La Presse Anarchiste

Éros dans le iiie Reich

Nous avons mon­tré, dans les pages consa­crées à la jeu­nesse hit­lé­rienne, quelle fut la « concep­tion » des gar­çons concer­nant l’amour et com­ment furent consi­dé­rées en géné­ral les jeunes filles alle­mandes, mas­cu­li­ni­sées par une même édu­ca­tion, dont la sévé­ri­té fut ren­for­cée par une men­ta­li­té tri­bale, par des féti­chismes raciaux et le culte bes­tial de la force.

Quant à la femme alle­mande, sa situa­tion fut aggra­vée sous le régime nazi ; déjà, dès 1934, dans le pro­gramme mini­mum du par­ti natio­nal-socia­liste, se révé­lait la ten­dance à res­treindre la mis­sion de la femme à la cui­sine et à la mater­ni­té. Elle devait être « une machine à faire des enfants », le plus d’enfants pos­sible, car les dic­ta­tures encou­ragent par toutes sortes de prix et d’avantages, l’augmentation de la nata­li­té – c’est-à-dire la sur­po­pu­la­tion, pour jus­ti­fier leur impé­ria­lisme poli­tique et bel­li­queux. De la viande à canon, de la chair à tra­vail for­cé pour les pri­vi­lé­giés de l’État tota­li­taire et pour ses fonc­tion­naires, tous en uni­forme. Si elles ne furent pas mili­ta­ri­sées, les femmes alle­mandes se virent écar­tées sys­té­ma­ti­que­ment de la vie pro­fes­sion­nelle, bien que nombre d’entre elles aient pos­sé­dé des titres uni­ver­si­taires. Même celles qui étaient membres du par­ti nazi pro­tes­tèrent au début contre ces exclu­sions, inévi­tables cepen­dant dans un sys­tème de « cama­ra­de­rie » exclu­si­ve­ment masculine.

Avant tout, elles devaient mettre au monde de nom­breux enfants et les éle­ver, en leur bas âge, pour la gloire de la « race élue », du peuple des­ti­né à domi­ner le monde. Un pro­fes­seur alle­mand – comme le relate la Bri­tish Uni­ted Press, juin 1934 – a répon­du à une femme qui vou­lait évi­ter la mater­ni­té pour des motifs d’ordre phy­sio­lo­gique : « On ne per­met pas d’interrompre la gros­sesse tant qu’il reste à la femme 2 % de chance de sur­vivre. L’État s’intéresse davan­tage aux enfants qu’aux mères ».

Un dogme poli­tique, qui pré­tend que l’enfant appar­tient à l’État avant de com­men­cer à fré­quen­ter l’école, ne peut pas consi­dé­rer la femme comme une citoyenne égale en droits à l’homme. Elle doit obéir aus­si aveu­glé­ment que les robots de l’assassinat et de la des­truc­tion : Per­inde ac cada­ver.

Si les femmes nazies étaient ain­si trai­tées par les pri­vi­lé­giés de leur par­ti, il est facile de s’imaginer avec quelle fureur les bêtes sau­vages de la Ges­ta­po et des sec­tions d’assaut se sont jetées sur les cou­ra­geuses alle­mandes qui ont osé lut­ter contre le régime. Dans leurs expé­di­tions puni­tives contre ceux qui se refu­saient à l’accepter, ils ne fai­saient aucune dis­tinc­tion de sexe ou d’âge. Des femmes, les très jeunes comme les plus âgées, ont été affreu­se­ment tor­tu­rées au cours des longues périodes d’enquête, afin de leur arra­cher des aveux et des dénon­cia­tions. Dès le début du gou­ver­ne­ment nazi, les tor­tures ne se dif­fé­ren­ciaient que par leur ampleur de celles qui furent en usage pen­dant la guerre. De 1939 à 1944, les femmes socia­listes et anti­fas­cistes, for­mant d’immenses trou­peaux de pri­son­nières, ont été emme­nées dans tous les coins du Reich vers les camps de concentration.

Les faits rela­tés par Lotte Fraenk (Le mar­tyre des femmes dans le 3e Reich, publié dans « l’en dehors », n° de déc. 1934) conservent, après dix ans, l’accent de la dou­lou­reuse indi­gna­tion de la digni­té fémi­nine cruel­le­ment outra­gée. Des femmes alle­mandes, qui n’ont pas aban­don­né « leur soli­da­ri­té socia­liste », leur idéa­lisme supra-natio­nal, ont été impli­quées dans les célèbres pro­cès qui se dérou­lèrent devant « le Tri­bu­nal du Peuple », lequel n’était en réa­li­té que l’anti-chambre des tor­tures aux­quelles étaient sou­mis les adver­saires du régime. Une simple lettre reçue d’un autre pays pou­vait deve­nir le pré­texte d’un pro­cès pour « le crime d’avoir entre­te­nu des rela­tions avec l’étranger » ; et cela signi­fiait, selon le décret san­gui­naire de Goe­ring, la peine de mort.

Quant au régime des femmes dans les pri­sons, « on conçoit dif­fi­ci­le­ment que des hommes aient pu se livrer à de pareilles orgies sadiques si l’on ne tient pas compte qu’il s’agissait pour une part d’individus mani­fes­te­ment malades men­ta­le­ment, désaxés, alors que l’autre par­tie s’en tenait uni­que­ment à la pro­cla­ma­tion du Füh­rer ordon­nant que l’adversaire soit impi­toya­ble­ment exter­mi­né »… Coups de matraque et de lanières de bœuf, coups de poing dans la figure, bles­sures graves qu’on ne soi­gnait pas ; toutes les atro­ci­tés subies par les femmes dans les caves et les casernes du fait « de ces S. A. déchaî­nés dans la plus cra­pu­leuse bes­tia­li­té », sont, « indescriptibles ».

C’est ain­si que s’exprime Lotte Fraenck dans son bref « mar­ty­ro­loge » écrit au début de la domi­na­tion, nazie, alors que « toute l’Allemagne n’était plus qu’un vaste camp de concen­tra­tion où toute note huma­ni­taire était rigou­reu­se­ment étouf­fée ». Et lors­qu’on pense qu’à cette époque-là les accu­sés étaient encore jugés par un tri­bu­nal, que la jus­tice alle­mande gar­dait encore un simu­lacre d’équité ! Mais bien­tôt, la cruau­té et le cynisme nazis aban­don­nèrent leurs der­niers masques.

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Si tel fut le sort réser­vé aux femmes alle­mandes, il est inutile de se deman­der quelle fut l’attitude qu’adoptèrent à l’égard des femmes des pays enva­his les hordes des bour­reaux (par­mi les­quels se trou­vaient aus­si des femmes alle­mandes, gar­diennes de camps de concen­tra­tion, qui sou­vent se sont mon­trées plus impi­toyables et plus ima­gi­na­tives que les hommes, en fait de sup­plices). Ces pro­fes­sion­nels de la tor­ture furent dres­sés comme des chiens féroces pour s’élancer sur les peuples « infé­rieurs, dégé­né­rés, bar­bares ». Des crimes, des atten­tats, des viols, des muti­la­tions… Tout cela réa­li­sé dans une pro­por­tion qui dépasse les moyens d’expression qu’on puisse employer ; tout cela exé­cu­té avec cette froide cruau­té carac­té­ris­tique de « l’ordre » et de la science vénale asser­vie aux plus apo­ca­lyp­tiques « pro­jets d’épuration » du monde par le meurtre et l’incendie qu’on puisse concevoir.

Voi­ci un exemple de muti­la­tion mor­telle des femmes, tout aus­si effroyable que la muti­la­tion des hommes – et en même temps aus­si sym­bo­lique en ce qui concerne la cor­ré­la­tion entre les hor­reurs de la guerre et le sadisme sexuel. L’un des témoins cités dans le pro­cès, du maré­chal Pétain, Ida Schwartz, chef d’un groupe de résis­tance de France, a rela­té entre autres l’épisode suivant. :

« Pen­dant l’occupation nazie, il était défen­du aux méde­cins aryens d’accorder leurs soins aux Juifs. On leur assi­gna un seul endroit de consul­ta­tion, à Paris, ce fut l’hôpital fon­dé par. Rot­schild. De temps à autre cet hôpi­tal était cer­né par les gens de la Ges­ta­po qui enle­vaient un cer­tain nombre de malades pour les adjoindre aux fameux convois envoyés en Alle­magne. Six infir­mières se mirent en rap­port avec le mou­ve­ment de résis­tance pour lui envoyer les malades qui devaient être ain­si dépor­tés… Un jour, ayant appris qu’une impor­tante rafle était à pré­voir, les infir­mières déli­vrèrent huit Juifs qu’elles condui­sirent au mou­ve­ment clan­des­tin. Or, il y avait un traître, on n’a jamais su qui, peut-être ne le sau­ra-t-on jamais. Le len­de­main, tous les malades furent sor­tis dans la cour où il gelait à pierre fendre ; en leur pré­sence les six infir­mières furent cruel­le­ment frap­pées et éten­dues ensuite sur le pavé. Les ban­dits de la Ges­ta­po leur enfon­cèrent alors des clous de bois clans les organes géni­taux jus­qu’à ce qu’elles suc­com­bassent. (cf.. Mân­tui­rea, Buca­rest, n° du 16 sept. 1945) [[On pour­rait repro­duire, d’après les rela­tions four­nies par les jour­naux, bien d’autres faits de ce genre. Conten­tons-nous de citer un télé­gramme de Londres, rela­tif au pro­cès de Lune­bourg où furent jugés Josef Kram­mer et 45 autres accusés.

« Ceux-ci firent preuve d’inquiétude lors de la dépo­si­tion des témoins qui ont rela­té que dans les camps de concen­tra­tion de Bel­sen et d’Auschwitz les déte­nus étaient frap­pés jus­qu’à la mort et que les méde­cins des S. S. fai­saient des expé­riences sur les empri­son­nés. Un méde­cin fit des trans­fu­sions de sang de femmes appar­te­nant à un groupe san­guin à des inter­nées appar­te­nant à un autre groupe. Toutes ces femmes sont tom­bées gra­ve­ment malades, plu­sieurs même mou­rurent. Un autre méde­cin S. S. ten­tait des expé­riences de sté­ri­li­sa­tion sur des jeunes filles à l’aide de rayons qui détrui­sirent leurs organes géni­taux. Un autre témoin de l’accusation a cité le cas d’une inter­née à qui le méde­cin accro­cha sur la poi­trine une plaque de métal dans laquelle il fit pas­ser un cou­rant élec­trique, sans qu’elle fût préa­la­ble­ment insen­si­bi­li­sée. Des témoins ont encore racon­té qu’une fois les expé­riences ter­mi­nées, les vic­times étaient envoyées dans les chambres à gaz ». (Cf. « Tim­pui », Buca­rest, n° du 5 octobre 1945).]].

Ce que subirent les femmes dans les camps de concen­tra­tion et dans les pri­sons n’est donc en rien infé­rieur aux tor­tures infli­gées aux hommes. Ceux-ci, si on se limite seule­ment au fait sexuel, pou­vaient être sté­ri­li­sés ou châ­trés ; mais les femmes vio­lées, les fillettes pol­luées (car l’âge ne comp­tait pas quand se dérou­lait l’orgie san­gui­naire) récol­taient outre des mala­dies véné­riennes, le fruit le plus odieux, le plus insup­por­table dans ce déchaî­ne­ment de pas­sions déna­tu­rées : l’enfant.

Beau­coup d’entre elles mou­raient pen­dant l’accouchement ou étaient sacri­fiées avant d’enfanter – car l’impératif de « la pure­té de la race » ne per­met­tait pas à ces brutes à figure d’homme de se per­pé­tuer par les femmes des « peuples infé­rieurs ». Ces femmes ne pou­vaient être que de la chair à plai­sir, de la viande fraîche pour ras­sa­sier le fré­né­tique Lust­mord – la volup­té de tuer – non de la chair à créer.

Et cepen­dant, dans cer­tains camps de concen­tra­tion, des femmes accou­chaient. On les lais­sait enfan­ter pour que leurs souf­frances et leurs humi­lia­tions attei­gnissent jus­qu’aux der­nières limites de l’endurance. « Par delà le bien et le mal », cette décla­ra­tion n’était pas la vaine devise méta­phy­sique qu’elle fut sous la plume du mal­heu­reux Nietzsche ce fut une réa­li­té dans un monde où régna la folie sar­do­nique et la féro­ci­té impla­cable pour les­quelles il n’existe pas de rémis­sion, mais seule­ment l’anéantissement consom­mé dans sa propre hyper­tro­phie et sa hideur.

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Nous vou­drions repro­duire en entier l’article d’une femme dépor­tée : Je viens d’Auschwitz ‘cf. « Renas­te­rea Noas­trà », Buca­rest, n° du 16 juin 1945). L’auteur, Mimi Grün­berg, a échap­pé par hasard à la chambre à gaz et au four crématoire.

Elle a connu toute « la gamme des souf­frances et des humi­lia­tions, impos­sibles à décrire par des paroles et que seuls ont pu res­sen­tir ceux qui les ont subies », Elle s’adresse aux femmes aisées qui ont eu la chance de mener, pen­dant la tue­rie, leur exis­tence pares­seuse, confor­table et vide – les­quelles, s’il leur arri­vait d’enfanter, étaient soi­gnées dans des mai­sons de san­té, dans une chambre rem­plie de fleurs qui « saluaient le petit être lié fié­vreu­se­ment attendu ».

« … Et je vis – écou­tez bien Madame ! – une femme tout aus­si cajo­lée par les siens, met­tant au jour un enfant, au camp de concen­tra­tion d’Auschwitz. Il pleu­vait à verse sur le toit de la baraque en bois, au-des­sus du corps contor­sion­né dans les dou­leurs de l’accouchement. La femme se tor­dait de souf­france sur le ciment humide, empâ­té par la boue qu’apportaient des mil­liers de paires de pieds, à la vue de mil­liers de paires d’yeux. Mille femmes la virent dans la fange, le corps demi-nu, bai­gnée dans son propre sang. Nous avons déchi­ré nos che­mises sales pour lui faire une layette. Je vis un petit tout blême de froid, éten­du sur le ciment boueux, gei­gnant sous la pluie qui inon­dait son petit corps : En dépit de ce sacri­fice, la mère ne put conser­ver l’enfant : il fut empor­té là-bas, où tous nos enfants, tout aus­si beaux, tout aus­si gen­tils que les vôtres, ont trou­vé leur fin : la chambre à gaz et le crématoire »…

Cet enfant – et c’est ici le sublime de la mater­ni­té tra­gique et sacrée – était un enfant dési­ré, même dans le plus pro­fond abîme de la misère et de la féro­ci­té. Il fut certes conçu dans le foyer fami­lial. Il appar­te­nait à la femme dépor­tée et à l’époux qui ago­ni­sait dans un autre camp de concen­tra­tion, s’il n’était déjà mort. Cet enfant appar­te­nait à une mère d’un pays enva­hi ; plus encore : c’était le reje­ton du peuple le plus blas­phé­mé, le plus misé­rable, le plus mar­ty­ri­sé qui soit et qui erre à tra­vers le monde sans avoir de pays à lui – d’un peuple « dégé­né­ré », d’une « race vieillie et pour­rie » qui devait être tota­le­ment exter­mi­née de la sur­face de la terre. Cet enfant né dans la boue ensan­glan­tée du camp de concen­tra­tion d’Auschwitz, dans le Reich sacro-saint de « la race pure », du « peuple des maîtres du monde », cet enfant était donc juif. Et il devait périr comme les autres enfants des peuples infé­rieurs, ces peuples com­po­sés d’esclaves et de bar­bares – après être né dans d’indicibles souf­frances – à la satis­fac­tion suprême de ces déments au sang froid, ceints de la sombre armure de la haine et du crime, qui vou­laient assu­jet­tir le monde entier (comme le disait le vieux pas­teur de « La jeu­nesse païenne ») sons « le signe des pois­sons » – l’ère mil­lé­naire, livide et gla­ciale, d’une huma­ni­té stu­pide, châ­trée, ram­pant aux pieds d’un Füh­rer, le sou­ve­rain unique, incom­pa­rable et tout puissant !

(à suivre)

[/​Eugène Rel­gis./​]

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