La Presse Anarchiste

Correspondance

Où le passé ressuscite !

La Jol­la., Calif. Déc. 14. 1947.

… Voi­ci quelque temps que je reçois l’Unique… Je le lis avec une atten­tion et un inté­rêt soutenus.

Peut-être serez-vous sur­pris d’apprendre que je suis l’unique sur­vi­vant du groupe des anar­chistes indi­vi­dua­listes et phi­lo­so­phiques bos­to­nien tucke­rien. Tous mes cama­rades et col­la­bo­ra­teurs des jours d’autrefois sont morts. Durant plu­sieurs années je fus édi­teur adjoint de Liber­ty et j’y col­la­bo­rai pen­dant à peu près vingt ans. J’eus des contro­verses d’ordre théo­rique avec Tucker, mais mal­gré cela, nous res­tâmes des amis personnels.

Je n’ai pas modi­fié radi­ca­le­ment mes idées. Mais je suis depuis long­temps convain­cu que l’avènement du Socia­lisme s’approche. Cette ten­dance qui se mani­feste par­tout, y com­pris l’Amérique, abou­tit à n’en point dou­ter à cette conclu­sion. Nous ne pou­vons com­battre l’inévitable. Notre tâche réelle est de rendre le Socia­lisme aus­si libre, aus­si démo­cra­tique, aus­si pro­gres­sif qu’il est pos­sible. Ceci peut et doit se faire. Le socia­lisme n’est pas néces­sai­re­ment tota­li­taire ; il n’entraîne pas néces­sai­re­ment la perte des liber­tés civiles, poli­tiques et intellectuelles.

Je n’ai jamais admis l’Égoïsme de Stir­ner. Je ne crois pas que la majo­ri­té des dis­ciples de Tucker l’aient admis. Seule une mino­ri­té le fit. Au point de vue éthique, je suis un évo­lu­tion­niste, de ten­dance Spen­cer, Dar­win, Hux­ley, Tyn­dall. L’Égoïsme est pla­ti­tude ou illu­sion. L’Homme est un ani­mal social et poli­tique. L’altruisme est aus­si natu­rel que l’égoïsme et c’est vers tou­jours plus et davan­tage d’altruisme que s’oriente le pro­grès. Selon les paroles de Spen­cer « Le pro­duit le plus éle­vé de l’évolution morale est la per­sonne qui trouve du plai­sir à don­ner du plaisir »…

[/​Victor S. Yar­ros/​]

Stirner et le propriétarisme en amour

1er février 1947.

Mon cher E. Armand. – Il y a long­temps que j’aurais vou­lu t’écrire, bien long­temps même. Hélas, je connais mon insuf­fi­sance : je ne suis pas capable, en pleine réunion, de réci­ter par cœur, en alle­mand, arabe ou sans­krit, des proses des grands phi­lo­sophes occi­den­taux ou orien­taux. Au fond j’en suis heu­reux, car j’évite ain­si que bâillent en m’entendant, les audi­teurs qui « n’entravent que dalle »…

Mais voi­ci l’objet de ces lignes : Je vous ai enten­dus, vous pré­ten­dant dis­ciples ou conti­nua­teurs de Stir­ner, décla­mer contre le pro­prié­ta­risme en amour, le pro­prié­ta­risme sen­ti­men­ta­lo-sexuel (ter­mi­no­lo­gie de l’ex en dehors), le pro­prié­ta­risme qui…, le pro­prié­ta­risme que… ; or, je fré­quente depuis long­temps de braves copains stir­né­riens que vos décla­ma­tions fai­saient se « mar­rer » dou­ce­ment. En effet, disaient-ils, nous avons lu dans « L’Unique et la Pro­prié­té » ceci : « Mon amour n’est ma pro­prié­té que s’il consiste uni­que­ment en un inté­rêt per­son­nel, si, par consé­quent l’objet de mon amour est réel­le­ment mon objet ou ma pro­prié­té [[p.322 de « L’Unique et sa pro­prié­té », tra­duc­tion L. Reclaire)]] ». Et quelques lignes plus loin : « Je m’en tiens au vieux mot : j’aime l’objet qui est mien – j’aime – ma pro­prié­té ». Si l’objet aimé est notre pro­prié­té, il est clair que nous la défen­drons – cette pro­prié­té – contre les attaques dont elle pour­rait être l’objet, nous la défen­drons de toutes nos forces, ungui­bus et ros­tro (Pages roses du Petit Larousse). D’au­tant plus que Stir­ner nous a ensei­gné qu’on n’est pas digne d’avoir ce que par fai­blesse on se laisse prendre ; on n’est pas digne de le gar­der parce qu’on n’est pas capable de le gar­der [[p.358 de « L’Unique et sa pro­prié­té », tra­duc­tion L. Reclaire)]]. » Nous agi­rons de telle sorte que ceux qui s’en pren­dront aux objets de notre amour, à notre, à nos pro­prié­tés, ren­contrent à qui par­ler, etc. Ceci montre que Stir­ner peut être accom­mo­dé à bien des sauces, quoi­qu’il n’y ait guère de doute quant à la façon dont, théo­ri­que­ment, il consi­dère le non-moi (le monde y com­pris) comme sa propriété.

Remarque qu’en ce qui me concerne, j’en suis arri­vé à par­ta­ger ton point de vue que, à l’instar des autres pro­duits de l’activité indi­vi­duelle, ce qui concerne les rela­tions sexuelles ou sen­ti­men­tales est objet d’entente ou de contrat.

Je vais plus loin encore. J’estime que pas plus que le nudisme, les langues auxi­liaires, le pro­blème de l’alimentation, la ques­tion sexuelle n’a rien à faire avec la doc­trine anar­chiste pro­pre­ment dite. An-Archie veut dire sim­ple­ment : néga­tion de l’autorité – l’autorité poli­tique (éta­tiste ; gou­ver­ne­men­tale) – c’est-à-dire sur le plan construc­tif, inuti­li­té de l’autorité de l’État, de l’intervention gou­ver­ne­men­tale dans les rap­ports ou les accords des hommes entre eux (ter­mi­no­lo­gie arman­diste). J’ai dit.

[/​Michel Ter­ra­mone./​]

Réflexions sur l’art

Cer­tains, dont je suis, pré­tendent qu’on ne sau­rait don­ner aujourd’­hui les mêmes rythmes aux pro­duc­tions esthé­tiques de tout ordre qu’à celles d’hier, ce en quoi ils ont abso­lu­ment rai­son. Cer­tains, dont je ne suis pas, arguent que l’art doit fata­le­ment subir les influences, méca­niques, tech­niques, scien­ti­fiques, etc., qui trans­forment, on pour­rait presque dire quo­ti­dien­ne­ment, le visage de nos socié­tés modernes.

Alors que pour tout indi­vi­du ayant étu­dié tant soit peu l’histoire du déve­lop­pe­ment tech­nique des civi­li­sa­tions depuis seule­ment 5 000 ans, on s’aperçoit que l’humanité a pro­gres­sé d’une façon visible, on peut même dire aveu­glante depuis 150 ans seule­ment, mul­ti­pliant ici par 10, là par, 100 et ailleurs par encore davan­tage ; il s’ensuit que depuis la décou­verte de la vapeur, du pétrole, de l’électricité et récem­ment de l’énergie ato­mique, la face de nos socié­tés a été trans­for­mée et bou­le­ver­sée. Donc, d’après ces théo­ries esthé­tiques, l’art d’au­jourd’­hui ne devrait res­sem­bler en rien à ce qu’on a déjà pro­duit jus­qu’à ce jour, et cela jusque dans le détail.

Ou alors consi­dé­rant la varié­té inouïe des diverses formes de l’art pen­dant 4 850 ans, alors que le pro­grès tech­nique était sta­bi­li­sé sur des bases qu’en aurait pu croire éter­nelles, alors que l’industrie était qua­si inexis­tante, recon­nais­sons que le-che­min que suit l’art n’est pas paral­lèle à celui que suit le pro­grès maté­riel des socié­tés. Pas davan­tage pro­grès de l’un quand il y a déca­dence de l’autre, que déca­dence de l’autre quand il y a pro­grès du pre­mier. Si l’un ou l’autre de ces phé­no­mènes se pro­duit la cause en est ailleurs.

Je me résume, l’individu soi-disant artiste qui limite sa pro­duc­tion à une imi­ta­tion plus ou moins ser­vile des œuvres du pas­sé (que ce pas­sé com­prenne 5 000 ans, 500 ans, 50 et même 5 ans, est sans inté­rêt réel) ; quelle que soit son habi­le­té, cet indi­vi­du ne fera jamais mieux que ses pré­dé­ces­seurs, ses tra­vaux seront sté­riles, mornes et morts.

Ne nous inté­resse pas davan­tage l’individu, soi-disant artiste, qui (parce que quelques secrets ont été arra­chés à la nature et employés par l’homme pour accroître une pro­duc­tion quel­conque ou en faire naître une nou­velle), se croit auto­ri­sé à peindre, chan­ter, écrire, sculp­ter, etc., de façon à vou­loir nous faire croire que là aus­si une révo­lu­tion s’est opé­rée, parce qu’on ne sait plus, en regar­dant une soi-disant pein­ture ou sculp­ture, si c’est là de la pein­ture ou de la sculp­ture et en écou­tant musique ou poé­sie, si c’est encore de la musique ou de la poésie.

Être soi-même en tra­vaillant pour sa propre satis­fac­tion d’abord. Pas davan­tage être un prêtre de l’art, car comme tous les prêtres de toutes les reli­gions il fau­drait, men­tir, pra­ti­quer « l’art pour l’art », for­mule creuse et rose comme un radis.

Peindre, sculp­ter, écrire, chan­ter, etc., parce que, quels que soient les menaces et même les dan­gers, les sol­li­ci­ta­tions et les ten­ta­tions, on ne peut rien faire d’autre !

Et s’il doit res­ter quelque chose le temps fera son choix…

[/​Daniel Bar­tel./​]

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