Pendant longtemps Karos resta où il était tombé, après que le fouet eût zébré la dernière bande de chair encore intacte. Il gisait, immobile et quiet. Rien ne bougeait dans les ténèbres si ce n’est le sang qui coulait lentement des veines meurtries et filtrait le long des crevasses du sol d’argile de cette maison d’esclaves vers la petite frange de soleil qui pénétrait sous la porte.
La douleur l’avait étourdi. Karos ne murmurait ni ne se contorsionnait. Il se répétait que le châtiment était fini. Et cette certitude plongeait son esprit en une extase si douce qu’il lui semblait n’avoir jamais éprouvé d’aussi délicieuse sensation.
Il regretta de reprendre ses sens et le sentiment de douleur accompagnant accompagnant la morsure du fouet reparut. Il se releva, se plaignant doucement, et drapa autour de son corps son grossier vêtement ; lorsque le tissu entra en contact avec sa chair encore à vif, il lui fut impossible de retenir un cri de douleur. Trébuchant comme un homme ivre, il s’en fut vers son cubicle.
Le cubicle contenait un petit lit de paille, couvert d’une mince couverture, un tabouret à trois pieds et une caisse en bois sur laquelle se trouvaient un peigne, une coupe en terre et autres menus objets. Parmi ces derniers reposait un petit dieu en argile, de la hauteur d’un index, avec des ailes aux pieds et, à la main, une verge sur laquelle s’entrelaçaient deux serpents. Chaque esclave possédait une image semblable ; elles étaient confectionnées par Eratosthène, un aveugle qui fabriquait des idoles dans la rue du Conduit et les vendait un demi-drachme.
Karos jeta un regard sur l’Hermès et son front se plissa. Il était du devoir d’Hermès de protéger les esclaves et les voleurs aussi bien que les voyageurs, et Karos avait compté sur sa protection lorsqu’il avait volé la coupe d’argent, cause de sa punition. Furieux de la trahison du dieu, il s’en empara, cracha dessus, le jeta sur le sol et, le foulant aux pieds, le réduisit en pièces.
Aussitôt son accès de rage dissipé, Karos se repentit. Dans son esprit un projet venait d’éclore qu’il n’osait point exécuter sans l’amulette qu’il venait de détruire. Il lui en fallait une autre et il se trouvait sans une obole pour s’en procurer. Il songea à l’Hermès de son camarade de captivité Lukidas. Nulle idole ne s’était montrée aussi propice pour son possesseur que celle-là. On avait été jusqu’à offrir dix drachmes à Lukidas pour son dieu, mais il lui avait rapporté davantage de la garder. Karos n’ignorait pas qu’il était déshonorant pour un esclave d’en voler un autre ; il se glissa silencieusement hors de son cubicle et pénétra dans celui de Lukidas ; à son retour, le dieu dérobé était soigneusement dissimulé sous sa ceinture.
Karos sortit de la maison des esclaves et jeta les yeux autour de lui.
La maison des esclaves s’élevait au milieu des champs de sésame, à quelque distance du bâtiment d’exploitation. Au delà des champs s’étendaient des petits bois d’oliviers, se prolongeant jusque sur les flancs de la montagne où passait la grande route blanche conduisant de Karukos, bourg éloigné baigné par la mer, jusqu’au cœur des hauteurs du Cappadoce. Durant deux ou trois jours de marche on rencontrait des villes et des villages sur la route, puis on cessait d’en trouver, bien que certains prétendissent que la grande route blanche se continuait, pénétrant dans les régions inconnues situées au-delà comme un rayon projeté par le phare de la civilisation. Il circulait de sombres histoires sur le compte des barbares qui peuplaient ces vallées inaccessibles, ne parlaient pas grec et ne payaient aucun tribut au gouverneur. Karos avait entendu dire que, parmi eux, on rencontrait des mangeurs d’hommes et des hommes à tête de chien.
Personne ne l’avait vu sortir de la maison des esclaves. L’intendant s’en était allé au pressoir où de nombreux esclaves travaillaient durement à extraire l’huile précieuse. Karos tourna rapidement le coin du bâtiment et chercha un abri sous la haie épineuse qui protégeait le sésame. Il se mit à courir dans la direction des bosquets d’oliviers.
Il accomplit ainsi quelques mètres et s’arrêta, vaincu par la douleur. Le sang avait recommencé de couler. Il lui fallait aller très lentement, grinçant des dents pour imposer silence à ses souffrances. Il franchit ainsi les champs, les plantations d’oliviers et atteignit le fossé qui formait la limite du domaine. Là, sur le bord de la route, se dressait un pilier carré de pierre s’achevant en une tête barbue ; nul esclave n’était autorisé à franchir cette figure. Karos fit halte un instant, s’appuyant contre le Terme et jetant autour de lui d’inquiets coups d’œil. Alors, sautant par dessus le fossé, d’un bond il fut sur la route et partit le visage tourné vers le nord.
Dans l’opinion du propriétaire d’esclaves, le pire d’entre eux était le fugitif. Pas de rémission pour ce forfait ! Une seule façon d’y remédier : lui enchaîner les jambes et l’envoyer travailler aux mines. Parmi les esclaves eux-mêmes, le fugitif était considéré avec une espèce de sentiment d’horreur, comme un être dont la conduite n’était pas naturelle. Karos n’en ignorait rien, mais sa décision était prise. Tandis que le fouet fouaillait son corps, il s’était juré qu’il se tuerait plutôt que d’endurer à nouveau pareille punition. Karos, en effet, était un esclave gâté ; il avait été l’échanson et le favori de son maître, et c’était la première fois qu’on le fouettait.
Il se traîna le long de la route poussiéreuse plusieurs heures durant, jusqu’à ce qu’il eût atteint le sommet de la colline et se mit à descendre dans une vallée. Finalement., il arriva à une forêt de grands arbres noirs dont il ignorait le nom. Il abandonna la route et se glissa sous l’ombre des arbres jusqu’à ce qu’il se sentît épuisé et incapable de faire un pas de plus. Au bout de quelques minutes, il était profondément endormi.
Lorsque Karos rouvrit les yeux, il se sentit plus léger qu’au départ. L’air du matin était frais et virginal, le bois fourmillait de sauterelles et des scarabées aux reflets d’acier tourbillonnaient au-dessus de la mousse. Karos gisait satisfait et laissait le calme de la forêt bercer la douceur sourde qui saturait son corps. Au milieu de cette paix éclata un son qui le fit se dresser sur ses pieds, pâle, défait, et s’enfoncer désespérément dans les profondeurs du bois : c’était l’aboiement d’un dogue.
Karos ferma les yeux tout en courant et aperçut, en esprit, le chenil où il s’était si souvent rendu pour porter leur nourriture aux chiens. Il y en avait quatre, énormes, la lèvre pendante et les crocs luisant comme des couteaux. Chacun d’eux était de force à se mesurer avec un homme ou un loup, quel qu’il fût. L’esclave ne ressentait plus aucune douleur ; il se frayait un chemin à travers les branches, trébuchait sur les racines, descendant instinctivement la côte à la recherche d’une eau courante.
Il courait rapidement, mais les aboiements se rapprochaient et devenaient plus distincts. Il put entendre pendant quelque temps des voix d’hommes excitant les chiens, mais ces voix devinrent de moins en moins distinctes et finirent par ne plus être perceptibles. Karos ignorait pendant combien de temps il avait couru et sur quelle distance. Son cœur battait comme s’il avait voulu rompre ses côtes. Sa respiration semblait le dernier jet d’une pompe d’un puits à sec. Une corde lui serrait étroitement les tempes. Ses jambes lui paraissaient de pierre. Il courut jusqu’à ce qu’il sentit que mieux valait subir la morsure des crocs des chiens qui le poursuivaient, que continuer à courir. Il aperçut un ruisseau devant lui, à une douzaine d’enjambées, mais ces douze enjambées lui parurent aussi longues que la traversée d’un désert. Il parcourut encore au pas de course le quart de la distance, la moitié, puis tomba évanoui.
Lorsque l’esprit lui revint, il sentit quelque chose d’humide et de doux sur la joue. Il ouvrit les yeux. L’un des dogues le léchait. C’était Bellona, la favorite de Karos, à laquelle il avait toujours donné la pâtée la première. Les trois autres étaient étalés sur le sol, pantelants, la langue pendante. À peine Karos eut-il levé la tête qu’ils bondirent et s’approchèrent de lui. Il les flatta, chacun à leur tour, et les appela successivement par leur nom. Le souvenir lui revint alors des voix d’hommes qu’il avait entendues et il se souleva péniblement du sol. Ses pieds étaient percés d’épines et ils se mirent à saigner, lorsqu’étant entré dans le lit du cours d’eau, il s’y avança en remontant le courant.
Les dogues se secouèrent et suivirent Karos. Un moment après, celui-ci se retourna et leur commanda de s’en aller. Il suivit des heures et des heures le ruisseau, glissant et trébuchant sur les cailloux qui formaient son lit. Lorsqu’il s’aperçut qu’il avait échappé à toute poursuite, il éprouva le sentiment de la faim. Il sortit de l’eau, retourna dans le bois où il découvrit des mûres, des prunelles qu’il dévora avidement. Il continua de cueillir des fruits et à en manger jusqu’à la tombée du crépuscule. Puis il s’endormit.
Il se réveilla, affamé et malade. Il rencontra encore quelques fruits sauvages et se remit en route. Le bois cessa et fit place à une lande. Dans le lointain, une petite fumée s’élevait dans l’air. Après une heure de marche, Karos arriva à une petite cabane qui s’élevait au milieu de quelques champs mal cultivés. En le voyant, une femme et trois enfants sortirent de la cabane. Mais il ne vit pas trace d’homme. Le fugitif demanda du pain et la femme lui répondit en une langue étrangère. Il la poussa de côté et pénétra dans la maison. Trois pains se trouvaient sur un rayon. Il en prit deux, un dans chaque main et partit. La femme lui montra le poing et les enfants crachèrent dans sa direction.
Karos se remit à courir et ne s’arrêta qu’une fois arrivé bien loin de la maison. Il trouva un petit étang sur les bords duquel il s’assit. Il jeta quelques croûtes dans l’eau à titre d’offrande à son esprit familier. Il mangea alors l’un des pains. Ses pas l’amenèrent ensuite au milieu de collines, et il erra des jours durant sans savoir où. Il ne trouvait rien à manger et la maladie le reprenait. Tout en cheminant, il rêvait. Il rêvait que les chiens le suivaient et qu’il leur donnait à manger de gros morceaux de viande saignante. Il rêvait aussi qu’il était un enfant et qu’il se trouvait à bord d’un navire de pirates qui l’enlevaient. Il entendait le bruit des rames dans les toletières et celui qu’elles font en frappant l’eau. Le vent s’élevait, le pont du navire s’inclinait et il trébuchait en essayant de le parcourir.
Karos résolut de monter jusqu’au sommet de la colline en face de lui, d’y étendre son corps exténué et d’y attendre la mort. Il tira de sa ceinture l’Hermès volé, lui reprochant amèrement de ne pas lui avoir été favorable. Il supposait que l’Hermès n’avait de pouvoir que dans le district où il avait été fabriqué ; aussi, après quelque temps, il se débarrassa du dieu inutile. Il ignorait quels étaient les dieux de la contrée où il se trouvait, sinon il les eût adorés. Parvenu au sommet de la colline, il aperçut un gros bourg dans la vallée qui s’étendait au-delà.
Karos poussa un cri et s’arrêta. La faim le poussait à descendre vers le village et à y demander à manger ; mais les contes qu’il avait entendus concernant les habitants de ce territoire. lui revinrent à l’esprit et la crainte le retint. Il fut obligé de se remémorer la résolution qu’il venait de prendre de mourir plutôt que d’errer davantage. S’il devait périr – eh bien ! autant succomber du fait de ces barbares que mourir de faim. Esclave fugitif, n’ayant pour vêtements que des guenilles et pour corps qu’un ensemble de plaies et de contusions, les os saillissant sous la peau ; malade, éperdu, désespérant, il se tint immobile quelques minutes, angoissé et hésitant.
Il se décida enfin à descendre la côte.
Jusqu’au village s’étendaient des champs de froment, de millet, et d’un autre blé qu’il ne connaissait pas. Dans l’un des champs, le froment était coupé par des femmes qui ne ressemblaient à aucune de celles que l’esclave avait vues jusqu’ici, De stature rabougrie, de teint foncé, la tête couverte d’une chevelure noire, longue, rêche, elles portaient des vêtements de laine et des chaussures qui se terminaient par une pointe recourbée. À l’approche du fugitif, elles cessèrent leur travail pour le contempler curieusement ; puis un homme vêtu d’une peau de chèvre, – le surveillant du travail poussa un cri et partit en courant vers le village.
Karos sentit le cœur lui manquer. Il s’avança lentement, traînant ses pieds enflés. Il avait à peine atteint le dernier champ avant de pénétrer dans le village, qu’il fût cloué sur place à la vue d’une troupe venant à sa rencontre.
À la tête de la procession marchait un vieillard, d’une taille plus élevée que ceux qui le suivaient, un vieillard dont l’aspect vénérable et la longue barbe blanche frappèrent de crainte l’esclave. Sa tête était ceinte d’une bandelette qui rappela à Karos la bandelette sacrée du prêtre de Déméter ; en ses mains il portait une guirlande d’épis de blé, entremêlés de bleuets, ressemblant en tous points aux guirlandes dont sont ornées les cornes d’un bœuf qu’on se dispose à sacrifier. Le vieil homme était immédiatement suivi de garçons et de fillettes chargés de fleurs ; ensuite venaient des jeunes gens soufflant en des roseaux et frappant sur des cymbales en bois ; enfin, toute une foule de villageois. Ils marchaient aux accents d’un chant joyeux rappelant les chœurs sacrés de Dionysos.
Karos s’arrêta et attendit. Le vieillard, qu’il supposait être le prêtre ou le roi du village, s’approcha de lui et lui adressa la parole en une langue inconnue, et avec les marques d’un respect que ne s’expliquait pas le fugitif. Il ceignit ensuite de bandelettes le front de Karos ; à ce geste, les musiciens frappèrent leurs cymbales et le chant des assistants crût d’intensité et d’amplitude. Le prêtre prit ensuite Karos par la main, le conduisit dans le village, tandis que les enfants couraient au-devant de lui et jetaient des fleurs sous ses pas.
Karos n’en revenait pas. Il se laissait mener, sachant à peine ce qu’il faisait. La musique l’étourdissait et il se disait que ce devait être un nouveau rêve, du genre de ceux qui hantaient son cerveau alors qu’il gravissait la colline.
Un mur de boue défendait et entourait le village, s’élevant à hauteur de poitrine d’homme. La porte franchie, ils passèrent près d’un grand chêne ; sous ses branches s’élevait une énorme pierre dont le faîte était plat comme un autel, mais c’est en vain que Karos chercha le dieu auquel il était consacré. Les habitants du village résidaient en des cabanes rustiques, faites de claies dont les interstices étaient bouchées avec de la boue – de telle sorte qu’elles paraissaient, aux yeux du Grec, semblables à des nids. Au centre, au milieu d’une place, s’élevait une maison de meilleure apparence que le reste, bâtie à l’entour d’un arbre et couverte de chaume fin.
L’esclave dut baisser la tête pour passer sous la porte. L’intérieur était obscur ; au bout de quelques instants, il put cependant distinguer un tas de peaux d’un animal qui lui était inconnu, mais dont la fourrure était brune et douce au toucher. Il y avait également des ustensiles domestiques : un plat, une écuelle, une grosse pierre de silex, taillée comme le banchant d’une hache.
Karos s’effondra sur le lit de peaux. À cause du manque de nourriture, sa tête était vide, si bien qu’il ne se sentait pas tout à fait certain de la réalité de tout ce qu’il voyait. Mais le vénérable vieillard parut comprendre son état. Il dit un mot aux hommes qui l’avaient suivi jusqu’à la porte, ils partirent en courant et revinrent bientôt, apportant du lait, des châtaignes bouillies et de petits gâteaux de froment. L’esclave arracha la nourriture de leurs mains et se mit à la dévorer. Au dehors, le chant continuait et les sons en emplissaient ses oreilles. Une langueur douce et tiède le pénétrait tout entier. Il se sentait rassasié et céda au sommeil.
Lorsque Karos se réveilla, il était seul. Il se leva, et se dirigea vers la porte de la cabane. Il trouva un homme, accroupi sur le seuil, qui se leva dès qu’il aperçut haros, secoua la tête et lui fit comprendre par signes qu’il ne devait pas passer. Le fugitif recula. Il eut l’impression d’être prisonnier.
Durant les jours qui suivirent, le sort de l’esclave ne changea guère. Il s’aperçut que les villageois désiraient lui plaire, mais ils prenaient grand soin de ne point lui fournir l’occasion de s’échapper. Ils lui apportaient ce qu’ils pouvaient trouver de mieux en fait de manger et de boire. Après quelque temps, ils introduisirent une jeune fille dans la cabane en lui faisant comprendre qu’elle était destinée à être sa femme. Elle tomba aux genoux de Karos qui fut content de lui voir éprouver de la crainte à son égard. Cet événement, et le respect que lui manifestaient ses gardiens lui rendirent de l’assurance ; il insista pour sortir de sa demeure et se promener dans le village. Ceci lui fut permis, mais il était surveillé de près, et chaque fois qu’il essayait de rôder par les champs, on le faisait rentrer au-dedans des murs.
Tous les jours, cependant, le vénérable prêtre venait lui rendre visite. De lui et de la jeune fille, le Grec apprit ce qu’il put de la tangue des barbares. Dès qu’il fut en état de se faire quelque peu comprendre, il chercha à savoir le nom du dieu de l’endroit.
Jusqu’alors, il s’était demandé quelle sorte de religion possédaient ces êtres. Il se souvenait du bizarre autel qu’il avait remarqué avant de pénétrer dans le village, mais il n’y avait aperçu aucun vestige de divinité ; il n’avait pu découvrir non plus ailleurs aucun signe de temple ou d’idole. C’était une chose affreuse pour Karos que de vivre sans la présence d’une protection divine quelconque, car on lui avait appris que les dieux ressentaient et punissaient la négligence des hommes.
Lorsqu’il essayait de questionner sa compagne à ce sujet, elle paraissait redouter de répondre et ne le faisait que par des gestes qui embarrassaient Karos. Le vieux prêtre lui expliqua qu’il y avait beaucoup de mauvais esprits que l’on conjurait à l’aide de signes et de talismans magiques. Il s’offrit même à enseigner quelques-uns de ces signes à Karos, qui découvrit qu’ils lui étaient déjà familiers, étant les mêmes que ceux dont se servent les esclaves. En même temps, le prêtre l’assura que, pour son propre compte, il n’avait rien à craindre – aussi longtemps qu’il ne sortirait pas de la cabane – car l’arbre autour duquel elle était bâtie possédait des propriétés magiques, défenses redoutables contre les entreprises des démons.
Rien de tout cela n’était, nouveau pour le Grec. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était l’absence de ces Êtres grandioses et plus puissants, adorés dans le monde d’où il avait fui. Le Soleil et la Lune, par exemple – la Diane des Ephésiens et la grande Cybèle des Phrygiens. Ces montagnards barbares n’avaient-ils jamais entendu parler de ces dieux célèbres ?
Le vieillard hocha la tête. Le soleil et la lune étaient situés trop loin pour que leurs prières pussent les atteindre ; d’ailleurs, c’est à peine s’ils leur reconnaissaient un caractère divin.
Qui adoraient-ils alors ? – car un village ne peut se passer de dieu.
— Tu es notre dieu, répondit le prêtre en le fixant curieusement.
Cette réponse rendit Karos muet. Tout ce qui l’avait rempli d’étonnement jusqu’ici lui devint immédiatement clair : la joie manifestée à son arrivée, la procession, la bandelette sacrée et les fleurs. Sans doute, ces barbares l’avaient pris pour un visiteur céleste : Hermès ou Apollon. La hutte où il se trouvait était son temple, le vieillard était son prêtre.
Dès ce moment, un grand changement s’opéra dans l’attitude de Karos. Il sentait, dans toutes ses allées et venues, les yeux des villageois fixés sur lui et il s’efforçait de jouer de son mieux son nouveau rôle. Sa démarche devenait grave, son visage sévère et condescendant. Il ne parlait aux gens qu’il rencontrait que rarement et en observant beaucoup de réserve. Ces derniers, d’ailleurs, semblaient s’étre préparés à cette incarnation divine et même en être ravis. Sa compagne, seule, s’éloignait de lui ; il la trouvait parfois pleurant en silence. Un jour qu’il maniait la hache de silex, elle la lui arracha brusquement, des mains et la cacha hors de sa portée. Karos la battit.
Une matinée de printemps, l’esclave-dieu entendit retentir, hors de sa demeure, la même musique qui l’avait accueilli à son arrivée. Le vieux prêtre apparut et le pria de se préparer pour la grande fête annuelle des semailles. Au printemps, tous les êtres humains sacrifient à leurs dieux pour en obtenir quelque bénédiction sur leurs champs, et Karos exultait à la pensée qu’un sacrifice allait lui être offert. Le vieillard lui fit revêtir une robe blanche toute neuve, l’oignit et lui fit absorber une boisson enivrante. Ils sortirent ensemble et trouvèrent, assemblés dans l’espace qui s’étendait devant la maison, des musiciens, des chanteurs, des enfants portant des branches de saule prêtes à bourgeonner, enfin une grande foule d’hommes et de femmes.
Karos se sentait la tête lourde, mais de chaque côté des hommes le soutenaient et l’emmenaient à la suite de la joyeuse musique. Ils s’arrêtèrent enfin devant le grand autel de pierre, Karos remarqua que le prêtre tenait dans l’une de ses mains une hache de silex semblable à celle que sa compagne avait dérobée à sa vue, mais il ne pouvait nulle part découvrir l’agneau ou le veau consacré. Il s’aperçut que ceux qui l’entouraient étaient étrangement excités, qu’ils se pressaient autour de lui, et qu’ils posaient les mains sur son vêtement comme s’ils voulaient en extraire une bénédiction.
La musique devint plus intense, plus frénétique, le chant se transforma en une mélopée aigue, les chanteurs rompirent leurs rangs et se mirent à tourner à l’entour de lui en une ronde folle ; la tête de l’esclave-dieu tourna également, il perdit connaissance, eut la sensation qui tombait à la renverse sur l’autel et aperçut comme en un brouillard la hache suspendue au-dessus de sa tête et mettant un siècle pour descendre et s’enfoncer dans sa gorge.
[/Allen