La Presse Anarchiste

Critique littéraire

L. Guillet : La Folle du Logis (1 vol., 3 fr. 50). — Lui­gi Libe­ro Rus­so : Contes à la Cigogne (1 vol., 2 fr. 50).

Il m’é­choit, au com­men­ce­ment de cette cam­pagne cri­tique, une manière de bonne for­tune. Je reçois un recueil de vers que rien ne signale à mon atten­tion, que tout semble me conseiller de négli­ger. Livre de début. Auteur aus­si incon­nu que pos­sible : je ne crois pas avoir jamais enten­du pro­non­cer son nom ni lu sa signa­ture même dans la plus modeste des revues de jeunes. Et il fau­dra plu­sieurs pages par­cou­rues pour savoir si j’ai affaire à un homme ou à une femme.

Dans une période de presse, quand les volumes s’en­tassent, menace fas­ti­dieuse, sur la table du cri­tique, j’ou­vri­rais sans doute celui-ci au hasard, cher­chant, sans même m’en rendre compte, une prompte rai­son de le jeter au rebut. Le hasard, dis­cour­toi­se­ment mali­cieux, me la four­ni­rait peut-être, cette rai­son. Il me ferait tom­ber, qui sait ? sur quelque inutile, ou banal, ou ridi­cule poème de guerre. Ils ne sont pas nom­breux ; mais ils sont dis­po­sés, ces mal­en­con­treux et encom­brants poèmes, au centre du volume. Sans doute parce qu’ils portent une manière d’u­ni­forme, on leur a don­né la place d’hon­neur. En voi­ci un où « l’aigle » vain­cu par le « coq » lève vers le ciel des yeux déses­pé­rés. Mais le ciel lui signi­fie que Dieu n’est plus avec lui et

Il ne voit qu’un vol de corbeaux.

Trop de vola­tiles ! dirais-je. Et, ayant, ce jour-là, comme Pao­lo et Fran­ces­ca, autre chose à faire, je ne lirais pas du tout.

Par bon­heur, je suis de loin. Quatre ou cinq volumes seule­ment et dont aucun ne m’at­tire de façon irré­sis­tible. J’ai le temps de don­ner à cha­cun une audience négli­gente. Je com­mence par La Folle du Logis et je com­mence ce livre par le com­men­ce­ment. Je coupe les pages d’une main dis­traite ; je lis avec une indif­fé­rence qui risque de deve­nir ennui et dégoût, qui risque aus­si de deve­nir curio­si­té. Elle dis­pa­raît pro­gres­si­ve­ment, cette indif­fé­rence, devant un com­men­ce­ment de sym­pa­thie. Mais oui, vrai­ment, voi­ci que je sens la pré­sence d’un poète.

Un poète bien incom­plet, certes, et impar­fait. Mais peu à peu, de plus en plus, il me charme non seule­ment par ses qua­li­tés posi­tives, mais encore par ce reste en lui de flou et d’in­cer­tain. Je ne sais quoi de frais et de déli­cat comme un visage d’en­fant. Une joliesse hési­tante et qui semble pro­mettre la beau­té future.

Prompt aux larmes, prompt aux rires, ce poète, pas plus qu’un enfant, né connaît ses dons véri­tables ou ses plus évi­dentes lacunes. « Je vou­drais — dit-il — faire de la musique avec les mots de tous les jours. » Jolie ambi­tion. Mais, chez Mme L. Guillet, le sens de la musique est banal et pauvre. Avec les mots de tous les jours, ce qu’elle réus­sit à faire, c’est de la grâce pit­to­resque, c’est de l’a­na­lyse sub­tile, c’est de la malice délicate.

Ce quelle aime aux pro­fon­deurs, ce que vrai­ment elle sent et peut expri­mer c’est, dans l’être inté­rieur ou dans l’arc-en-ciel, la nuance fuyante. La nuance, c’est bien mas­sif encore. Ce qu’elle cherche, ce sont sur­tout, – le titre d’une des grandes divi­sions du livre l’in­dique — les « demi-nuances ». Ah ! la malice qui s’a­dou­cit de ten­dresse !… Ah ! la ten­dresse qui s’a­nime de malice !…

… La fusion de la cou­leur qui change
Subis­sant dou­ce­ment d’une autre le mélange !
C’est le rouge qui prend au jaune plus de feu,
S’en­deuille de vio­let en cou­lant sur le bleu.
Et je cherche le bleu quand il devient verdâtre ;
Et le vert, quand il est moins vert qu’il n’est bleuâtre.

Tou­jours, chez elle, la vision reste exacte et fine. L’a­na­lyse morale aus­si est d’une déli­ca­tesse qui ravit. Presque tou­jours pit­to­resque et ana­lyse se mêlent comme un clair ruis­seau et les trem­blants reflets de ses rives.

Il y a des mor­ceaux, que je suis ten­té de citer en entier. Il y en a peu. Trop encore pour la place dont je peux dis­po­ser : Offrande timide ; – Le temps n’é­pargne pas l’i­mage ; — deux ou trois autres encore. Entre tous, je choi­sis Ce que dit un vête­ment ! Les aimables mérites du poète, pit­to­resque, joli, sen­ti­men­ta­li­té fine, sub­ti­li­té rieuse m’y semblent réunir assez complètement :

Quand nous jetons un vêtement
Sur quelque meuble, en le quittant,
Il garde dans ses plis un peu de notre allure
Et, pour les yeux observateurs,
Ces plis sub­tils dessinateurs,
De notre état d’es­prit font la caricature.

Un vieux thème, si je ne me trompe, est ici renou­ve­lé avec une ingé­nio­si­té naïve qui serait, sans le pit­to­resque et son conti­nuel renou­vel­le­ment, banale idée de romance et qui dicte d’ailleurs au poète musi­ca­le­ment mal doué un rythme banal et de romance, nous inté­resse parce que nos yeux voient le spec­tacle chan­geant suivre tous les mou­ve­ments et toutes les sinuo­si­tés du sentiment.

Même ici je crois bien que le style est d’une sou­plesse insuf­fi­sante et il reste infé­rieur au détail sou­riant de l’in­ven­tion. Mme Guillet nous dit à plu­sieurs reprises :

J’aime les mots simples, par­tis des cœurs

Elle ajoute, intimidée :

La langue haute du poète,
M’ef­fraie en sa forme parfaite.

En quoi Mme Guillet fait preuve de quelque connais­sance d’elle-même : son vol gra­cieux et court ne sau­rait la por­ter sur les hau­teurs. Mais il est une per­fec­tion dans la sim­pli­ci­té. La Fon­taine et Paul Fort la connaissent ; le che­min ne serait peut-être pas impra­ti­cable à Mme Guillet, qui les conduit à des chefs-d’œuvre d’au­tant plus aimables qu’ils semblent s’ignorer.

Je ne demande jamais que son expres­sion devienne moins simple. Je la dési­re­rais sou­vent plus exacte et que son flot­te­ment fût le sou­rire bor­dé au des­sin pré­cis et à la cou­leur nette des lèvres. Ou lorsque, le mot, sui­vant le conseil de Ver­laine, n’est pas élu « sans quelque méprise », je vou­drais, comme dans Ver­laine, la méprise savante qui sur­prend d’a­bord, amuse notre hési­ta­tion, puis nous incline vers l’adhé­sion plus pleine. Mme Guillet, je le crains, com­pren­drait mal le vers déli­cieu­se­ment équi­voque de La Fontaine :

Ses négli­gences sont les plus grands artifices.

Elle ver­rait peut-être un conseil de lais­ser-aller quand le doux maître du Gay-Sca­ron nous invite au tra­vail pous­sé jus­qu’à, s’ef­fa­cer lui-même et à faire croire au plus naïf abandon.

Dans les vingt fables qui ter­minent le recueil, on regrette, plus encore que dans tout le reste, la fai­blesse tâton­nante de l’exé­cu­tion. L’in­ven­tion est presque tou­jours ori­gi­nale et spi­ri­tuelle. L’a­nec­dote, tou­jours nou­velle, s’a­dapte, d’une ingé­nio­si­té, sans effort à la morale mali­cieuse. Mais… mais… mais… Les mots sont « de tous les jours », en quoi ils ont bien rai­son. Leur tort est d’être des hasards sans vigueur et sans bonheur.

Je pro­pose à Mme Guillet la grande épreuve dont elle est digne. Qu’elle consente, comme elle le doit à ses dons indé­niables mais occul­tés par sa négli­gence, à l’âpre et per­sé­vé­rant tra­vail. Un temps, l’ef­fort sera sans grâce et sem­ble­ra lui voler tous ses mérites. Elle pro­dui­ra des vers qui per­dront le natu­rel et n’at­tein­dront point l’art. Elle brû­le­ra cou­ra­geu­se­ment ces planches ame­nui­sées et gâtées pour apprendre à rabo­ter. Elle tra­ver­se­ra har­di­ment la période ingrate et obs­cure. De l’autre côté de l’ef­fort touf­fu, elle trou­ve­ra le royaume de la vraie lumière. Elle y entre­ra sim­pli­fiée encore et plus artiste : simple comme La Fon­taine et comme Paul Fort, non plus comme un enfant bien doué.

[|* * * *|]

Les Contes d. la Cigogne sont dédiés « à qui, insou­cieux de vrai­sem­blance, cher­che­ra dans ces ébauches le rire infor­mé qui naît de quelques gro­tesques aspects de la vie ». L’i­ma­gi­na­tion qui s’y révèle est vigou­reuse et féconde, mais vrai­ment trop inhar­mo­nieuse. Elle pro­duit des chaos qui donnent le ver­tige et fatiguent trop pour per­mettre le rire. Je crois que l’é­chec est dû sur­tout au style tara­bis­co­té et pré­cieux, com­pli­qué et embar­ras­sé, pré­ten­tieux et mal­adroit, amu­sant à la ren­contre, presque tou­jours irri­tant de lour­deur et d’obs­cu­ri­té. Certes Lui­gi Rus­so me semble capable de deve­nir, s’il le veut avec téna­ci­té, un écri­vain fran­çais. Mais aujourd’­hui, trop de ses har­diesses sont faites d’i­gno­rance et on regrette qu’il n’ait pas conté en ita­lien de Flo­rence ou en dia­lecte de Naples. 

[/​Han Ryner/​]

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