La Presse Anarchiste

Absolu et compromis dans la lutte pour la vie

Dans un article très inté­res­sant, Jean Ros­tand, ana­ly­sant l’ouvrage d’un juriste, Aurel David, sur la per­sonne humaine, ouvrage ten­dant à sépa­rer cette per­sonne de son aspect pure­ment bio­lo­gique, et par consé­quent variable, s’exprime ainsi :

« Selon M. Aurel David il convien­drait, de mar­quer une dis­tinc­tion essen­tielle entre le corps bio­lo­gique – corps de chair, de sang et d’os – et la véri­table per­sonne, objet des pres­crip­tions du Droit. Le corps bio­lo­gique ne serait qu’une sorte de robot pro­to­plas­mique, un parc de machines aus­si étran­ger, aus­si exté­rieur à la per­sonne que lui peuvent être ses vête­ments, ses bijoux, ses meubles, ses véhi­cules. Quant à cette per­sonne même, qu’on ne confon­dra pas davan­tage avec l’âme trans­cen­dante des spi­ri­tua­listes, elle pré­sente une struc­ture fon­ciè­re­ment dif­fé­rente de celle de la matière aujourd’­hui connue, mais il n’est nul­le­ment exclu que la science par­vienne, un jour, à en péné­trer la constitution.

L’étrangeté de pareille conclu­sion ne doit pas nous décon­cer­ter et nous pri­ver de rendre hom­mage à la vigueur ana­ly­tique d’une argu­men­ta­tion qui a le mérite d’orienter notre réflexion sur des points impor­tants, rare­ment envi­sa­gés sous cet angle.

Le Droit – rap­pelle d’abord M. David – pos­tule une dif­fé­rence radi­cale entre les per­sonnes et les choses. Le sen­ti­ment de cette dif­fé­rence fait d’ailleurs par­tie de nos convic­tions les plus intimes, qu’il s’agisse de notre conduite morale ou de nos rela­tions affec­tives avec nos semblables.

Or, il est de fait que, dès à pré­sent, les tech­niques issues de la bio­lo­gie amènent à trai­ter le corps, ou plu­tôt cer­taines par­ties de ce corps, comme si elles étaient pas­sées au camp des choses.

On ne sau­rait donc contes­ter que le corps bio­lo­gique ne soit à la mer­ci des per­fec­tion­ne­ments tech­niques. Et, de là encore, M. David tire argu­ment pour conclure qu’un objet si variable, si labile, si expo­sé, ne répond pas aux néces­si­tés du Droit, qui affirme la conti­nui­té, la sta­bi­li­té, la per­ma­nence de la personne.

Le carac­tère per­son­nel et sacré du corps s’effrite tous les jours un peu plus. Le corps n’est plus sacré et n’est plus natu­rel, et il n’est plus sacré parce qu’il n’est plus natu­rel et impo­sé. Il est une machine que l’on est libre de construire selon les besoins et les exi­gences de la per­sonne centrale.

Cette déna­tu­ra­tion du corps ne trouble nul­le­ment M. David, puisque, une fois pour toutes, il a dis­so­cié la per­sonne et le corps, aban­don­nant celui-ci aux entre­prises mul­tiples des tech­ni­ciens et réser­vant tout son res­pect pour celle-là, que rien, selon lui, ne peut atteindre.

De même il envi­sage sans émoi les réus­sites de la cyber­né­tique par quoi les machines sont éle­vées au niveau des corps, tan­dis que, par la bio­lo­gie, les corps sont rabais­sés au niveau des machines.

Bio­lo­gie et cyber­né­tique, pour autant qu’elles démasquent le côté non per­son­nel de l’humain, tra­vaillent, à iso­ler la par­tie inven­dable et per­son­nelle. Loin qu’elles tra­hissent la per­sonne, elles la servent en l’épurant de ses simu­lacres. Elles débar­rassent le par­vis per­son­nel des tentes de foire qui l’encombrent.

Si la per­sonne n’est pas à confondre avec le corps, allons-nous l’identifier à l’esprit ?

Non certes, répond M. David, car l’esprit, lui aus­si, est direc­te­ment et indis­so­lu­ble­ment lié à la machine bio­lo­gique. Il est, tout comme le corps, un bien, une chose exté­rieure à la per­sonne réelle. Il res­sor­tit à notre patri­moine maté­riel, encore qu’il y figure pour la par­tie la plus mira­cu­leuse et la plus dif­fi­cile à connaître.

Ne subit-il pas le contre­coup des effets reçus par la machine ? N’est-il pas modi­fié par une lésion du cer­veau, trou­blé par un médi­ca­ment ? Et du reste, non plus que le corps, il ne répond aux exi­gences du Droit, qui affirme – non­obs­tant l’infinie diver­si­té des esprits et des savoirs – la rigou­reuse éga­li­té des per­sonnes, toutes iden­ti­que­ment res­pec­tables et appe­lant mêmes égards, mêmes sou­cis de protection.

Nous tou­chons ici à l’un des points les plus curieux de la thèse de M. David. Pour lui, la vraie per­sonne exclut toute par­ti­cu­la­ri­té, toute sin­gu­la­ri­té indi­vi­duelle, et ain­si elle dif­fère radi­ca­le­ment de ce qui, dans l’opinion com­mune, consti­tue la per­son­na­li­té, à savoir l’ensemble phy­sique et moral – corps, voix, démarche, intel­li­gence, carac­tère, humeur, expé­rience – qui fait de chaque humain un com­po­sé unique et irremplaçable.

Ai-je besoin de dire que, pour ma part, je m’en tiens à cette concep­tion. Il m’est impos­sible d’imaginer une autre per­sonne que celle qui, ori­gi­naire d’un germe fécon­dé, résulte des actions conju­guées de l’hérédité et du milieu.

La thèse de M. David m’apparaît donc comme la ten­ta­tive déses­pé­rée – dra­ma­tique – d’un juriste pas­sion­né qui vou­drait, à n’importe quel prix, sau­ve­gar­der un mini­mum d’absolu personnel.

Tout autre sera ma conclu­sion. La per­sonne est bien, pour moi, telle que le Droit ne peut accep­ter qu’elle soit : elle est démon­table, par­ta­geable, trans­for­mable, mélan­geable à autrui, etc. Et je sais gré à M. David de nous avoir aidés à en prendre si net­te­ment conscience, car il y a là de quoi faire médi­ter, non seule­ment le juriste, mais encore le phi­lo­sophe et le moraliste.

Comme on peut le voir, les deux points de vue, celui du juriste et celui du bio­lo­giste sont dia­mé­tra­le­ment oppo­sés. Or ces deux concepts sont éga­le­ment valables parce qu’en fait, ils concernent deux aspects dif­fé­rents de la réa­li­té et nous allons consta­ter que, par la force des choses, c’est celui du juriste qui, dans la pra­tique, se révèle uti­li­sable, celui du bio­lo­giste n’aboutissant à aucune solu­tion construc­tive pour toute vie sociale.

Voyons les deux thèses de plus près. L’opinion du bio­lo­giste est sédui­sante parce qu’elle répond tout d’abord à notre tem­pé­ra­ment indi­vi­dua­liste, qui affirme l’unicité de notre per­son­na­li­té, et ensuite parce qu’elle est l’expression d’une réa­li­té objec­tive basée sur l’expérience et sur la vie elle-même. Tout semble donc don­ner rai­son à Jean Ros­tand. Ain­si envi­sa­gée cette réa­li­té bio­lo­gique est un abso­lu en ce sens qu’elle est un fait indis­cu­table, évident, fait qui se résume en ceci : diver­si­té des humains.

La thèse d’Aurel David ignore cette diver­si­té, mieux que cela elle la sup­prime. Nous sommes donc déjà pré­ve­nus contre elle par cet acte arbi­traire. La thèse va plus loin : elle repousse même le concept d’un esprit, pré­ci­sé­ment parce que ce concept est par­ti­cu­liè­re­ment lié au corps donc variable comme lui, et quelque peu assi­mi­lable à la nature des choses et non à la per­ma­nence de la personne.

Qu’est-ce donc alors, dira-t-on, cette per­ma­nence de la per­sonne et que pour­suit notre juriste dans cette recherche abs­traite, sub­tile et sans contact avec le réel ?

C’est ici, me semble-t-il, que Jean Ros­tand s’est quelque peu éloi­gné de la pen­sée de M. David. Celui-ci n’a pas essayé, à mon avis, d’établir une véri­té objec­tive comme l’a fait le bio­lo­giste. Il s’est pla­cé sur un ter­rain pure­ment concep­tuel, face aux néces­si­tés de la vie sociale. Ce qui est tout autre chose. Dans tout grou­pe­ment humain, dans toute socié­té durable, il se fait une sorte de rodage des tem­pé­ra­ments indi­vi­duels sous l’impérieuse néces­si­té de l’entr’aide déter­mi­nant des usages, des conven­tions, des accords, des ententes, qui, dans une socié­té poli­cée par le temps, finissent par se concré­ti­ser sous forme d’impératifs abs­traits, appli­cables à tous les cas et en tous lieux. J’examinerai plus loin jus­qu’à quel point nous pra­ti­quons tous, pour notre usage, ces impé­ra­tifs sans même nous en dou­ter et sans dou­ter de leur valeur contes­table. Par­mi ces impé­ra­tifs celui de la per­sonne est le plus évident et le plus sujet à dis­cus­sion. Le concept de la per­sonne, comme celui de tous les termes géné­raux, est lié à un ensemble de carac­tères, de mani­fes­ta­tions, de rap­ports inva­riables qui qua­li­fient la nature du sujet inté­res­sé. Nous savons qu’il n’y a nulle part deux pla­tanes iden­tiques, ni deux géra­niums pareils et pour­tant le connais­seur classe immé­dia­te­ment, et sans erreur ces deux plantes. Chaque plante a pour­tant une réa­li­té dis­tincte qui a son exis­tence propre, alors que le terme géné­ral n’existe que dans notre mémoire, mais les arbres passent, dis­pa­raissent tan­dis que leurs qua­li­tés, leur per­sonne, pour par­ler comme le juriste, per­sistent et s’imposent à notre esprit. 

De même le concept de la per­sonne est né d’un ensemble de néces­si­tés, de cir­cons­tances dans les­quelles l’invariabilité des rap­ports inter-humains s’est impo­sée d’elle-même sous peine de désa­gré­ga­tion du groupement.

Cette notion de l’invariabilité de la per­sonne est d’autant plus indé­ra­ci­nable qu’elle échappe à toute mesure objec­tive mais qu’elle s’impose à tout ins­tant dans tous les actes de la vie.

Pre­nons un exemple entre des mil­liers : celui du trans­port des per­sonnes. Les voya­geurs et voya­geuses sont phy­si­que­ment dis­sem­blables au pos­sible, tant pour le sexe, l’âge, le poids, l’encombrement, la taille, le carac­tère, l’odeur, etc. Or le prix des places ne peut être éta­bli en tenant compte de ces diver­si­tés ; il est éta­bli sur la per­sonne humaine hypo­thé­tique et abs­traite qui n’existe nulle part.

Nous sai­sis­sons là toute la soli­di­té de la thèse juriste. La per­sonne ain­si posée – per­sonne inexis­tante ne l’oublions pas – a une réa­li­té en droit autre­ment impor­tante que n’importe quelle per­sonne vivante qui ne peut pré­tendre repré­sen­ter le type par­fait du voyageur.

Et nous consta­tons alors que ce concept abs­trait prend tous les carac­tères de l’absolu puis­qu’il s’impose à tous les hommes sous l’aspect d’un fait néces­saire et évident.

Nous nous trou­vons donc en pré­sence de deux abso­lus : l’absolu sub­jec­tif et conven­tion­nel qui est celui de M. David ; et l’absolu bio­lo­gique qui est celui de Jean Rostand.

Or chose curieuse nous nous sou­cions très peu de l’absolu objec­tif et nous vivons par­fai­te­ment à l’aise dans le conven­tion­nel. Nous appe­lons Pierre le petit gar­çon de douze ans, nous l’appellerons encore Pierre dix ans plus tard : nous l’appellerons tou­jours Pierre un demi-siècle plus loin et il res­te­ra Pierre jus­qu’à sa mort, bien que bio­lo­gi­que­ment sa per­son­na­li­té se soit étran­ge­ment modifiée.

Nous avons vu que par abso­lu j’entends ce qui s’impose à nous sous forme de fait pré­cis, soit objec­tif, soit sub­jec­tif. Une pen­sée nette et bien for­mu­lée sur un sujet quel­conque est un abso­lu, car elle consti­tue un fait réel, fait sub­jec­tif dont nous connais­sons l’existence par la conscience que nous en avons.

L’absolu objec­tif, lui ne se dis­cute pas, car il est condi­tion­né par tous les faits qui s’imposent à notre enten­de­ment. Si donc nous admet­tons que ce qui est est abso­lu par le fait que ce qui est s’affirme par l’existence qui ne peut se nier, nous voyons que cet abso­lu est insai­sis­sable et nous échappe, tout comme la durée qui n’est qu’une créa­tion de notre esprit. Or nous ne pou­vons vivre sans sta­bi­li­ser l’objet de notre atten­tion, sans fixer sa connais­sance d’une manière per­ma­nente pour le recon­naître, le retrou­ver, l’utiliser selon nos néces­si­tés vitales. Nous inven­tons donc cette com­mo­di­té qui est le com­pro­mis, cet aspect conven­tion­nel de toutes choses sous lequel se cache la réa­li­té que nous ne connaî­trons jamais tota­le­ment puis­qu’elle change à tout instant.

De la défi­ni­tion même de ces deux abso­lus nous voyons qu’il est impos­sible, sans com­pro­mis, de vivre, si peu que ce soit, avec ses sem­blables ; chaque humain ayant sa per­son­na­li­té, son carac­tère, son édu­ca­tion, ses goûts, ses habi­tudes, ses idées, il y a peu de chance pour qu’il y ait le moindre accord natu­rel et spon­ta­né entre lui et ses congénères.

Chaque être est un abso­lu sub­jec­tif qui exclut un autre abso­lu sub­jec­tif. Mais cha­cun d’eux se trouve en pré­sence de l’impérieux objec­tif abso­lu auquel il ne peut s’adapter sans l’accord avec ses sem­blables. Et de ce conflit naît le concept abs­trait du Droit, de la Per­sonne, du Contrat, etc., qui est un com­pro­mis entre les deux abso­lus, et devient lui-même un abso­lu comme nous l’avons vu, puis­qu’il déter­mine les humains avec autant d’efficacité que les réa­li­tés objectives.

Nous avons, par ailleurs, un exemple inté­res­sant de ce droit conven­tion­nel, c’est celui concer­nant les jeux et notam­ment les jeux de cartes et le jeu d’échecs. La valeur arbi­traire des élé­ments consti­tuant ces jeux n’est jamais mise en doute, ni la marche des diverses opé­ra­tions. Seule la tri­che­rie peut trou­bler les jeux de cartes, ce qui, paraît-il, désho­nore le tri­cheur et nous connais­sons tous, à ce sujet, le slo­gan des dettes de jeu, dites dettes d’honneur. Quant au jeu d’échecs, moins sus­cep­tible de tri­che­rie, il y a là un exemple typique d’une conven­tion res­pec­tée rigou­reu­se­ment, quelle que soit la nature des joueurs. Les règles du jeu sont inva­riables et aus­si irré­cu­sables qu’un trem­ble­ment de terre ou une inon­da­tion. Or, les deux joueurs ne jouent que pour gagner car, dans le cas contraire, on aurait pu ima­gi­ner un jeu ne finis­sant jamais, sans vain­queur, ni vain­cu. Le but de cha­cun d’eux étant la vic­toire, ces deux abso­lus s’opposent et se conci­lient par le com­pro­mis du jeu lui-même qui déli­mite le dif­fé­rend en per­met­tant une conclu­sion conforme à la règle du jeu.

Ain­si nous appa­raît, sous une forme plai­sante, la meilleure façon de régler les dif­fé­rends inter-humains. Non pas que cette forme relève de la jus­tice, ni de l’équité, ni de la rai­son, ni de la concep­tion éthique du bien et du mal. Elle est, comme disait Hen­ri Poin­ca­ré des cal­culs mathé­ma­tiques : une « commodité ».

Le concept de Per­sonne défi­ni par le juriste est une com­mo­di­té beau­coup plus pra­tique pour les rap­ports humains, que celui de la réa­li­té bio­lo­gique, fina­le­ment insai­sis­sable dans son inévi­table variation.

Un autre exemple encore plus démons­tra­tif du rôle de ces com­mo­di­tés, un autre com­pro­mis nous est don­né par le fameux concept du « Droits des Majo­ri­tés » ou des « Mino­ri­tés », du suf­frage uni­ver­sel, et de tout vote en particulier.

On a accu­mu­lé pour ou contre le vote toutes sortes de rai­sons qui me paraissent étran­gères à cette néces­si­té. On a fait inter­ve­nir la jus­tice, l’équité, le droit des uns et des autres, la rai­son, les meilleures chances d’une bonne solu­tion dans un cas plu­tôt que dans l’autre. On est même allé jus­qu’à envi­sa­ger la sup­pres­sion de tout vote en sup­po­sant, pro­ba­ble­ment que les dieux, du haut de l’Olympe, régle­raient les dif­fé­rends humains.

Il suf­fit d’observer le com­por­te­ment des ter­riens pour consta­ter que, pré­sen­te­ment et pour l’immense majo­ri­té, ce ne sont ni la jus­tice, ni la rai­son, ni la bon­té, ni même l’expérience des choses qui les déter­minent dans un sens ou dans l’autre. C’est la force des cir­cons­tances, l’urgence des néces­si­tés qui les obligent à se plier à des dis­ci­plines qu’un peu de bon­té native et un peu de bon sens leur feraient accep­ter dans de bien meilleures conditions.

Étant divi­sés, oppo­sés, réso­lu­ment anta­go­nistes sur un sujet don­né ils forment tout autant d’absolus qui s’excluent mutuel­le­ment. Or, les cir­cons­tances objec­tives exi­geant une solu­tion unique dans un sens ou dans l’autre, for­mant donc un abso­lu qui ne peut s’escamoter, il devient urgent et néces­saire d’adopter une solu­tion. Et le vote est un de ces moyens, un com­pro­mis, sans garan­tie réelle, pour la supé­rio­ri­té de la déci­sion choi­sie. On pour­rait tout aus­si bien, comme le juge Bri­doie, de Rabe­lais, jouer cette déci­sion aux dés. Nous ne ris­que­rions que cette erreur, que recon­nais­sait ce bon vivant, qui admet­tait bien qu’il pou­vait lui arri­ver de se trom­per, mais uni­que­ment parce que sa vue bais­sant, il ne voyait plus très bien les dés.

Il paraît dif­fi­cile d’accepter, à pre­mière vue, une com­pré­hen­sion aus­si fra­gile du déter­mi­nisme humain. De bonnes lois bio­lo­giques assu­rant une base objec­tive solide à notre com­por­te­ment, nous appa­raî­tront plus près de la véri­té que ces déci­sions sub­jec­tives que rien d’évident et de mesu­rable ne semble pou­voir justifier.

S’il en était ain­si, si réel­le­ment toutes les acti­vi­tés humaines ne rele­vaient que de la fan­tai­sie, du caprice et de l’imagination de cha­cun, nous nous trou­ve­rions devant une énigme dif­fi­ci­le­ment soluble car il fau­drait expli­quer com­ment, de cet irra­tion­nel, a pu sor­tir le peu de ration­nel qui assure la cohé­sion et la pros­pé­ri­té des civi­li­sa­tions que nous connaissons.

En sui­vant cette étude on a pu voir au contraire que le com­pro­mis n’est nul­le­ment une inven­tion gra­tuite, ima­gi­naire et fan­tai­siste, mais qu’il est bien l’expression d’une mul­ti­tude de réa­li­tés objec­tives per­ma­nentes dans les objets de notre connais­sance qui attirent notre atten­tion. Ces réa­li­tés, ces qua­li­tés pour­raient être par­fai­te­ment mesu­rables et notre mémoire sélec­tive ne retient pré­ci­sé­ment que ces qua­li­tés et laisse perdre celles qui ne se retrouvent jamais, ou trop rarement.

L’origine et la nature de ces com­pro­mis importent peu, quoi­qu’il soit sou­vent dif­fi­cile d’en devi­ner la source et les néces­si­tés ; il suf­fit pour les ava­li­ser qu’ils s’imposent par la fré­quence des néces­si­tés objec­tives qui les ont fait naître, les­quelles ne sont que les effets de réa­li­tés bio­lo­giques qui déter­minent les humains.

Nous voyons que sous son aspect irréel, fan­to­ma­tique même si l’on veut, le com­pro­mis est, au contraire, sérieu­se­ment repré­sen­ta­tif de la fuyante réa­li­té car il conserve des aspects suc­ces­sifs et divers du réel, ses qua­li­tés per­ma­nentes et la péren­ni­té de son action sur notre activité.

Il faut tou­jours se sou­ve­nir que l’homme n’agit point tota­le­ment en fonc­tion des réa­li­tés objec­tives mais sui­vant sa construc­tion psy­cho­lo­gique qui lui fait inter­pré­ter diver­se­ment ces réa­li­tés. De là toutes les pos­si­bi­li­tés de com­por­te­ment aus­si bien indi­vi­duels que sociaux qui, en fait, échappent, dans l’absolu, à une évo­lu­tion pré­vi­sible du deve­nir humain.

Je me conten­te­rai d’apporter quelques exemples qui nous mon­tre­ront des com­pro­mis ayant eu tous les carac­tères des faits objec­tifs et n’ayant eu leur point de départ que dans une inter­pré­ta­tion erro­née du réel. Sans remon­ter trop loin le cours des siècles nous voyons le culte des ancêtres régir pen­dant des mil­lé­naires des civi­li­sa­tions aus­si riches de valeurs humaines que la nôtre qui ne brille pas par­ti­cu­liè­re­ment, en dehors du pou­voir des­truc­tif, par un apport extra­or­di­naire dans le domaine cultu­rel. Un peu plus tard, un cer­tain Maho­met, las­sé des dis­si­dences bagar­reuses des hordes pillardes, fonde l’Islamisme, dont il n’y a pas lieu de se féli­ci­ter, il faut en conve­nir. Bien ou mal cette inven­tion déter­mine tout de même quelques mil­lions de croyants qui pour­raient tout aus­si bien, avec une autre influence édu­ca­tive, vivre de tout autre façon. Je ne parle pas du chris­tia­nisme dont les faits et méfaits sont suf­fi­sam­ment connus et qui n’a comme point de départ qu’un mythe que l’histoire gri­gnote vigou­reu­se­ment sans par­ve­nir à le désa­gré­ger com­plè­te­ment. Les com­pro­mis ont la vie dure. L’avant-dernière créa­tion du genre est le mar­xisme, ou anti-capi­ta­lisme, en cours d’évolution, mais déjà mena­cé par la cyber­né­tique dont les croyants fana­tiques com­mencent à esquis­ser la future civi­li­sa­tion avec le Robot-Dieu et l’automation mira­cu­leuse. Aucune de ces créa­tions n’a réa­li­sé ses pro­messes dans le pas­sé, et aucune ne les réa­li­se­ra dans l’avenir, parce que toute créa­tion humaine veut sta­bi­li­ser une seule pos­si­bi­li­té d’existence par­mi une mul­ti­tude d’autres et que de toute façon l’homme ne peut sta­bi­li­ser le mou­vant et le per­pé­tuel deve­nir de toute chose, mais elles coor­donnent les humains comme si elles étaient les effets directs d’une impé­rieuse néces­si­té biologique.

À exa­mi­ner notre vie de tous les jours nous décou­vrons le com­pro­mis dans la plu­part de nos actes et de nos déci­sions. Loin de vivre dans l’exactitude et le réel, nous vivons dans le conven­tion­nel et l’abstrait. Nous ima­gi­nons des valeurs inva­riables appli­quées à des choses variables et chan­geantes. La sur­en­chère de la loi de l’offre et de la demande loin de remé­dier à la chose ne fait au contraire que l’aggraver en éta­blis­sant des rap­ports encore plus faux que les autres. Tout est conven­tion­nel ; l’heure de tra­vail, variable en qua­li­té et ren­de­ment d’un tra­vailleur à l’autre, est tari­fée uni­for­mé­ment dans une même caté­go­rie. Le prix de tout objet consom­mable ou uti­li­sable est éta­bli en tenant compte de tous les élé­ments du prix de revient bien sûr, mais pour des séries trop impor­tantes pour en repré­sen­ter la valeur exacte. Valeur d’ailleurs arbi­traire actuel­le­ment puisque basée sur la loi de l’offre et de la demande. Les ama­teurs de bon café en savent quelque chose. Pour une même somme ils achètent des pro­duits ne pré­sen­tant jamais la même qua­li­té, pro­duits tan­tôt bons ou pas­sables, tan­tôt fran­che­ment mau­vais. Et toute la pro­duc­tion humaine est ain­si éva­luée conven­tion­nel­le­ment. Dans un monde où tout varie l’homme essaie de chas­ser ce variable, de fixer l’exact et d’établir le conventionnel.

Quelle serait alors, dira-t-on, la valeur exacte de toute pro­duc­tion ? C’est ici qu’apparaît la néces­si­té du com­pro­mis car les avis, avis abso­lus ne l’oublions pas, étant diver­gents sur cette ques­tion, il est dif­fi­cile d’imaginer une solu­tion ration­nelle basée sur un accord volon­taire et mutuel. Le com­pro­mis actuel c’est la loi de la jungle : le plus fort impo­sant son sys­tème au plus faible.

Bien que ce ne soit pas là l’objet de ma pré­sente étude je rap­pelle, en pas­sant, qu’il y a deux solu­tions pos­sibles à cette dif­fi­cul­té éco­no­mique, solu­tions oppo­sées l’une à l’autre et basées sur des prin­cipes fort dif­fé­rents. La pre­mière est la solu­tion col­lec­tive du com­mu­nisme inté­gral, la fameuse « mise et prise au tas » dans laquelle le sou­ci de la valeur exacte de l’effort humain n’a plus de rai­son d’être puis­qu’il suf­fit – selon les prin­cipes indi­qués – de créer l’abondance selon les pos­si­bi­li­tés pro­duc­tives de cha­cun et de consom­mer cette pro­duc­tion selon ses besoins.

La deuxième solu­tion néces­site, au contraire, une cer­taine mesure basée sur un abso­lu incon­tes­table et inva­riable, quels qu’en soient les appli­ca­teurs. C’est la valeur de l’effort basée sur le temps. Tous les hommes ne dis­posent que de cycles de 24 heures qu’ils doivent employer de telle façon que toute leur acti­vi­té soit com­prise entre la pre­mière et la der­nière heure de ces cycles. Cet abso­lu, ce temps incom­pres­sible et indé­for­mable s’impose à tous les humains. Pas­sé la 24e heure le cycle recom­mence inexo­ra­ble­ment. Ce temps abso­lu pour­rait être une base objec­tive de la valeur de l’effort, per­met­tant des échanges équi­tables entre groupes de dif­fé­rentes impor­tances, aus­si bien des pro­duc­teurs indi­vi­dua­listes que des fortes asso­cia­tions. Cela sup­pose, bien enten­du, un accord géné­ral sur l’équivalence d’une heure de ter­ras­sier contre une heure d’ingénieur ou de chi­rur­gien. Mais la cause d’un échec de cette mesure ne pro­vien­drait pas d’une absence réelle de mesure, mais plu­tôt d’un refus d’en recon­naître la valeur. Autre­ment dit : le com­pro­mis éta­bli jus­qu’i­ci sur la valeur de l’effort, ou de la per­sonne, sta­bi­lise une concep­tion hié­rar­chique des humains sur le plan éco­no­mique ; d’autres néces­si­tés en éta­bli­raient une dif­fé­rente. Nous retour­nons ici à la valeur de la per­sonne posée par notre juriste du début, valeur que, par néces­si­té, les orga­ni­sa­teurs sociaux ont inven­tée et posée dans l’absolu. La valeur que je pro­pose, valeur basée sur le temps peut résul­ter d’une néces­si­té d’harmonie entre les hommes et s’imposer lorsque las­sés du désordre, du gâchis géné­ral et du gas­pillage d’énergie de tous contre tous, les ter­riens s’aviseront de créer une autre conven­tion, un autre abso­lu, capable de résoudre leurs difficultés.

Cette concep­tion peu ortho­doxe de l’évolution humaine appli­quée à l’art, à la science, à la simple lutte pour la vie, loin de créer un pes­si­misme ou un scep­ti­cisme affli­geant, nous per­met, au contraire, de don­ner toute leur valeur aux créa­tions psy­cho­lo­giques des humains, se révé­lant à l’usage avan­ta­geuses et néces­saires, à condi­tion d’en lais­ser la libre expé­ri­men­ta­tion aux usagers.

En art elle explique ce besoin de fixer, alors que tout s’efface et dis­pa­raît dans le temps, une impres­sion, un sen­ti­ment, une vision, un désir for­te­ment res­sen­tis. En science elle nous per­met de sai­sir le seul réel que nous puis­sions com­prendre et uti­li­ser à notre échelle. Devant les varia­tions illi­mi­tées des phé­no­mènes, les mathé­ma­tiques fixent un aspect de leur évo­lu­tion et per­mettent des cal­culs suf­fi­sam­ment pré­cis qui suf­fisent pour nos conquêtes matérielles.

Quant aux hypo­thèses sur la consti­tu­tion et l’évolution de l’univers, sur la nature de notre conscience et la réa­li­té du Moi, il faut conve­nir qu’il n’y a aucune com­mo­di­té de secours pour y répondre et que le com­pro­mis des reli­gions n’est plus à la hau­teur de notre savoir.

Enfin, dans la lutte pour la vie la connais­sance de la nature et de la néces­si­té des com­pro­mis nous libère du féti­chisme de la chose écrite, ou non écrite, des lois éco­no­miques fatales, des legs ances­traux pous­sié­reux, des mœurs, cou­tumes et usages qui ne cor­res­pondent plus à une néces­si­té vitale évidente.

Elle per­met la révi­sion de tous les concepts humains puis­qu’on en décèle l’origine cir­cons­tan­cielle et non plus fatale et inévitable.

Nés des néces­si­tés, les com­pro­mis évo­luent avec elles et se modi­fient selon les cir­cons­tances qui les justifient.

Fra­giles aux yeux des esprits super­fi­ciels, les com­pro­mis, créés par la nature reli­gieuse de l’homme, dési­reux de per­ma­nence et de durée, réa­lisent au contraire cette chose extra­or­di­naire d’être plus effi­caces et plus déter­mi­nants, dans leur inexis­tence objec­tive, que la fugi­tive et brève réalité…

[/​Ixi­grec./​]

Quelques réflexions sans grande portée

Je sais par­fai­te­ment qu’il ne faut pas confondre com­pro­mis et com­pro­mis­sion, terme exha­lant une regret­table odeur de prag­ma­tisme, d’opportunisme, de réfor­misme, de chèvre-et-chou­tisme. Mais ceci admis, je ferai remar­quer que l’individualiste an-archiste à la façon de « l’Unique » dis­tingue entre le com­pro­mis impo­sé (fût-ce par les sacro-saintes lois natu­relles) et le com­pro­mis accep­té (spé­cia­le­ment lors­qu’il s’agit de « contrainte sociale »). Dans tous les lieux et dans tous les temps, cet indi­vi­dua­liste s’efforcera de réduire au mini­mum (en ten­dant vers le zéro) les incon­vé­nients que pré­sentent pour la mani­fes­ta­tion consciente de sa per­son­na­li­té les chaînes du com­pro­mis, soit natu­rel, soit arti­fi­ciel, les moyens à uti­li­ser rele­vant du tem­pé­ra­ment de chacun.

L’exemple du jeu d’échecs me semble mal choi­si car si les règles de ce jeu ne me plaisent pas, il ne m’est pas impo­sé d’y jouer, et même si les règles m’en plai­saient, nul ne me for­ce­rait à jouer avec un par­te­naire qui me serait antipathique.

Ces quelques réflexions n’enlèvent rien à l’intérêt du tra­vail de notre ami lxigrec.

[/​E. Armand./​]

La Presse Anarchiste