Dans un article très intéressant, Jean Rostand, analysant l’ouvrage d’un juriste, Aurel David, sur la personne humaine, ouvrage tendant à séparer cette personne de son aspect purement biologique, et par conséquent variable, s’exprime ainsi :
« Selon M. Aurel David il conviendrait, de marquer une distinction essentielle entre le corps biologique – corps de chair, de sang et d’os – et la véritable personne, objet des prescriptions du Droit. Le corps biologique ne serait qu’une sorte de robot protoplasmique, un parc de machines aussi étranger, aussi extérieur à la personne que lui peuvent être ses vêtements, ses bijoux, ses meubles, ses véhicules. Quant à cette personne même, qu’on ne confondra pas davantage avec l’âme transcendante des spiritualistes, elle présente une structure foncièrement différente de celle de la matière aujourd’hui connue, mais il n’est nullement exclu que la science parvienne, un jour, à en pénétrer la constitution.
L’étrangeté de pareille conclusion ne doit pas nous déconcerter et nous priver de rendre hommage à la vigueur analytique d’une argumentation qui a le mérite d’orienter notre réflexion sur des points importants, rarement envisagés sous cet angle.
Le Droit – rappelle d’abord M. David – postule une différence radicale entre les personnes et les choses. Le sentiment de cette différence fait d’ailleurs partie de nos convictions les plus intimes, qu’il s’agisse de notre conduite morale ou de nos relations affectives avec nos semblables.
Or, il est de fait que, dès à présent, les techniques issues de la biologie amènent à traiter le corps, ou plutôt certaines parties de ce corps, comme si elles étaient passées au camp des choses.
On ne saurait donc contester que le corps biologique ne soit à la merci des perfectionnements techniques. Et, de là encore, M. David tire argument pour conclure qu’un objet si variable, si labile, si exposé, ne répond pas aux nécessités du Droit, qui affirme la continuité, la stabilité, la permanence de la personne.
Le caractère personnel et sacré du corps s’effrite tous les jours un peu plus. Le corps n’est plus sacré et n’est plus naturel, et il n’est plus sacré parce qu’il n’est plus naturel et imposé. Il est une machine que l’on est libre de construire selon les besoins et les exigences de la personne centrale.
Cette dénaturation du corps ne trouble nullement M. David, puisque, une fois pour toutes, il a dissocié la personne et le corps, abandonnant celui-ci aux entreprises multiples des techniciens et réservant tout son respect pour celle-là, que rien, selon lui, ne peut atteindre.
De même il envisage sans émoi les réussites de la cybernétique par quoi les machines sont élevées au niveau des corps, tandis que, par la biologie, les corps sont rabaissés au niveau des machines.
Biologie et cybernétique, pour autant qu’elles démasquent le côté non personnel de l’humain, travaillent, à isoler la partie invendable et personnelle. Loin qu’elles trahissent la personne, elles la servent en l’épurant de ses simulacres. Elles débarrassent le parvis personnel des tentes de foire qui l’encombrent.
Si la personne n’est pas à confondre avec le corps, allons-nous l’identifier à l’esprit ?
Non certes, répond M. David, car l’esprit, lui aussi, est directement et indissolublement lié à la machine biologique. Il est, tout comme le corps, un bien, une chose extérieure à la personne réelle. Il ressortit à notre patrimoine matériel, encore qu’il y figure pour la partie la plus miraculeuse et la plus difficile à connaître.
Ne subit-il pas le contrecoup des effets reçus par la machine ? N’est-il pas modifié par une lésion du cerveau, troublé par un médicament ? Et du reste, non plus que le corps, il ne répond aux exigences du Droit, qui affirme – nonobstant l’infinie diversité des esprits et des savoirs – la rigoureuse égalité des personnes, toutes identiquement respectables et appelant mêmes égards, mêmes soucis de protection.
Nous touchons ici à l’un des points les plus curieux de la thèse de M. David. Pour lui, la vraie personne exclut toute particularité, toute singularité individuelle, et ainsi elle diffère radicalement de ce qui, dans l’opinion commune, constitue la personnalité, à savoir l’ensemble physique et moral – corps, voix, démarche, intelligence, caractère, humeur, expérience – qui fait de chaque humain un composé unique et irremplaçable.
Ai-je besoin de dire que, pour ma part, je m’en tiens à cette conception. Il m’est impossible d’imaginer une autre personne que celle qui, originaire d’un germe fécondé, résulte des actions conjuguées de l’hérédité et du milieu.
La thèse de M. David m’apparaît donc comme la tentative désespérée – dramatique – d’un juriste passionné qui voudrait, à n’importe quel prix, sauvegarder un minimum d’absolu personnel.
Tout autre sera ma conclusion. La personne est bien, pour moi, telle que le Droit ne peut accepter qu’elle soit : elle est démontable, partageable, transformable, mélangeable à autrui, etc. Et je sais gré à M. David de nous avoir aidés à en prendre si nettement conscience, car il y a là de quoi faire méditer, non seulement le juriste, mais encore le philosophe et le moraliste.
Comme on peut le voir, les deux points de vue, celui du juriste et celui du biologiste sont diamétralement opposés. Or ces deux concepts sont également valables parce qu’en fait, ils concernent deux aspects différents de la réalité et nous allons constater que, par la force des choses, c’est celui du juriste qui, dans la pratique, se révèle utilisable, celui du biologiste n’aboutissant à aucune solution constructive pour toute vie sociale.
Voyons les deux thèses de plus près. L’opinion du biologiste est séduisante parce qu’elle répond tout d’abord à notre tempérament individualiste, qui affirme l’unicité de notre personnalité, et ensuite parce qu’elle est l’expression d’une réalité objective basée sur l’expérience et sur la vie elle-même. Tout semble donc donner raison à Jean Rostand. Ainsi envisagée cette réalité biologique est un absolu en ce sens qu’elle est un fait indiscutable, évident, fait qui se résume en ceci : diversité des humains.
La thèse d’Aurel David ignore cette diversité, mieux que cela elle la supprime. Nous sommes donc déjà prévenus contre elle par cet acte arbitraire. La thèse va plus loin : elle repousse même le concept d’un esprit, précisément parce que ce concept est particulièrement lié au corps donc variable comme lui, et quelque peu assimilable à la nature des choses et non à la permanence de la personne.
Qu’est-ce donc alors, dira-t-on, cette permanence de la personne et que poursuit notre juriste dans cette recherche abstraite, subtile et sans contact avec le réel ?
C’est ici, me semble-t-il, que Jean Rostand s’est quelque peu éloigné de la pensée de M. David. Celui-ci n’a pas essayé, à mon avis, d’établir une vérité objective comme l’a fait le biologiste. Il s’est placé sur un terrain purement conceptuel, face aux nécessités de la vie sociale. Ce qui est tout autre chose. Dans tout groupement humain, dans toute société durable, il se fait une sorte de rodage des tempéraments individuels sous l’impérieuse nécessité de l’entr’aide déterminant des usages, des conventions, des accords, des ententes, qui, dans une société policée par le temps, finissent par se concrétiser sous forme d’impératifs abstraits, applicables à tous les cas et en tous lieux. J’examinerai plus loin jusqu’à quel point nous pratiquons tous, pour notre usage, ces impératifs sans même nous en douter et sans douter de leur valeur contestable. Parmi ces impératifs celui de la personne est le plus évident et le plus sujet à discussion. Le concept de la personne, comme celui de tous les termes généraux, est lié à un ensemble de caractères, de manifestations, de rapports invariables qui qualifient la nature du sujet intéressé. Nous savons qu’il n’y a nulle part deux platanes identiques, ni deux géraniums pareils et pourtant le connaisseur classe immédiatement, et sans erreur ces deux plantes. Chaque plante a pourtant une réalité distincte qui a son existence propre, alors que le terme général n’existe que dans notre mémoire, mais les arbres passent, disparaissent tandis que leurs qualités, leur personne, pour parler comme le juriste, persistent et s’imposent à notre esprit.
De même le concept de la personne est né d’un ensemble de nécessités, de circonstances dans lesquelles l’invariabilité des rapports inter-humains s’est imposée d’elle-même sous peine de désagrégation du groupement.
Cette notion de l’invariabilité de la personne est d’autant plus indéracinable qu’elle échappe à toute mesure objective mais qu’elle s’impose à tout instant dans tous les actes de la vie.
Prenons un exemple entre des milliers : celui du transport des personnes. Les voyageurs et voyageuses sont physiquement dissemblables au possible, tant pour le sexe, l’âge, le poids, l’encombrement, la taille, le caractère, l’odeur, etc. Or le prix des places ne peut être établi en tenant compte de ces diversités ; il est établi sur la personne humaine hypothétique et abstraite qui n’existe nulle part.
Nous saisissons là toute la solidité de la thèse juriste. La personne ainsi posée – personne inexistante ne l’oublions pas – a une réalité en droit autrement importante que n’importe quelle personne vivante qui ne peut prétendre représenter le type parfait du voyageur.
Et nous constatons alors que ce concept abstrait prend tous les caractères de l’absolu puisqu’il s’impose à tous les hommes sous l’aspect d’un fait nécessaire et évident.
Nous nous trouvons donc en présence de deux absolus : l’absolu subjectif et conventionnel qui est celui de M. David ; et l’absolu biologique qui est celui de Jean Rostand.
Or chose curieuse nous nous soucions très peu de l’absolu objectif et nous vivons parfaitement à l’aise dans le conventionnel. Nous appelons Pierre le petit garçon de douze ans, nous l’appellerons encore Pierre dix ans plus tard : nous l’appellerons toujours Pierre un demi-siècle plus loin et il restera Pierre jusqu’à sa mort, bien que biologiquement sa personnalité se soit étrangement modifiée.
Nous avons vu que par absolu j’entends ce qui s’impose à nous sous forme de fait précis, soit objectif, soit subjectif. Une pensée nette et bien formulée sur un sujet quelconque est un absolu, car elle constitue un fait réel, fait subjectif dont nous connaissons l’existence par la conscience que nous en avons.
L’absolu objectif, lui ne se discute pas, car il est conditionné par tous les faits qui s’imposent à notre entendement. Si donc nous admettons que ce qui est est absolu par le fait que ce qui est s’affirme par l’existence qui ne peut se nier, nous voyons que cet absolu est insaisissable et nous échappe, tout comme la durée qui n’est qu’une création de notre esprit. Or nous ne pouvons vivre sans stabiliser l’objet de notre attention, sans fixer sa connaissance d’une manière permanente pour le reconnaître, le retrouver, l’utiliser selon nos nécessités vitales. Nous inventons donc cette commodité qui est le compromis, cet aspect conventionnel de toutes choses sous lequel se cache la réalité que nous ne connaîtrons jamais totalement puisqu’elle change à tout instant.
De la définition même de ces deux absolus nous voyons qu’il est impossible, sans compromis, de vivre, si peu que ce soit, avec ses semblables ; chaque humain ayant sa personnalité, son caractère, son éducation, ses goûts, ses habitudes, ses idées, il y a peu de chance pour qu’il y ait le moindre accord naturel et spontané entre lui et ses congénères.
Chaque être est un absolu subjectif qui exclut un autre absolu subjectif. Mais chacun d’eux se trouve en présence de l’impérieux objectif absolu auquel il ne peut s’adapter sans l’accord avec ses semblables. Et de ce conflit naît le concept abstrait du Droit, de la Personne, du Contrat, etc., qui est un compromis entre les deux absolus, et devient lui-même un absolu comme nous l’avons vu, puisqu’il détermine les humains avec autant d’efficacité que les réalités objectives.
Nous avons, par ailleurs, un exemple intéressant de ce droit conventionnel, c’est celui concernant les jeux et notamment les jeux de cartes et le jeu d’échecs. La valeur arbitraire des éléments constituant ces jeux n’est jamais mise en doute, ni la marche des diverses opérations. Seule la tricherie peut troubler les jeux de cartes, ce qui, paraît-il, déshonore le tricheur et nous connaissons tous, à ce sujet, le slogan des dettes de jeu, dites dettes d’honneur. Quant au jeu d’échecs, moins susceptible de tricherie, il y a là un exemple typique d’une convention respectée rigoureusement, quelle que soit la nature des joueurs. Les règles du jeu sont invariables et aussi irrécusables qu’un tremblement de terre ou une inondation. Or, les deux joueurs ne jouent que pour gagner car, dans le cas contraire, on aurait pu imaginer un jeu ne finissant jamais, sans vainqueur, ni vaincu. Le but de chacun d’eux étant la victoire, ces deux absolus s’opposent et se concilient par le compromis du jeu lui-même qui délimite le différend en permettant une conclusion conforme à la règle du jeu.
Ainsi nous apparaît, sous une forme plaisante, la meilleure façon de régler les différends inter-humains. Non pas que cette forme relève de la justice, ni de l’équité, ni de la raison, ni de la conception éthique du bien et du mal. Elle est, comme disait Henri Poincaré des calculs mathématiques : une « commodité ».
Le concept de Personne défini par le juriste est une commodité beaucoup plus pratique pour les rapports humains, que celui de la réalité biologique, finalement insaisissable dans son inévitable variation.
Un autre exemple encore plus démonstratif du rôle de ces commodités, un autre compromis nous est donné par le fameux concept du « Droits des Majorités » ou des « Minorités », du suffrage universel, et de tout vote en particulier.
On a accumulé pour ou contre le vote toutes sortes de raisons qui me paraissent étrangères à cette nécessité. On a fait intervenir la justice, l’équité, le droit des uns et des autres, la raison, les meilleures chances d’une bonne solution dans un cas plutôt que dans l’autre. On est même allé jusqu’à envisager la suppression de tout vote en supposant, probablement que les dieux, du haut de l’Olympe, régleraient les différends humains.
Il suffit d’observer le comportement des terriens pour constater que, présentement et pour l’immense majorité, ce ne sont ni la justice, ni la raison, ni la bonté, ni même l’expérience des choses qui les déterminent dans un sens ou dans l’autre. C’est la force des circonstances, l’urgence des nécessités qui les obligent à se plier à des disciplines qu’un peu de bonté native et un peu de bon sens leur feraient accepter dans de bien meilleures conditions.
Étant divisés, opposés, résolument antagonistes sur un sujet donné ils forment tout autant d’absolus qui s’excluent mutuellement. Or, les circonstances objectives exigeant une solution unique dans un sens ou dans l’autre, formant donc un absolu qui ne peut s’escamoter, il devient urgent et nécessaire d’adopter une solution. Et le vote est un de ces moyens, un compromis, sans garantie réelle, pour la supériorité de la décision choisie. On pourrait tout aussi bien, comme le juge Bridoie, de Rabelais, jouer cette décision aux dés. Nous ne risquerions que cette erreur, que reconnaissait ce bon vivant, qui admettait bien qu’il pouvait lui arriver de se tromper, mais uniquement parce que sa vue baissant, il ne voyait plus très bien les dés.
Il paraît difficile d’accepter, à première vue, une compréhension aussi fragile du déterminisme humain. De bonnes lois biologiques assurant une base objective solide à notre comportement, nous apparaîtront plus près de la vérité que ces décisions subjectives que rien d’évident et de mesurable ne semble pouvoir justifier.
S’il en était ainsi, si réellement toutes les activités humaines ne relevaient que de la fantaisie, du caprice et de l’imagination de chacun, nous nous trouverions devant une énigme difficilement soluble car il faudrait expliquer comment, de cet irrationnel, a pu sortir le peu de rationnel qui assure la cohésion et la prospérité des civilisations que nous connaissons.
En suivant cette étude on a pu voir au contraire que le compromis n’est nullement une invention gratuite, imaginaire et fantaisiste, mais qu’il est bien l’expression d’une multitude de réalités objectives permanentes dans les objets de notre connaissance qui attirent notre attention. Ces réalités, ces qualités pourraient être parfaitement mesurables et notre mémoire sélective ne retient précisément que ces qualités et laisse perdre celles qui ne se retrouvent jamais, ou trop rarement.
L’origine et la nature de ces compromis importent peu, quoiqu’il soit souvent difficile d’en deviner la source et les nécessités ; il suffit pour les avaliser qu’ils s’imposent par la fréquence des nécessités objectives qui les ont fait naître, lesquelles ne sont que les effets de réalités biologiques qui déterminent les humains.
Nous voyons que sous son aspect irréel, fantomatique même si l’on veut, le compromis est, au contraire, sérieusement représentatif de la fuyante réalité car il conserve des aspects successifs et divers du réel, ses qualités permanentes et la pérennité de son action sur notre activité.
Il faut toujours se souvenir que l’homme n’agit point totalement en fonction des réalités objectives mais suivant sa construction psychologique qui lui fait interpréter diversement ces réalités. De là toutes les possibilités de comportement aussi bien individuels que sociaux qui, en fait, échappent, dans l’absolu, à une évolution prévisible du devenir humain.
Je me contenterai d’apporter quelques exemples qui nous montreront des compromis ayant eu tous les caractères des faits objectifs et n’ayant eu leur point de départ que dans une interprétation erronée du réel. Sans remonter trop loin le cours des siècles nous voyons le culte des ancêtres régir pendant des millénaires des civilisations aussi riches de valeurs humaines que la nôtre qui ne brille pas particulièrement, en dehors du pouvoir destructif, par un apport extraordinaire dans le domaine culturel. Un peu plus tard, un certain Mahomet, lassé des dissidences bagarreuses des hordes pillardes, fonde l’Islamisme, dont il n’y a pas lieu de se féliciter, il faut en convenir. Bien ou mal cette invention détermine tout de même quelques millions de croyants qui pourraient tout aussi bien, avec une autre influence éducative, vivre de tout autre façon. Je ne parle pas du christianisme dont les faits et méfaits sont suffisamment connus et qui n’a comme point de départ qu’un mythe que l’histoire grignote vigoureusement sans parvenir à le désagréger complètement. Les compromis ont la vie dure. L’avant-dernière création du genre est le marxisme, ou anti-capitalisme, en cours d’évolution, mais déjà menacé par la cybernétique dont les croyants fanatiques commencent à esquisser la future civilisation avec le Robot-Dieu et l’automation miraculeuse. Aucune de ces créations n’a réalisé ses promesses dans le passé, et aucune ne les réalisera dans l’avenir, parce que toute création humaine veut stabiliser une seule possibilité d’existence parmi une multitude d’autres et que de toute façon l’homme ne peut stabiliser le mouvant et le perpétuel devenir de toute chose, mais elles coordonnent les humains comme si elles étaient les effets directs d’une impérieuse nécessité biologique.
À examiner notre vie de tous les jours nous découvrons le compromis dans la plupart de nos actes et de nos décisions. Loin de vivre dans l’exactitude et le réel, nous vivons dans le conventionnel et l’abstrait. Nous imaginons des valeurs invariables appliquées à des choses variables et changeantes. La surenchère de la loi de l’offre et de la demande loin de remédier à la chose ne fait au contraire que l’aggraver en établissant des rapports encore plus faux que les autres. Tout est conventionnel ; l’heure de travail, variable en qualité et rendement d’un travailleur à l’autre, est tarifée uniformément dans une même catégorie. Le prix de tout objet consommable ou utilisable est établi en tenant compte de tous les éléments du prix de revient bien sûr, mais pour des séries trop importantes pour en représenter la valeur exacte. Valeur d’ailleurs arbitraire actuellement puisque basée sur la loi de l’offre et de la demande. Les amateurs de bon café en savent quelque chose. Pour une même somme ils achètent des produits ne présentant jamais la même qualité, produits tantôt bons ou passables, tantôt franchement mauvais. Et toute la production humaine est ainsi évaluée conventionnellement. Dans un monde où tout varie l’homme essaie de chasser ce variable, de fixer l’exact et d’établir le conventionnel.
Quelle serait alors, dira-t-on, la valeur exacte de toute production ? C’est ici qu’apparaît la nécessité du compromis car les avis, avis absolus ne l’oublions pas, étant divergents sur cette question, il est difficile d’imaginer une solution rationnelle basée sur un accord volontaire et mutuel. Le compromis actuel c’est la loi de la jungle : le plus fort imposant son système au plus faible.
Bien que ce ne soit pas là l’objet de ma présente étude je rappelle, en passant, qu’il y a deux solutions possibles à cette difficulté économique, solutions opposées l’une à l’autre et basées sur des principes fort différents. La première est la solution collective du communisme intégral, la fameuse « mise et prise au tas » dans laquelle le souci de la valeur exacte de l’effort humain n’a plus de raison d’être puisqu’il suffit – selon les principes indiqués – de créer l’abondance selon les possibilités productives de chacun et de consommer cette production selon ses besoins.
La deuxième solution nécessite, au contraire, une certaine mesure basée sur un absolu incontestable et invariable, quels qu’en soient les applicateurs. C’est la valeur de l’effort basée sur le temps. Tous les hommes ne disposent que de cycles de 24 heures qu’ils doivent employer de telle façon que toute leur activité soit comprise entre la première et la dernière heure de ces cycles. Cet absolu, ce temps incompressible et indéformable s’impose à tous les humains. Passé la 24e heure le cycle recommence inexorablement. Ce temps absolu pourrait être une base objective de la valeur de l’effort, permettant des échanges équitables entre groupes de différentes importances, aussi bien des producteurs individualistes que des fortes associations. Cela suppose, bien entendu, un accord général sur l’équivalence d’une heure de terrassier contre une heure d’ingénieur ou de chirurgien. Mais la cause d’un échec de cette mesure ne proviendrait pas d’une absence réelle de mesure, mais plutôt d’un refus d’en reconnaître la valeur. Autrement dit : le compromis établi jusqu’ici sur la valeur de l’effort, ou de la personne, stabilise une conception hiérarchique des humains sur le plan économique ; d’autres nécessités en établiraient une différente. Nous retournons ici à la valeur de la personne posée par notre juriste du début, valeur que, par nécessité, les organisateurs sociaux ont inventée et posée dans l’absolu. La valeur que je propose, valeur basée sur le temps peut résulter d’une nécessité d’harmonie entre les hommes et s’imposer lorsque lassés du désordre, du gâchis général et du gaspillage d’énergie de tous contre tous, les terriens s’aviseront de créer une autre convention, un autre absolu, capable de résoudre leurs difficultés.
Cette conception peu orthodoxe de l’évolution humaine appliquée à l’art, à la science, à la simple lutte pour la vie, loin de créer un pessimisme ou un scepticisme affligeant, nous permet, au contraire, de donner toute leur valeur aux créations psychologiques des humains, se révélant à l’usage avantageuses et nécessaires, à condition d’en laisser la libre expérimentation aux usagers.
En art elle explique ce besoin de fixer, alors que tout s’efface et disparaît dans le temps, une impression, un sentiment, une vision, un désir fortement ressentis. En science elle nous permet de saisir le seul réel que nous puissions comprendre et utiliser à notre échelle. Devant les variations illimitées des phénomènes, les mathématiques fixent un aspect de leur évolution et permettent des calculs suffisamment précis qui suffisent pour nos conquêtes matérielles.
Quant aux hypothèses sur la constitution et l’évolution de l’univers, sur la nature de notre conscience et la réalité du Moi, il faut convenir qu’il n’y a aucune commodité de secours pour y répondre et que le compromis des religions n’est plus à la hauteur de notre savoir.
Enfin, dans la lutte pour la vie la connaissance de la nature et de la nécessité des compromis nous libère du fétichisme de la chose écrite, ou non écrite, des lois économiques fatales, des legs ancestraux poussiéreux, des mœurs, coutumes et usages qui ne correspondent plus à une nécessité vitale évidente.
Elle permet la révision de tous les concepts humains puisqu’on en décèle l’origine circonstancielle et non plus fatale et inévitable.
Nés des nécessités, les compromis évoluent avec elles et se modifient selon les circonstances qui les justifient.
Fragiles aux yeux des esprits superficiels, les compromis, créés par la nature religieuse de l’homme, désireux de permanence et de durée, réalisent au contraire cette chose extraordinaire d’être plus efficaces et plus déterminants, dans leur inexistence objective, que la fugitive et brève réalité…
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Quelques réflexions sans grande portée
Je sais parfaitement qu’il ne faut pas confondre compromis et compromission, terme exhalant une regrettable odeur de pragmatisme, d’opportunisme, de réformisme, de chèvre-et-choutisme. Mais ceci admis, je ferai remarquer que l’individualiste an-archiste à la façon de « l’Unique » distingue entre le compromis imposé (fût-ce par les sacro-saintes lois naturelles) et le compromis accepté (spécialement lorsqu’il s’agit de « contrainte sociale »). Dans tous les lieux et dans tous les temps, cet individualiste s’efforcera de réduire au minimum (en tendant vers le zéro) les inconvénients que présentent pour la manifestation consciente de sa personnalité les chaînes du compromis, soit naturel, soit artificiel, les moyens à utiliser relevant du tempérament de chacun.
L’exemple du jeu d’échecs me semble mal choisi car si les règles de ce jeu ne me plaisent pas, il ne m’est pas imposé d’y jouer, et même si les règles m’en plaisaient, nul ne me forcerait à jouer avec un partenaire qui me serait antipathique.
Ces quelques réflexions n’enlèvent rien à l’intérêt du travail de notre ami lxigrec.
[/E.