La Presse Anarchiste

Lettres impies contre l’institution de la famille

[/​À Madame V.M./]

Dans ma der­nière lettre, j’ai, madame, attri­bué à la fai­blesse phy­sique de la femme et à la supé­rio­ri­té, non pas de l’intelligence, mais des forces phy­siques de l’homme, la for­ma­tion de la cel­lule-mère d’où naî­tra l’institution de la famille. Celle-ci va, au cours des temps, se trou­ver gre­vée d’une hypo­thèque qui en vicie­ra la bonne har­mo­nie : la dot. La pra­tique de la dot, sous les formes les plus diverses, que de temps immé­mo­rial l’homme a exi­gée de la femme, témoigne déjà de la faveur qu’il pré­tend lui faire en l’agréant pour épouse, et de l’état pré­su­mé d’infériorité de celle qu’il daigne prendre sous sa pro­tec­tion. Par son adhé­sion for­cée à cette pra­tique, la femme recon­naît la supré­ma­tie de son « sei­gneur et maître » et se résigne à son sort. Mais le mariage, quand il est subor­don­né au ver­se­ment d’une dot, implique néces­sai­re­ment que l’amour-sen­ti­ment est absent chez l’homme, la pos­ses­sion de sa conjointe com­blant ses dési­rs de mâle. Pour la femme, au contraire, dans la plu­part de cas, c’est l’amour-sen­ti­ment qui donne du charme à la pos­ses­sion. Et si l’on en croit Sten­dhal, « une femme tendre n’arrive à ce point de ne trou­ver le plai­sir phy­sique qu’auprès de l’homme qu’elle aime ». Ce plai­sir-là ne lui étant pas don­né dans les mariages où la femme se vend à l’homme moyen­nant une dot, ou dans les mariages dits de conve­nance ou de rai­son, la femme, pour peu que son cœur soit de feu, rêve des embras­se­ments avec l’être idéal, vivant ou ima­gi­naire, qu’elle évoque men­ta­le­ment dans le lit conju­gal même. J’en ai connu qui m’ont avoué que chaque fois que leur mari ten­tait une approche, elles s’enfuyaient pour échap­per à son étreinte. Alors, quand la femme se dérobe, ou se résigne, qu’arrive-t-il ? Que l’homme, dans son orgueil de mâle, ne pou­vant se faire à l’idée que celle qu’il a dis­tin­guée entre toutes et qui est sa pro­prié­té légale, soit rebelle à son désir ou ne le par­tage pas, la pen­sée jaillit en lui qu’elle en aime un autre. Et alors com­mence pour la femme le sup­plice de Des­de­mone ou celui de madon­na. Pia qui eut le même sort qu’elle et dont Dante nous conte la ter­rible et tou­chante aven­ture. Nel­lo del­la Pie­tra, nous dit-il, « avait obte­nu la main de madon­na Pia, l’unique héri­tière des Tolo­méi, la famille la plus riche et la plus noble de Sienne. Sa beau­té, qui fai­sait l’admiration de la Tos­cane, fit naître dans le cœur de son époux une jalou­sie qui, enve­ni­mée par de faux rap­ports et des soup­çons sans cesse renais­sants, lui sug­gé­ra le plus affreux pro­jet. Il la condui­sit dans la maremme de Vol­terre, célèbre alors comme aujourd’­hui par les effets de l’aria cat­ti­va. Jamais il ne vou­lut dire à sa mal­heu­reuse femme la rai­son de son exil en un lieu si dan­ge­reux. Son orgueil ne dai­gna pro­non­cer ni plainte ni accu­sa­tion. II vivait seul avec elle, dans une tour aban­don­née ; là, il ne rom­pit jamais son dédai­gneux silence, jamais il ne répon­dit aux ques­tions de sa jeune épouse, jamais il n’écouta ses prières. Il atten­dit froi­de­ment auprès d’elle que l’air pes­ti­len­tiel eût pro­duit son effet. Les vapeurs de ces marais ne tar­dèrent pas à flé­trir ces traits, les plus beaux qui dans ce siècle eussent paru sur cette terre. En peu de mois elle mou­rut. On rap­porte que Nel­lo employa le poi­gnard pour hâter sa fin. Et rien de plus noble et de plus déli­cat que la manière dont la jeune Pia adresse la parole à Dante :

Deh ! Quan­do tu serai tor­na­to al mondo…
Ricor­di­ti di me, che son la Pia ;
Sie­na me fé : dis­fe­ce­mi Maremma :
Sal­si colui, che ‘nan­ne­la­ta pria
Dis­po­san­do m’avea con la sua gemma[[Hélas ! quand tu seras de retour au monde des vivants, daigne aus­si m’accorder un sou­ve­nir. Je suis la Pia ; Sienne me don­na la vie ; je trou­vai la mort dans nos maremmes. Celui qui en m’épousant m’avait don­né son anneau sait mon histoire.]].

Sans doute, toutes les femmes n’ont pas pour mari un Othel­lo ou un Nel­lo del­la Pie­tra. Mais com­bien qui, en dépit des mœurs actuelles si indul­gentes pour­tant aux femmes éva­dées de la pri­son conju­gale avec ou sans la com­pli­ci­té d’un amant, en dépit de la loi du divorce qui, par auto­ri­té même de jus­tice, leur per­mettent de déser­ter le foyer conju­gal, se résignent à subir le sup­plice de la jalou­sie, par « devoir », par res­pect d’elles-mêmes, pour l’honneur du nom qu’elles portent et pour ne pas don­ner prise à la médi­sance, dussent-elles vivre désor­mais dans le plus dou­lou­reux des veu­vages, le veu­vage du cœur.

Une d’elles me fit un jour, d’un air attris­té, le récit de sa lamen­table odys­sée conju­gale. Elle avait été mariée par la volon­té de ses parents, à un âge où elle avait encore « les che­veux dans le dos », me dit-elle pour m’expliquer qu’elle fai­sait son entrée dans la vie mari­tale sans rien savoir de l’obligation que lui impo­sait le rite du mariage et des « devoirs » envers son époux. Mais elle s’aperçut bien­tôt qu’elle était assu­jet­tie au plus des­pote des maris qu’elle bap­ti­sa son « garde-chiourme », et depuis elle fut la plus mal­heu­reuse des femmes. Quand je la vis pour la pre­mière fois, je fus ébloui par sa rare beau­té qui fai­sait l’admiration de tout ce que la socié­té pari­sienne comp­tait de mon­dains, de finan­ciers, d’hommes de Lettres et d’artistes. Fêtée, adu­lée, dési­rée, elle eût été la reine des salons pari­siens si elle avait obéi aux sug­ges­tions de ses ado­ra­teurs qui, séduits par sa fas­ci­nante beau­té, par son intel­li­gence qu’accentuait la dou­ceur de ses yeux pers, témoins d’une bon­té inef­fable, d’un cœur géné­reux et d’une âme de cris­tal, l’engageaient au divorce pour la sous­traire à son « garde-chiourme » et la com­bler de richesses. Com­bien eussent suc­com­bé à la ten­ta­tion ! Mais elle pré­fé­ra sacri­fier son bon­heur à son « devoir », au main­tien de son foyer fami­lial qui fut un foyer de dis­cordes entre elle et son mari – qu’elle n’aimait pas. Les pré­ju­gés qui avaient fait d’elle une vic­time, étaient sau­vés. Mais la socié­té qui lui dres­sait des embûches par toutes les ten­ta­tions qu’elle semait sous ses pas, la récom­pen­sait de sa ver­tu par la médi­sance même contre laquelle l’innocente croyait avoir mis une assu­rance en res­pec­tant la fidé­li­té conju­gale, et l’attaquait ain­si par nargue de la ver­tu même.

Et s’imagine-t-on au prix de quelles souf­frances muettes elle cachait à ses enfants ses déboires conju­gaux afin de ne pas sus­ci­ter en eux le moindre res­sen­ti­ment contre leur père ? S’imagine-t-on les réflexions amères qui ont empoi­son­né son exis­tence, une vie terne, sans joie et sans amour et à laquelle seul l’amour de ses enfants qu’elle ado­rait venait, dans sa détresse, offrir à cette femme d’élite sa seule rai­son de vivre ? Com­bien en pour­rait-on comp­ter de femmes esclaves du « devoir », comme elle, qui furent et sont encore des mar­tyres de l’institution de la famille, quand l’amour n’a pas pré­si­dé à l’union conjugale ?

Et c’est de cette carence de l’amour-sen­ti­ment dans le mariage, qu’est née toute notre humanité !

Aus­si, à consi­dé­rer la socié­té actuelle dans toutes ses mani­fes­ta­tions publiques et pri­vées, éton­nons-nous de la voir titu­ber, comme ivre-morte, sans bous­sole, et sans qu’une main amie, sans qu’une per­sonne aver­tie lui tende le fil d’Ariane qui doit la tirer du laby­rinthe où elle s’est éga­rée depuis l’origine de notre histoire.

Mais ce n’est pas seule­ment à la carence de l’amour-sen­ti­ment que l’on doit attri­buer la més­in­tel­li­gence et les dis­cordes qui sur­gissent entre les époux. Aux causes que j’ai déjà, bien que suc­cinc­te­ment énu­mé­rées, il y a lieu d’ajouter la ques­tion d’argent. Je vous en entre­tien­drai dans ma pro­chaine lettre.

En atten­dant, je vous renou­velle, madame, mes hom­mages les plus fer­vem­ment distingués.

[/​Albé­rix./​]

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