La Presse Anarchiste

Le mythe des aliadophiles

[(Avant la guerre, les écrivains espag­nols étaient assez peu lus en France, n’étant guère traduits. Depuis, nous con­nûmes, par les soins du « Ser­vice de pro­pa­gande », quelques-uns de ceux qui voulurent bien pren­dre le par­ti de l’Entente. Il nous a paru intéres­sant de pub­li­er, dans Notre Voix, un arti­cle de Pio Baro­ja l’un des meilleurs écrivains espag­nols – paru dans le jour­nal El Dia, le 3 novem­bre 1918. Cet arti­cle s’intitule : Les mythes des « Ali­adophiles »[[Les Espag­nols ont créé ce néol­o­gisme pour désign­er les amis de l’Entente.]]. Notes pour un essai de pyrrhon­isme sur les idées actuelles.

Pio Baro­ja (né en 1872) est un écrivain très fécond, plus qu’un romanci­er. Obser­va­teur aigu, assez volon­tiers pes­simiste et amer, on trou­ve ses meilleures qual­ités dans La Casa de Aiz­gor­ri, roman dia­logué, « représen­ta­tion con­va­in­cante de la dégénéres­cence hérédi­taire et tran­scrip­tion imper­son­nelle de la vie dans les tristes hameaux du Nord.

Pio Baro­ja écriv­it égale­ment une trilo­gie : La Raze (La Race) où il s’avère exact ana­lyste des car­ac­tères humains et vigoureux con­struc­teur de syn­thès­es. Baro­ja unit la pro­fondeur ibséni­enne à la superbe niet­zchéenne, il pos­sède, en même temps, cette âpre vérité chère à notre grand Mir­beau, avec, toute­fois, plus d’implacable sérénité. Pio Baro­ja est un penseur épris de Force et de Vérité ; dans sa série Mémoires d’un homme d’action vit une âme inquiète, héroïque et désespérée.

Pio Baro­ja est le type représen­tatif de la véri­ta­ble élite espag­nole : durant la guerre, il con­ser­va la seule atti­tude digne d’un penseur, il fut « Au-dessus de la Mêlée » et d’une façon absol­u­ment per­son­nelle, c’est sans doute ce qui expli­qua le silence des « cri­tiques » (?) et des traducteurs.

Nos lecteurs pour­ront juger exacte­ment l’une des faces de la pen­sée de l’élite espag­nole par l’article de Pio Baro­ja, à qui nous lais­sons, bien enten­du, la respon­s­abil­ité de ses idées.)]

Le mythe des aliadophiles

La guerre a démon­tré que le fonds de bru­tal­ité que pos­sède notre espèce est intact.

Nous sommes aus­si sages et savants que Pla­ton ou Aris­tote, mais tout aus­si bru­taux qu’a une quel­conque péri­ode du passé.

Tout fait croire qu’il n’y a pas de pro­grès moral dans le monde ; l’homme d’au­jour­d’hui est plus savant que celui d’hier, et vit dans une société per­fec­tion­née. On ne remar­que pas qu’il soit meilleur.

On peut soupçon­ner que l’affirmation ou la néga­tion du pro­grès n’est qu’une man­i­fes­ta­tion de la phys­i­olo­gie indi­vidu­elle. Les hommes sains, empha­tiques, opti­mistes, un peu vides : les Vic­tor Hugo, les Michelet, les Caste­lar croient au Pro­grès. Les hommes de mau­vaise humeur, pes­simistes et de sens cri­tique aigu : les Buck­le, les Schopen­hauer, les Renan doutent de cette évo­lu­tion téléologique vers le mieux.

Cette dif­férence de con­cep­tions se remar­que égale­ment dans la manière d’écrire l’Histoire : les grands inven­teurs de syn­thès­es, les Herder, les Schlegel, les Hegel ont ten­dance à ne pas con­trôler les doc­u­ments, à les accepter, à don­ner aux hommes et, aux événe­ments un car­ac­tère mys­tique de sym­bole ; les his­to­riens de détail ont, en général, l’attitude agnos­tique de doute.

Si la guerre a démon­tré que l’homme qui lutte est aujour­d’hui aus­si cru­el qu’au temps de la race de Cro-Magnon, elle a égale­ment démon­tré qu’il pos­sède le même dog­ma­tisme fana­tique qu’au Moyen Âge. Dans un pays neu­tre comme l’Espagne, ger­manophiles et fran­cophiles se haïssent avec la même fureur dont se haïs­saient anci­en­nement Mau­res et Chré­tiens, juifs et catholiques, Guelfes et Gibelins. Si l’Inquisition ou le Tri­bunal Révo­lu­tion­naire exis­taient encore, s’il y avait, en Espagne, un Torque­ma­da, ou un Fouquier-Tinville avec leurs attri­bu­tions, il y aurait tous les jours une exé­cu­tion ou un autao-da-fé. Si l’on ne s’emprisonne ni se tue c’est parce qu’on ne le peut pas.

Nous vivons un moment où le grand mérite d’un par­ti est d’être exalté, de là la glo­ri­fi­ca­tion des jour­nal­istes poli­tiques, singes hurleurs, et aus­si tam­bours-majors placés au front de la plèbe en marche.

L’Espagne con­tem­po­raine manque de valeurs intel­lectuelles direc­tri­ces et effi­caces, elle eût cepen­dant naguère cer­taine froideur et cer­taine sérénité qui lui per­mit la cri­tique. Aujour­d’hui, cette sérénité est trou­blée de toute la pas­sion déchaînée par la guerre. Unie comme l’est l’Espagne, aux pays alliés, notre petit monde intel­lectuel est qua­si un bloc ali­adophile, il a accep­té la con­signe de l’Europe occi­den­tale avec une humil­ité un peu ridicule, et a con­sid­éré des mythes comme des vérités indiscutables.

J’ai résisté à l’acceptation inté­grale de cette con­signe : 1° Parce que je ne crois pas à l’infaillibilité des Alliés ; 2° parce que je n’ai pas pour des écrivains ali­adophiles une telle admi­ra­tion qu’ils puis­sent me con­va­in­cre. Poussé par cer­tain pyrrhon­isme de tem­péra­ment, j’ai douté des con­signes de Paris et de Lon­dres, comme de celles de Berlin et de Vienne.

Le pre­mier mythe mis en cir­cu­la­tion par les alli­adophiles est celui de la cru­auté et de la bar­barie exclu­sives des Allemands.

Peut-on croire qu’un Alle­mand est capa­ble de crev­er les yeux d’un pris­on­nier ou de couper les mains d’un enfant, et qu’un Français ou un Anglais en soient incapables ?

La chose est quelque peu dou­teuse. Il n’y a nulle rai­son qu’existe une dif­férence aus­si tran­scen­dan­tale entre les pays de races iden­tiques, d’Histoires voisines et de cul­tures sim­i­laires. Les faits, d’ailleurs, démon­trent cette pos­si­bil­ité. Anglais et Français ont fait comme tous les peu­ples con­quérants du monde des hor­reurs dans leurs colonies, et les Belges, que l’on con­sid­ère comme si paci­fiques et si bons, se com­portèrent comme des gens intéressés et froide­ment cru­els au Congo.

Peut-on croire que les Bul­gares soient des sauvages, et les Serbes, de même race et de même His­toire, ne le soient pas ?

Peut-on penser que les Ital­iens aient con­sid­éré les Alle­mands et les Autrichiens comme de braves gens jusqu’à ce qu’ils aient été con­va­in­cus – l’année de leur entrée en guerre – qu’ils étaient des bandits ?

L’affirmation parait absurde.

Si l’Allemagne était un pays comme on le veut dépein­dre, elle aurait tou­jours eu une crim­i­nal­ité spé­ciale, même en tempe de paix ; des Alle­mands seraient quelque chose comme les Thugs de l’Inde. Il ne sem­ble pas qu’il en soit ainsi.

Un autre mythe est celui de l’exclusif mil­i­tarisme ger­manique. Il n’apparaît cepen­dant pas que la France soit exempte de mon­u­ments dédiés aux mil­i­taires et aux guerriers.

Suiv­ant la mytholo­gie ali­adophile, on a inven­té une psy­cholo­gie spé­ciale pour la guerre. Selon nos ali­adophiles, les Alliés font une guerre humaine et souri­ante, chaque sol­dat est sem­blable à une nymphe pâle et spir­ituelle, ou à un enfant plein d’innocence et de can­deur. Et par­mi ces « bébés », les vieux « poilus » avec leurs pipes, représen­tent la bonne humeur et la bonté.

Nous sommes en plein roman du vicomte d’Ar­lin­court ou de Perez Escrich. Par con­tre, des Alle­mands sont tou­jours pil­lards et lâch­es, et quand ils ont avancé, selon la décou­verte faite par ce grand génie français. Mar­cel Prévost, ils avancèrent pleins de peur ; d’un côté de la fron­tière il n’y a qu’ignominie, bru­tal­ité et folie ; de l’autre, tout est idyllique.

Les Alle­mands sont d’une inféri­or­ité man­i­feste en tout. Selon nos jour­nal­istes, les Alle­mands ne peu­vent com­pren­dre les choses les plus sim­ples. J’ai enten­du le doc­teur Simar­ro assur­er sérieuse­ment qu’un Alle­mand ne peut com­pren­dre l’ironie du « Prince » de Machiavel.

Une race qui a pro­duit des hommes d’un génie ironique tels que Hoff­mann, Jean-Paul Richter, Goethe, Heine ou Niet­zche, ne com­prend rien de ce que com­prend le doc­teur Simarro !…

Cette affir­ma­tion est d’une farce comique extra­or­di­naire. Il est clair qu’aucun de ces hommes ne gout­terait l’ironie du « Prince » de Machi­av­el, parce que, tout sim­ple­ment, il n’y en a pas.

Un autre mythe con­sid­éré comme vérité indis­cutable, est celle de l’e­sprit inté­grale­ment français de l’Alsace-Lorraine. Ceux que nous avons con­nus d’Alsaciens panger­man­istes ne pour­ront croire à pareille affirmation.

Les Français intel­li­gents recon­nais­sent que les Alsa­ciens-Lor­rains sont un peu­ple ger­manique, par sa race, par sa langue, par la géo­gra­phie du pays, par son His­toire et ses tra­di­tions, mais ils allèguent que, depuis que l’Alsace-Lorraine appartint à la nation française – c’est-à-dire depuis Louis xiv jusqu’à Napoléon iii – elle fut assim­ilée à la France. Nous ne nions pas le fait, nous n’avons aucun doc­u­ment per­me­t­tant de le nier ou de l’affirmer ; mais si la France a pu s’assimiler un pays ger­manique durant la péri­ode qui va de Louis xiv à Napoléon iii, pourquoi l’Allemagne n’aurait-elle pu faire de même depuis 1870 avec un pays de race sem­blable à la sienne ?

D’autre part, si la France s’assimila les Alsa­ciens-Lor­rains et a des droits sur eux, l’Allemagne a, beau­coup plus encore, assim­ilé une par­tie de la Pologne, puisque dans la Pologne alle­mande presque per­son­ne ne par­le polonais.

Si le critéri­um est celui de l’assimilation, ce critéri­um doit être général.

Une des preuves de l’assimilation alle­mande en Alsace-Lor­raine est que la France n’accepte pas la con­sul­ta­tion de ce pays. Elle sait qu’un plébiscite est plein d’aléa. À cela, les fran­cophiles répon­dent que les familles qui fuirent, après 1870, l’Alsace-Lorraine sont Alsa­ci­ennes, et que, par con­tre, ne le sont pas les fils des Alle­mands nés en Alsace-Lor­raine. C’est dire que l’Alsacien de Stras­bourg, fils de race ger­manique, qui vit dans un pays prim­i­tive­ment ger­manique n’est pas Alsacien.

Avec ce critéri­um qui va définir ceux qui sont Alsa­ciens et ceux qui ne le sont pas ?

On voit en cela com­ment ces solu­tions « démoc­ra­tiques » du suf­frage et du référen­dum, qui parais­sent évi­dentes, ne sont rien en pra­tique. Si l’on fai­sait la con­sul­ta­tion du peu­ple en Alsace-Lor­raine avec toutes les garanties pos­si­bles, laque­lle des deux frac­tions aurait le meilleur droit ? Celle qui aurait la moitié des voix plus une ? La chose serait absurde et ne pour­rait que faire rire.

La même dif­fi­culté se peut met­tre en évi­dence en Irlande, à Tri­este, à Malte, à Gibral­tar, chez tous les peu­ples en lit­ige si on les con­sul­tait. Le droit tant prôné, mis en pra­tique, aboutit à une comédie ridicule à l’usage des pro­fesseurs pédants.

Un autre des mythes qui se sont épanouis durant la guerre est celui de l’influence omnipo­tente du Kaiser. Selon nos ali­adophiles, l’Allemagne n’était qu’un reflet de la men­tal­ité du Kaiser. Le Kaiser fai­sait tout, il don­nait des idées sci­en­tifiques, artis­tiques, lit­téraires à son pays. J’ai tou­jours soutenu que cela devait être faux, et que le Kaiser ne devait être que le dra­peau de son pays. Son action dans la guerre, médiocre, pure­ment rhé­torique, a prou­vé ce que je pensais.

La facil­ité avec laque­lle les Alle­mands se séparèrent de leur empereur, depuis le moment où a com­mencé son désas­tre, prou­ve la même chose.

Autre et dernier mythe ali­adophile qui, depuis quelque temps rem­plit le monde, est le mythe Wil­son. Wil­son nous appa­raît vêtu d’une tunique blanche, blanc de tous les péchés humains et plein d’onction évangélique.

Pou­vons-nous croire en bloc à la pureté, à la bon­té, à l’altruisme, etc., etc. de cet homme ?

Ce Marc-Aurèle de la grande république des trusts et des machines à coudre est d’un pays où l’on a exter­miné et exter­mine méthodique­ment les Indi­ens, d’un pays où on lynche des hommes parce que l’un est noir et l’autre jaune, pays d’énormes scan­dales, de ter­ri­bles immoral­ités publiques, pays où l’on a con­quis Puer­to Rico et les Philip­pines sur une nation débile, pays enfin qui entre­tient des rela­tions d’amitié avec des hommes d’une haute moral­ité tels que Pon­cho Vil­la et autres ban­dits mexicains.

Wil­son, l’unique, la fleur de l’arrivisme, est un apôtre ; Max de Bade qui, per­son­nelle­ment, n’a rien à gag­n­er à sa charge de chance­li­er, est un per­son­nage sus­pect. Ain­si nous l’assurent nos aliadophiles.

Il y a tou­jours eu des gens intéressés à démon­tr­er que au-delà de cette mon­tagne ou de cette mer, les hommes sont plus tigres ou porcs qu’humains, et que, dans ces autres lim­ites, les hommes sont angéliques. Moi, comme je ne crois guère à ces fior­i­t­ures morales, je sup­pose que l’homme n’est pas très dif­férent ici ou là.

Les politi­ciens ignorent-ils cela ? Non pas ils le savent cer­taine­ment, mais ils sont intéressés à la vie des mythes et il leur con­vient que le peu­ple avale leurs mensonges.

L’hypocrisie règne dans la poli­tique depuis le bas jusques en haut, et tout comme la poli­tique ger­manophile est une poli­tique de mil­i­taires, stu­pide et bar­bare, nos ali­adophiles font une poli­tique de com­merçants et de chenilles.

Et c’est ain­si que nous voyons une par­tie de nos politi­ciens et de nos jour­nal­istes, réac­tion­naires en Espagne adu­la­teurs de la Cour et de l’armée, lèche-bottes du roi, s’enthousiasmer pour la révo­lu­tion en Hon­grie, en Dal­matie ou ailleurs.

Révo­lu­tion ! cla­ment-ils, mais pas chez nous ! Cela se com­prend ; si la révo­lu­tion venait elle les balaierait.

Le moment est mal choisi, du point de vue per­son­nel et pra­tique, pour par­ler des mythes ali­adophiles. Le suc­cès des Alliés dans la guerre est évi­dent, leurs ten­ants en Espagne chantent vic­toire, et, s’ils le pou­vaient, ils se livr­eraient à des repré­sailles. Paraître ger­manophile suf­fit, aujour­d’hui, pour être qual­i­fie d’absurde et odieux. L’Allemagne est finie ! Ses grands n’existent plus ! Depuis Luther jusqu’à Niet­zsche. Ni Herder, ni Kant, ni Goethe, ni Schopen­hauer, ni Beethoven, ni Mozart n’existent plus ! Nous n’avons plus qu’à crier : Vive Romanones Vive Roméo ! Vive Anton del Olmet ! Vive Melquiades !…

Pour tous ceux qui ne dépen­dent pas de l’opinion publique, l’ambiance jour­nal­is­tique importe peu, l’opinion générale ne peut trou­bler notre sérénité. Il n’y a qu’à nag­er con­tre le courant, et c’est tout.

Aujour­d’hui, la marée ali­adophile monte avec le suc­cès, et men­ace de cou­vrir tous les non-con­formistes, surtout ceux qui, comme moi, n’ont aucune attache avec les gens de la droite ; mais quand, la guerre ter­minée, les marées bais­seront à leur éti­age nor­mal, alors nous pour­rons être fiers de n’avoir accep­té que ce qui nous a paru vrai, et repoussé ce qui nous a paru men­songe, même si notre opin­ion est con­traire celle grave et pédan­tesque San­hé­drin aliadophile.

Et encore qu’il n’y eût pas de pos­si­bil­ité de révi­sion, cela ne me préoc­cu­perait guère ! Je crois que la con­séquence, ou si l’on veut la con­stance dans l’inconséquence, n’est pas un mérite à revendi­quer sur le mode lar­moy­ant et triste. La con­séquence ou le droit à l’inconséquence habituelle est un luxe, et par­tant, quelque chose, de joyeux et de mag­nifique ; pour cela, on peut braver l’isolement et la mau­vaise grâce des gens.

Que vien­nent ou ne revi­en­nent pas les idées dans leurs voies nor­males, que cela soit préju­di­cia­ble ou non, sociale­ment, de penser libre­ment, moi, du moins, j’aurai défendu mes idées con­tre la poussée du trou­peau des singes hurleurs grisés par le suc­cès, avec une con­stance allè­gre, légère et joyeuse.

[/Pio Baro­ja.
Traduit par Génold./]


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