La Presse Anarchiste

Esquisse de définition de notre individualisme

Il ne s’agit pas ici de para­doxes sub­tils, dus aux jeux de l’esprit, mais d’une ten­ta­tive lucide et réflé­chie de situer notre « Unique » tel que je le conçois.

Dans la vie de tous les jours, il se com­porte tout comme un cha­cun en appa­rence, sans osten­ta­tion, ni effa­ce­ment : il va droit à son but à la recherche de la véri­té, sa vérité.

Il fré­quente tous les milieux, si néces­si­té il y a, sans sou­ci de plaire, ni crainte de déplaire, il va par­tout où bon lui semble, non pour briller pré­ten­tieu­se­ment ou s’insinuer pla­te­ment en vue d’une pré­bende quelconque.

Il va droit son che­min, avide de s’épanouir et de se trou­ver au contact d’autres uniques qui se cherchent également.

Par­tout il est admis sans com­pro­mis­sion de sa part, nulle part on ne le retient contre son gré. S’il reste c’est qu’il s’y plaît : un cer­tain cli­mat lui est res­pi­rable. Il s’enfuit dès qu’il cesse d’exister.

Les « aisés » aiment bien sa socié­té, il est bien mis, cor­rect, soi­gneux de sa per­sonne, son lan­gage est dis­tin­gué, sans pédan­tisme, mais non châ­tré, il aime l’esthétisme, mais non le snobisme.

Avec les pauvres, il est à son aise et dans son élé­ment ; il est du peuple, mais abhorre la popu­lace, dédaigne les men­diants et secourt les vain­cus ; lut­ter et suc­com­ber n’entravent pas sa digni­té, tan­dis que le pleutre qui abdique par couar­dise lui répugne.

Chez les gens de lettres, il ne se sent pas dépla­cé quand ils ont quelque chose à dire sans cabo­ti­nisme ; il aime les indé­pen­dants quand ils sont sin­cères et non de cir­cons­tance. Quand il dis­serte ou dis­cute c’est pour convaincre ou per­sua­der, mais jamais pour épa­ter la gale­rie ; s’il brille, c’est sans le vou­loir, par éclat naturel.

Chez les artistes son com­por­te­ment est iden­tique ; pour lui, le cos­tume ne fait pas l’artiste, mais le talent et la créa­tion, quoi­qu’ils ne marchent pas tou­jours de pair ; il ne cri­tique qu’a bon escient, quand il connaît le sujet ; quand celui-ci le dépasse il sait se taire, obser­ver, médi­ter, et se faire ensuite une opi­nion, si faire se peut ; il fuit les cote­ries où l’on se congra­tule et recherche le timide qui est un déli­cat dans la cohorte des arri­vistes, ou le soli­taire indomp­té qui fla­gelle les mufles chaque fois qu’il le peut.

– O – 

En amour il s’efforce d’être un Homme, un Ami, un Amant, en deman­dant à sa com­pagne qu’elle soit l’Amie, l’Amante, la Femme, loin de toutes les vani­tés creuses, manié­rées du Don Jua­nisme bien pensant.

Il aime la femme, parce que ça répond à son cœur, son corps, son esprit ou sa rai­son, (ceci pour satis­faire les impé­ni­tents maté­ria­listes qui pour­raient nous lire) : il aime pour tous ces motifs et d’autres encore, pour être heu­reux et faire par­ta­ger son bon­heur ; pour s’embellir et apprendre ; pour s’harmoniser et faire rejaillir l’harmonie autour de lui.

Nous savons que ce dia­logue du com­por­te­ment de « mon » indi­vi­dua­liste en matière sexuelle, est le point cru­cial, névral­gique des rap­ports du couple idéal qui nous pré­oc­cupe en cette esquisse.

Sera-t-il constant ou non dans son affec­tion stric­te­ment sexuelle ?

Est-ce que l’inconstance en ce domaine implique for­cé­ment infi­dé­li­té vis-à-vis du conjoint ou partenaire ?

Je ne le pense pas quant à moi, pas plus que je pense que la constance ait comme corol­laire la fidélité…

Il n’entre pas un seul ins­tant en mon esprit de faire l’apologie de l’homme-chien qui va au gré du hasard, flai­rant indif­fé­rem­ment au pos­té­rieur toutes les femelles ren­con­trées, ce qua­dru­pède four­voyé en nos milieux ne m’intéresse pas personnellement.

J’admets qu’un « indi­vi­dua­liste à notre manière », femme ou homme, puisse recher­cher d’autres liai­sons sexuelles, affi­ni­taires comme il se doit, sans pour cela rompre, tra­hir et sous-esti­mer, en quoi que ce soit, le com­pa­gnon ou la com­pagne de tous les jours.

Quelles sont donc les rai­sons de cette diver­gence, alors que l’accord semble se réa­li­ser en de nom­breux domaines, sauf celui-ci ?

Les rai­sons sont mul­tiples, phy­siques, psy­cho­lo­giques, endo­cri­niennes voire patho­lo­giques, cela sous-entend le sen­ti­ment, l’inégal carac­tère, l’appétit sexuel exa­cer­bé peut-être, l’impossibilité psy­chique d’accorder les vio­lons pour ce duo et d’autres innom­brables impon­dé­rables qui font que l’un des deux par­te­naires reste tou­jours insa­tis­fait, et recherche par ailleurs le com­plé­ment à cette eurythmie.

Nous savons qu’il existe des fidèles et constants à toute épreuve en ce domaine. En ont-ils plus de mérite ? Je ne le pense pas, cela répond tel­le­ment à leur idio­syn­cra­sie qu’il ne leur en coûte rien et ne leur demande aucun effort. En aiment-ils davan­tage leur com­pagne, leur compagnon ?

Telle est la ques­tion qu’il fau­drait poser, à laquelle, pour notre part, nous n’oserions pas répondre…

Nous nous en vou­drions de pen­ser que des cama­rades puisse croire qu’il y a ici même un plai­doyer pro domo ; je pense que ceux qui – quelle que soit mon atti­rance vers la fidé­li­té sym­bo­lique du lierre – ont le rare bon­heur de pou­voir accor­der (en plus des nom­breuses affi­ni­tés qui les relient) le vio­lon sexuel, que ceux-là approchent de la plus grande per­fec­tion vers laquelle nous ten­dons et qui nous est chère, puisque de là découle la plus grande somme de bon­heur, ce qui est pour nous l’absolu ou la pro­pen­sion vers laquelle nous ten­dons de toute notre éner­gie et de toutes nos facultés.

Tel est, pour ce qui me concerne, notre hédo­nisme, conjoin­te­ment à l’eudémonisme, pour satis­faire les purs linguistes.

Aimer sur d’autres plans n’implique nul­le­ment uni­ci­té, restriction.

Pour­quoi diver­si­té signi­fie­rait-il infi­dé­li­té et insin­cé­ri­té (bien enten­du cela s’entend chez ceux de notre monde affi­ni­taire et évolué) ?

Pour­quoi, quand nous abor­dons le pro­blème sexuel, notre éthique en cette matière s’avère-t-elle morale cou­rante, morale de pri­mi­tifs, esclaves du tabou sexuel ?

Est-ce que les inté­rêts maté­riels des co-contrac­tants n’influencent pas, même à leur insu (de bonne foi, je veux le croire) la réac­tion de celui ou celle qui se croit lésé en l’occurrence ? Bien enten­du, sou­le­ver cette ques­tion paraî­trait abo­mi­nable, là où le ou la vic­time se défend sin­cè­re­ment. d’être vénale en la question.

Sup­po­sons donc les inté­rêts maté­riels entiè­re­ment garan­tis par le soi-disant rup­teur du pacte, il reste la souf­france morale du trom­pé, ou soi-disant tel, ou de l’évincé.

Sommes-nous là au point cru­cial du pro­blème, en sachant que toutes les mesures de pro­phy­laxie sont mises à contri­bu­tion, pour évi­ter toute conta­mi­na­tion ulté­rieure du par­te­naire ou conjoint habi­tuel ? N’y a‑t-il pas là une part de jalou­sie par­don­nable peut-être, mais incoer­cible, à la pen­sée que son ou sa par­te­naire goûte une joie ou un plai­sir sans lui ou elle, et pour­tant le lésé, ou soi-disant tel, sait per­ti­nem­ment, en toute cer­ti­tude, qu’il ne sera frus­tré en rien, l’ami ou amant, amie ou amante demeu­rant comme avant.

Dans notre exclu­si­visme en cette matière ne sommes-nous pas vic­times d’ancestraux ins­tincts de pro­prié­té et d’autorité qui nous font perdre tout l’acquis que nous avions cru gagner sur la bête pri­mi­tive qui som­meillait en nous, et que le pre­mier contact de la réa­li­té ravale au rang du reître cap­tu­rant une proie féminine ?

Contrai­re­ment au cynique antique qui se flat­tait de pos­sé­der lais et se défen­dait de l’être par elle, « notre » indi­vi­du à sa recherche d’harmonie et de véri­té met­tra tous ses talents et tout son art (nous ne disons pas arti­fice), pour pos­sé­der sa par­te­naire dans cette mon­tée vers le sublime, afin d’être pos­sé­dé aus­si inté­gra­le­ment à son tour.

Sinon, c’est rece­voir plus que l’on ne donne.

Mais ceci, diront peut-être les scep­tiques, les désa­bu­sés, les déçus, c’est presque de l’absolu.

Pour­quoi, dans le monde meilleur que nous vou­drions pou­voir créer, du moins esquis­ser, pour ceux de « notre monde » n’apporterions-nous pas une pierre, à défaut de plu­sieurs, aux fon­da­tions sur les­quelles on puisse poser une des prin­ci­pales assises du bonheur ?

– O – 

À l’égard de l’argent, com­ment se com­por­te­ra notre com­pa­gnon (comme en tous les autres domaines) ? En homme véri­table, en accord cette fois avec l’antique cynique, il pos­sé­de­ra l’argent, mais sans se lais­ser pos­sé­der par lui. Là est le cri­té­rium très sévère auquel devraient se mesu­rer tous les indi­vi­dus qui se pré­tendent libé­rés ; ceux qui résis­te­ront à l’éblouissement et l’ensorcellement de l’argent sont rares, très rares, ceux-là sont réel­le­ment des hommes libres, leur ami­tié pour leurs frères en affran­chis­se­ment ne subi­ra aucune atteinte ou fluc­tua­tion dans l’échelle des valeurs hié­rar­chiques qu’ils occupent acci­den­tel­le­ment dans la société.

L’argent sera un moyen de satis­faire har­mo­nieu­se­ment tous ses besoins, phy­siques, maté­riels, ali­men­taires, intel­lec­tuels, etc., etc., en atten­dant qu’un jour d’autres moyens plus équi­tables per­mettent aux hommes de satis­faire tous leurs besoins indispensables.

Chaque fois qu’il le pour­ra, il aide­ra les ani­ma­teurs de « son monde » de ses deniers, pour leur per­mettre de répandre les idées qui leur sont chères, par la parole et la plume sous leurs dif­fé­rentes formes.

Il aide­ra éga­le­ment ses frères moins favo­ri­sés dans la cueillette de cette manne, il va sans dire ses frères dignes, dignes d’intérêt qui ne lui deman­de­ront rien – non les para­sites tapeurs qui sont par­fois plus exploi­teurs (in pet­to) que les affreux bour­geois qu’ils vitupèrent.

Comme le cos­tume ne fait pas l’artiste, le manque de pécule ne fait pas le révo­lu­tion­naire, encore moins l’homme libre.

Aider un frère véri­table plus mal­heu­reux maté­riel­le­ment, c’est res­ti­tuer à l’argent sa véri­table valeur d’affranchissement.

Car celui qui est esclave de l’argent – quoi­qu’il puisse exci­per pour don­ner le change – n’est pas un homme libre, encore moins un affranchi.

Semer l’idée libé­ra­trice, c’est l’antipode de la thé­sau­ri­sa­tion du métal (ou du papier qui le sym­bo­lise). Cha­cun croît, si l’on peut dire, en rai­son inverse de l’autre. Aucun com­pro­mis n’est pos­sible. Accep­ter un modus viven­di quel­conque c’est déjà déce­ler le défaut de la cui­rasse, mon­trer la faille par laquelle on succombera.

Résis­ter à une telle attrac­tion est autre­ment homé­rique que psal­mo­dier des cou­plets sub­ver­sifs sur l’Agora.

Plus l’homme tend à s’élever, plus les épreuves qui l’attendent sont her­cu­léennes, plus ceux qui les subissent avec hon­neur et digni­té sont des hommes dignes de ce nom.

Dio­gène, en son temps, les cher­chait en plein midi avec sa lan­terne ; de nos jours ils ne sont guère plus nombreux.

Ceux qui s’essaient à deve­nir des hommes ne dis­sertent pas for­cé­ment sur les tré­teaux de la foire, ils tâchent de le deve­nir le plus har­mo­nieu­se­ment pos­sible. Foin des théo­ries et sys­tèmes dog­ma­tiques et confor­mistes ! En accor­dant sans cesse leurs actions avec leurs pen­sées ils savent fort bien qu’agir autre­ment est le fait du bat­teur d’estrade.

[/​Albert Arjan/​]

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