La Presse Anarchiste

La philosophie de l’égoïsme

Outre les indi­vi­dus, nous ren­con­trons des groupes diver­se­ment cimen­tés par des idées qui les gou­vernent : tels sont les familles, les tri­bus, les États et les églises. Plus un groupe s’avoisine de cet état où il est main­te­nu en exis­tence par l’intérêt de ses membres sans contrainte de l’un d’eux exer­cée sur les autres, plus ce groupe s’approche du carac­tère d’un Ego, d’un entier. L’observation et la réflexion montrent que tout groupe ou col­lec­ti­vi­té, qui n’est pas entiè­re­ment com­po­sé d’individus réunis et adhé­rant au groupe par accord indi­vi­duel, n’a jamais atteint l’approximation indis­pen­sable pour que le groupe pos­sède un carac­tère d’égoïsme indé­pen­dant. La famille, la tri­bu, l’État et l’église sont domi­nés phy­si­que­ment ou men­ta­le­ment par quelques indi­vi­dus qui se trouvent en leur sein. Ces groupes, tels que l’histoire nous les a fait connaître, n’auraient jamais exis­té, mal­gré l’énorme pou­voir et l’influence de leurs diri­geants, si la masse de leurs membres n’avait été sou­mise à cer­taines croyances domi­nantes, qui ne sont autres que l’ignorance, la crainte, l’asservissement.

Avec cette expli­ca­tion et les conces­sions qu’elle implique, on peut par­ler du groupe comme approxi­ma­ti­ve­ment égoïste dans son carac­tère. C’est lors­qu’ils sont le moins influen­cés par leurs membres indi­vi­duels, que la famille, la nation, l’État sont les plus avan­ta­gés. C’est en vain qu’on fait appel à ces indi­vi­dua­li­tés com­plexes – comme les désigne la fan­tai­sie de cer­tains auteurs – pour four­nir une excep­tion au prin­cipe de l’Égoïsme. Lorsque Jacques spé­cule sur l’ignorance de Jean ou sur des habi­tudes acquises dans la pra­tique de l’aide mutuelle – et que Jean est trop confiant pour faire remon­ter la tran­sac­tion incri­mi­née à ses ori­gines fon­da­men­tales et aux cal­culs du béné­fice mutuel – on accuse immé­dia­te­ment Jacques d’égoïsme, de cupi­di­té, tan­dis qu’il féli­cite, lui, sa vic­time de s’être si volon­tiers prê­tée à son jeu. Mais quand la famille exige un lourd sacri­fice de ses membres, les mora­listes attirent l’attention sur les avan­tages de la famille et la néces­si­té de tels sacri­fices – jamais sur le phé­no­mène de la forme féroce d’Égoïsme qui règne dans la famille, s’imposant à ses membres qui ont pro­fi­té de quelques-uns de ses avan­tages, puis cédé à des pré­ten­tions qui ne sup­portent pas l’analyse – ou remon­tant dans le pas­sé à un véri­table compte de pro­fits et pertes.

C’est de même qu’on a dit à l’homme qu’il a besoin d’une femme, à la femme qu’elle a besoin d’un époux, aux enfants qu’ils ont besoin de leurs parents et que, par la suite, l’obéissance de leurs enfants leur sera néces­saire. C’est en ver­tu de ces idées que la femme, l’homme, les jeunes gens ont dû sacri­fier leur bon­heur de diverses façons, sans qu’ils aient pu se deman­der avec pré­ci­sion quels étaient leurs besoins indi­vi­duels et s’ils n’auraient pas pu les satis­faire avec moins de sacrifices.

La famille, s’efforçant de deve­nir un Ego, traite ses membres comme un Ego traite natu­rel­le­ment la matière orga­nique ou inor­ga­nique dont il peut dis­po­ser. L’inepte, l’incapable devient du maté­riel brut. La per­sonne a la facul­té de ne plus s’occuper de soi, de se rési­gner à être uti­li­sée comme une chose par n’importe quel autre Ego ou soi-disant tel, en quête d’aliments et de base d’opérations.

Ce soi-disant Ego, cet Ego en puis­sance, « l’organisme social » ren­force les exi­gences de la famille avec une per­sua­sion qui ne recule devant aucun men­songe, en com­men­çant par convaincre l’individu avec une cer­taine logique géné­rale que cha­cun a besoin de son pro­chain, puis il a recours à la flat­te­rie, pro­met de com­pen­ser les désa­van­tages encou­rus par la louange, inté­rieure et exté­rieure, cela tout en exer­çant une véri­table ter­reur morale sur chaque esprit assez faible pour s’incliner – tout cela pour sou­mettre l’Ego réel au soi-disant com­plexe mais impos­sible Ego. Car ce n’est pas le bien de la famille qui est l’objet de l’État ou de « l’organisme social » – mais le sien propre. L’État bavarde sur la sain­te­té, l’indestructibilité de la famille, mais la traite sans ména­ge­ments quand ses inté­rêts entrent en conflit avec les siens. « L’organisme social » arme la famille contre l’individu et l’État contre la famille, mena­çant ain­si la situa­tion de celle-ci – il mena­ce­ra même l’État, si celui-ci peut être dis­tin­gué de la com­mu­nau­té, c’est-à-dire que « l’organisme social » ne tolère pas l’existence de nations séparées.

Ces obser­va­tions ne sau­raient nous faire oublier que le groupe, ou la col­lec­ti­vi­té, reflète la volon­té de quelques esprits diri­geants, ou, dans un sens plus éten­du, la volon­té d’un grand nombre de chefs influen­cés par cer­taines croyances. Selon que la char­rue est tirée par un, deux ou trois che­vaux, ses mou­ve­ments dif­fèrent. La com­plexi­té des mou­ve­ments résul­tant de l’attelage des trois che­vaux est un phé­no­mène qu’il convient d’étudier, mais ce qui importe c’est de se pré­oc­cu­per des forces-motifs élé­men­taires dont la com­bi­nai­son amène le résul­tat ; il en est ain­si pour toute socié­té. Les phé­no­mènes qui s’y pro­duisent se rela­tivent aux condi­tions de connais­sance et de cir­cons­tances qui déter­minent la direc­tion des dési­rs per­son­nels. Le désir et l’aversion sont des mobiles cer­tains, fon­dés qu’ils sont sur la conser­va­tion per­son­nelle, qu’on ren­contre dans la nature de l’existence orga­nique, ce qui la dif­fé­ren­cie de l’existence inor­ga­nique. L’ensemble des dési­rs et des déplai­sirs, agis­sant et réagis­sant, consti­tue ce qu’on appelle la « volon­té sociale » – terme plus com­mode qu’exact. Vou­loir en faire une enti­té est une fan­tai­sie méta­phy­sique. L’unité de volon­té est le signe de l’individualité. L’apparente per­son­na­li­té sociale, les indi­vi­dus mis à part, est le résul­tat évident du concours géné­ral des volon­tés. Elles ne peuvent faire autre chose que suivre des lignes paral­lèles de moindre résis­tance, mais le prisme intel­lec­tuel sépare les rayons sociaux amalgamés.

L’église forme un groupe impor­tant, sou­mis à une croyance théo­lo­gique. Le carac­tère pri­mi­tif de son prin­cipe trouve son expres­sion com­plé­men­taire dans le simple et trans­pa­rent Égoïsme de ses mobiles immé­diats. Un dic­ta­teur per­son­nel, juge et rému­né­ra­teur à la fois, à l’existence fon­dée sur la foi, com­mande et menace. Le croyant sacri­fie une par­tie de ses plai­sirs pour se rendre ce maître pro­pice, car il redoute son pou­voir. Des habi­tudes s’acquièrent et l’esprit d’investigation est ter­ro­ri­sé à la fois par la foi per­son­nelle et la crainte des autres croyants, vigi­lants et into­lé­rants. L’espoir du Para­dis et la crainte du châ­ti­ment relèvent de l’Égoïsme le plus pur. Sur le même plan, la mora­li­té implique la crainte de l’homme et l’espoir de tirer du pro­fit de l’homme – tout cela allié à la foi en la néces­si­té de rem­plir en pre­mier lieu les devoirs ecclé­sias­tiques. Trans­por­té sur ce plan méta­phy­sique, l’analyse s’avère plus dif­fi­cile, sans doute, mais la phi­lo­so­phie s’est déjà empa­rée, en son entier, de cet état d’esprit secon­daire ou tran­si­toire, de telle sorte que l’é­vo­lu­tio­niste est en mesure de pré­dire la dis­pa­ri­tion de ce phé­no­mène et son rem­pla­ce­ment par des idées posi­tives et pro­gres­sives. Le stade méta­phy­sique pas­se­ra, quoique l’opposition en marche néglige les for­mules qui l’abritent. En fait, l’homme mys­ti­fié, ensor­ce­lé, est libé­ré dès qu’il a le cou­rage de bri­ser la chaîne de fan­tai­sie qui a rem­pla­cé la chaîne de la peur théo­lo­gique. Dans cette course pro­gres­sive, l’exemple a une valeur sug­ges­tive et même démons­tra­tive, et de nou­velles habi­tudes de recherche posi­tive et spé­ci­fique rendent l’intellect maître de soi et des émo­tions qui jusque-là le tenaient en esclavage.

Pour résu­mer cette par­tie de notre sujet, que ceux qui prêchent contre l’Égoïsme au nom de la divi­ni­té, de la socié­té ou de l’humanité, nous montrent une divi­ni­té qui soit autre chose qu’un auto­crate égoïste, ou des fidèles se cour­bant devant lui pour une autre rai­son que celle-ci : ils pensent qu’il est plus sage de se sou­mettre ; qu’ils nous montrent une famille qui se sacri­fie à ses membres et non les espé­rances et les aspi­ra­tions de ceux-ci à elle-même ; qu’ils nous montrent une com­mu­nau­té, une orga­ni­sa­tion sociale, un État renon­çant à se défendre et à s’accroître ; qu’ils nous montrent un milieu quel­conque, visant à la durée, qui n’existe autre­ment que pour soi et se dresse contre toute indi­vi­dua­li­té qui vou­drait échap­per à son influence et à son pou­voir ; qu’ils nous montrent une huma­ni­té col­lec­tive exis­tant autre­ment que pour elle-même, col­lec­ti­vi­té, même s’il faut décou­ra­ger et sup­pri­mer tonte liber­té indi­vi­duelle que la dite col­lec­ti­vi­té consi­dère mal dis­po­sée à son égard ou, pour le moins, sur laquelle elle ne peut comp­ter pour œuvrer, en der­nier res­sort, à son pro­fit. Soi-même est la pen­sée et le but de tous et de cha­cun. Pour soi-même est leur carac­té­ris­tique com­mune. Sans cela, il n’y aurait que matière brute, pri­mi­tive, proie à la dis­po­si­tion des autres orga­nismes en progrès.

(À suivre).

[/​James L. Wal­ker.
Tra­duc­tion E. Armand./]

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