d’encre, tous gens bien dres­sés et bien dévoués, depuis que ce mou­ve­ment ouvrier qui put s’enorgueillir d’avoir comp­té autre­fois dans ses rangs des Pel­lou­tier, des Grif­fuelhes, des Pou­get, des Monatte, des Dele­salle, et, bien avant, des Prou­dhon, des Benoît Malon, des Var­lin et cent autres dont nous hono­rons la mémoire, a été déca­pi­té de ses têtes pen­santes et vidé de ses mili­tants, la guerre a ces­sé d’être dénon­cée par lui comme le crime des crimes, comme une entre­prise où les hommes en géné­ral et les pro­lé­taires en par­ti­cu­lier, n’avaient rien à gagner, mais tout à perdre. La petite équipe de gang­sters rus­so­philes qui opère dans chaque pays avec une audace, un sang-froid, une impu­dence extra­or­di­naires, n’a eu de cesse qu’elle n’ait démo­li, car­ré­ment fichu par terre, l’édifice péni­ble­ment construit par des géné­ra­tions d’hommes propres et per­sé­vé­rants, ins­tal­lant ses créa­tures aux postes de com­mande, s’appropriant le tra­vail des autres, salis­sant, évin­çant, sup­pri­mant les, gêneurs, fal­si­fiant l’histoire, jouant aux purs, toute dou­ceur et tout miel avec les gars de l’atelier, les « bons papas » et les « vieilles mamans », et toni­truant contre les entê­tés, pas assez pres­sés de leur céder la place ou d’applaudir à leurs manigances.

Une ligne de démar­ca­tion nette sépa­rait autre­fois deux classes anta­go­nistes, la bour­geoi­sie capi­ta­liste et le pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire. Les posi­tions de cha­cune étaient connues, la situa­tion était claire : on était de l’un ou de l’autre côté de la bar­ri­cade. Depuis la vic­toire de la contre-révo­lu­tion sta­li­nienne, depuis l’emprise des déma­gogues et des pipeurs de dés sta­li­niens sur le mou­ve­ment ouvrier, une équi­voque redou­table menace chaque jour davan­tage le sens qu’on s’entendait à don­ner aux mots : révo­lu­tion et paci­fisme. La classe qui devait être his­to­ri­que­ment pro­gres­siste et dont le pre­mier devoir était de conser­ver à ces deux mots de paci­fisme et de révo­lu­tion leur sens sacré, la classe ouvrière s’est lais­sé rou­ler, fice­ler, engluer pour son mal­heur d’hier, d’au­jourd’­hui et pro­ba­ble­ment de demain par les pires enne­mis qu’elle ait jamais eus. Je dis bien : les pires enne­mis. Car ses enne­mis tra­di­tion­nels, traî­neurs de sabre, patrons de com­bat et finan­ciers, elle se sou­vient encore par­fois qu’ils sont tou­jours là et un peu là, mais ceux qui la dupent avec une effron­te­rie consom­mée et lui font prendre à lon­gueur de jour­née des ves­sies pour des lan­ternes en se posant pour ses seuls et uniques éman­ci­pa­teurs, elle les ignore : ce sont ses chefs bien-aimés. Il reste que le spec­tacle qu’elle nous offre serait d’une bouf­fon­ne­rie sin­gu­lière s’il n’était d’abord tragique.

Révo­lu­tion ! Paci­fisme ! Il n’y a plus d’élan, de gran­deur, de pure­té dans ces mots-là. Les direc­teurs de conscience du pro­lé­ta­riat ont inven­té des for­mules péremp­toires, des slo­gans inter­chan­geables, et les fidèles sont invi­tés à les reprendre en chœur à la moindre occa­sion. Aujourd’­hui, les der­niers révo­lu­tion­naires et les der­niers paci­fistes marchent à tâtons dans le morne no man’s land qui sépare la cita­delle capi­ta­liste des bagnes tota­li­taires à l’entrée des­quels flottent des bandes de cali­cot pseu­do-socia­listes, et comme il y a dix ans on nous deman­da de choi­sir entre la guerre et le fas­cisme brun, dans quelque temps on nous prie­ra de bien vou­loir opter entre la guerre et le fas­cisme rouge, entre une nou­velle peste et un nou­veau choléra.

Les intel­lec­tuels, s’ils ne hurlent pas avec les loups, se taisent, la plu­part par frousse, et quelques-uns par déses­poir. Il me sou­vient que, vers 1943, on avait fait deman­der à Ramuz s’il ne consen­ti­rait pas à par­ler, à éle­ver la voix « au-des­sus de la mêlée » pour en appe­ler à la race humaine de son indi­gni­té. « Pour­quoi vou­loir empê­cher les hommes de s’exterminer s’ils y tiennent tant ? » répon­dit Ramuz. Oui, pour­quoi ? Dans le fond, on se le demande ? Mais quel dégoût de l’époque dans cette réponse-là !

Je crois avoir indi­qué assez clai­re­ment les rai­sons essen­tielles qui m’obligent à faire preuve de bien peu d’optimisme envers l’avenir qui nous attend. Comme je vou­drais me trom­per ! Comme je vou­drais que cet ave­nir m’inflige un démen­ti cinglant !

Et Gar­ry Davis, et le mou­ve­ment qu’il a sus­ci­té ? va-t-on m’objecter ?

Ah ! bra­vo pour l’homme cou­ra­geux qu’est Davis, bra­vo pour son geste ! Il est incon­tes­table que le suc­cès de sa ten­ta­tive consti­tue une preuve qu’il y a mal­gré tout, par le monde, une masse impor­tante de gens de bonne volon­té venus de tous les hori­zons, masse angois­sée et qui ne veut pas déses­pé­rer. Mais avoir une carte de citoyen du monde dans sa poche ne suf­fit pas…

D’autre part, je me demande si ce mou­ve­ment n’est pas près d’avorter dans l’œuf, car d’étranges per­son­nages gra­vitent autour de Davis : Mon­clin l’a déjà signa­lé. En par­ti­cu­lier, Ver­cors a fait paraître coup sur coup dans Peuple du Monde, « La page des citoyens du monde », deux articles qu’on me per­met­tra de qua­li­fier d’un peu raides. Ver­cors est paci­fiste, sans l’être, tout en l’étant : « Pas de mal­en­ten­dus », dit-il. Là-des­sus je revien­drai ou d’autres que moi revien­dront ici. Mais ce que je puis dire aujourd’­hui à cette place, c’est mon éton­ne­ment incom­men­su­rable de voir avec quelle légè­re­té, avec quel manque total d’informations, avec quel défaut d’objectivité on peut, dans une feuille qui se veut paci­fiste, par­ler de l’attitude des hommes qui, avant 39, furent les seuls, vous enten­dez bien, Ver­cors, les seuls, à ten­ter de s’opposer au massacre.

Les seuls qui demain, si hélas mon pes­si­misme s’avérait fon­dé, s’opposeraient jusqu’au bout à la guerre, se refu­sant à hur­ler avec les loups.

[/​Jean Pru­gnot./​]

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