Au moment où l’on nous parle de « paix durable », de Société des Nations, au moment où va se signer un traité qui établira pour longtemps, peut-être, le statut des peuples européens décimés par la stupide et féroce guerre, nous croyons devoir publier en guise de commentaire à cette « Paix », depuis si longtemps attendue, quelques passages de la lettre que Léon Tolstoï adressa, en 1910, au Congrès Universel de la Paix, à Stockholm.
Cette lettre fut, à l’époque, « étouffée » par la presse du capitalisme guerrier international. Sans doute avait-on peur qu’ayant scandalisé la noble assemblée pacifiste, cette lettre ne scandalisât le public que l’on avait intérêt à maintenir dans l’ignorance morne qui fait les armées héroïques.
Voici ce que je pense. Si, au lieu d’exprimer clairement et nettement cette vérité : Tu ne tueras point, nous tous, réunis ici, au Congrès de la paix, nous nous adressons aux gouvernements et leur proposons diverses mesures pour diminuer le mal de la guerre ou pour rendre les guerres de plus en plus rares, nous serons semblables aux hommes qui, ayant entre les mains la clé de la porte, tâcheraient de se frayer un chemin à travers des murs qu’ils savent ne pouvoir être détruits par leurs efforts. Devant nous il y a des millions d’hommes armés, toujours de plus en plus armés, qu’on prépare à devenir les meurtriers les plus habiles. Nous savons que tous ces millions d’hommes n’ont aucun désir de tuer leurs semblables ; qu’ils ne savent pas même, pour la plupart, le motif pour lequel on les force à accomplir cette œuvre qui leur répugne et qu’ils souffrent de leur situation de dépendance et de contrainte. Nous savons que les meurtres commis par ces gens sont commis par ordre des gouvernements. Nous savons que l’existence des gouvernements est basée sur l’armée. Et désirant l’abolition de la guerre nous ne trouvons rien de plus propre à cette abolition que de proposer – à qui ?… aux gouvernements qui n’existent que par les armées c’est-à-dire par la guerre, des mesures pour que la guerre ne soit plus, bref, nous proposons aux gouvernements de s’anéantir par eux-mêmes. Les gouvernements écouteront avec plaisir de pareils discours, sachant que de tels raisonnements, loin d’abolir la guerre et d’ébranler leur pouvoir, cacheront encore plus aux hommes ce qu’ils ont à leur dissimuler, afin que les armées et les guerres, et eux-mêmes qui disposent des armées, puissent toujours exister.
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Pour agir contre la guerre, nous devons clairement, ouvertement, non seulement répéter la vérité que tous savent et ne peuvent ne pas savoir : que l’homme ne doit pas tuer son semblable, – mais encore expliquer qu’il n’est pas de considérations pouvant abolir l’obligation de cette vérité pour les hommes du monde chrétien.
Je proposerais donc à notre réunion de composer et publier un appel de ce genre aux hommes de tous les peuples, surtout à ceux des peuples chrétiens. Dans cet appel nous exprimerions clairement et nettement ce que tout le monde sait, mais que personne ou presque personne ne dit : à savoir que la guerre n’est pas, comme l’admet la majorité des hommes de notre temps, une œuvre bonne – et louable, mais que, comme tout meurtre, elle est une affaire abominable et criminelle, aussi bien pour les hommes qui choisissent librement la carrière militaire que pour ceux qui l’embrassent par la crainte de punition ou alléchés par le gain.
Pour les personnes qui choisissent librement l’activité militaire, je proposerais de dire clairement et nettement dans cet appel que, malgré toute la solennité, l’éclat et l’approbation générale accordés à cette activité, c’est une activité criminelle et honteuse, et d’autant plus criminelle et honteuse que la situation occupée dans la hiérarchie militaire est plus élevée.
De même, pour les hommes du peuple qui sont convoqués au service militaire au moyen de menaces de punition ou par la séduction, je proposerais de montrer clairement et nettement la faute grossière qu’ils commettent contre leur religion, contre la moralité et contre le bon sens quand ils consentent à entrer dans l’armée : contre la religion parce qu’en participant aux rangs des meurtriers ils rompent la loi de Dieu qu’ils reconnaissent ; contre la moralité, par peur de punitions infligées par les autorités, ou bien par lucre, ils consentent à faire ce qu’au fond de leur âme ils trouvent mauvais ; contre le bon sens, parce qu’en entrant dans l’armée en cas de guerre ils courent le risque de tourments peut-être encore plus pénibles que ceux dont ils sont menacés pour le refus de servir. Ils agissent surtout contre le bon sens puisqu’ils s’adjoignent à cette même classe d’hommes qui les privent de la liberté et les forcent à devenir soldats.
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