La Presse Anarchiste

L’existentialisme

Il nous faudrait des pages pour résumer la causerie de notre ami Edgar Pesch sur l’existentialisme [[Edgard Pesch : L’Existentialisme, essai cri­tique (30 fr., chez l’auteur, 5, rue Clav­el. Paris 19e).]] (dont Jean-Paul Sartre, comme on sait, est le plus bril­lant prophète), expli­quer ce qui dif­féren­cie le pour-soi et l’en-soi, l’essence et l’être – la con­cep­tion sar­tri­enne du néant, du monde sans aucune néces­sité logique, de la lib­erté de choix, du dan­ger d’engluement de l’individu, de l’angoisse exis­ten­tielle à sur­mon­ter, des rela­tions de l’être avec autrui. Con­tentons-nous d’extraire quelques lignes de la brochure d’E. Pesch :

« Pour Sartre, la vie de l’homme réside essen­tielle­ment dans sa lib­erté ; pour lui, exis­ter et être libre sont syn­onymes. La morale indi­vidu­elle qu’il indique est la prise de con­science par l’être de cette lib­erté à tout instant de la vie.

« L’homme est tou­jours libre, parce qu’il choisit tou­jours, même s’il laisse atro­phi­er sa lib­erté, même s’il glisse vers l’empâtement et la solid­i­fi­ca­tion, ou s’il recourt à la mau­vaise foi, il a choisi sa voie. Même s’il attend des déci­sions d’autrui et s’abstient d’agir, il choisit encore en ne choi­sis­sant pas (puisqu’il choisit de ne pas choisir). L’être peut don­ner à sa lib­erté une forme supérieure, celle qui mène à la vie authen­tique, ou une forme inférieure où elle per­dra ses plus belles prérog­a­tives, mais il ne peut y renon­cer. La lib­erté n’a pas d’autre borne que celle de ne pou­voir cess­er d’être libre.

« La sit­u­a­tion ne lim­ite pas la lib­erté car toute sit­u­a­tion, loin d’être objec­tive, est subjective…

« Aucune con­trainte – ni celle des choses, ni celle d’autrui – ne saurait restrein­dre la lib­erté de l’homme, l’être lui-même, en y renonçant, en fait la démon­stra­tion puisqu’il choisit d’y renon­cer et l’affirme par cela même… Là est le ressort qui fait de l’être un héros qui, loin d’être surhu­main, est pleine­ment humain. C’est dans cette pos­si­bil­ité, dans ce per­pétuel devenir de ses poten­tial­ités que l’homme rejette les dieux parce qu’il les égale tous. Il les égale à dater du moment qu’en exis­tant il s’aperçoit de sa lib­erté. À côté de la petitesse de l’homme éclate sa vraie grandeur. »

Il est évi­dent qu’il y a là oppo­si­tion fla­grante par rap­port à la con­cep­tion courante du déter­min­isme. Il con­vient d’ajouter ici que l’existentialisme rejette l’objectivité sci­en­tifique. – Il ne sépare pas non plus la notion de lib­erté de celle de responsabilité.

Les per­son­nages des œuvres lit­téraires pro­duites par J. P. Sartre et son école sont en général indé­cis, veules, lâch­es, apathiques, falots, dépourvus de ressort, a‑dynamiques. Ils sont loin d’« exis­tence authen­tique » exaltée par la philoso­phie dont s’agit. Peut-être en est-il ain­si parce qu’ils sont les pro­duits de l’époque actuelle, qu’ils ne peu­vent être autrement : nous voici revenus au déterminisme.

L’existentialisme nous apporte-t-il quelque chose de neuf ? Peut-on le con­sid­ér­er comme « une réac­tion de la philoso­phie de l’homme con­tre l’excès de la philoso­phie des idées et de la philoso­phie des choses ».

Dans Free­dom du 27 juil­let dernier, Her­bert Read, dans un arti­cle sur « L’Unique et sa Pro­priété », écrivait ce qui suit :

« J’aimerais faire remar­quer que la doc­trine à la mode de l’existentialisme doit quelque chose à Stirn­er – les ressem­blances sont trop nom­breuses et trop évi­dentes pour être acci­den­telles. On pré­tend que la philoso­phie de Sartre dérive de celle de Hei­deg­ger – auteur dont je con­nais très peu de chose – et on dit que Hei­deg­ger dérive de Kierkegaard, dont l’œuvre m’est en grande par­tie con­nue. Mais je n’aperçois pas de ressem­blance entre les extrémités de cette chaîne, entre Kierkegaard et Sartre. Les per­son­nages des pièces et des romans de ce dernier me parais­sent avoir été cen­trés autour d’une philoso­phie qui me sem­ble ana­logue à celle de Stirn­er (avec l’addition d’une dose de prag­ma­tisme améri­cain). Ils sont tous préoc­cupés de décou­vrir la nature illu­soire de la lib­erté, la tyran­nie des « ismes » ; tous ils épousent une vue non-méta­physique, anti­hy­pothé­tique de la réal­ité. Chaque héros sar­trien arrive à une con­clu­sion qui ressem­ble fort à celle de l’ouvrage de Stirner :

« Dans l’Unique, le pos­sesseur retourne au rien créa­teur dont il est sor­ti. Tout Être supérieur à Moi, que ce soit Dieu ou que ce soit l’Homme, affaib­lit le sen­ti­ment de mon unic­ité et pâlit seule­ment devant le soleil de cette con­science. Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créa­teur éphémère et périss­able, qui se dévore lui-même, et je puis dire : je n’ai basé ma cause sur rien. »

[|* * * *|]

Ces aperçus incom­plets, impré­cis, impar­faits jetés sur le papi­er, je voudrais exprimer ma sur­prise con­cer­nant un pas­sage d’un arti­cle de J. P. Sartre, paru dans Les Temps Mod­ernes du 1er juil­let 1946 et ain­si conçu : « Il nous est apparu d’abord que l’acte révo­lu­tion­naire était l’acte libre par excel­lence, non point d’une lib­erté anar­chiste et indi­vid­u­al­iste : en ce cas, en effet, le révo­lu­tion­naire, de par sa sit­u­a­tion même, ne pour­rait que réclamer plus ou moins explicite­ment les droits de la classe exquise, c’est-à-dire son inté­gra­tion aux couch­es sociales supérieures ». Con­sid­ér­er l’acte révo­lu­tion­naire comme l’acte libre par excel­lence est une opin­ion. Mais pré­ten­dre que la lib­erté, telle que la conçoivent les indi­vid­u­al­istes an-archistes – con­sis­terait pour ceux-ci à réclamer les droits de « la classe exquise » – est une inex­ac­ti­tude fla­grante. Les indi­vid­u­al­istes an-archistes récla­ment la lib­erté de se dévelop­per inté­grale­ment, jusqu’au point où leur développe­ment empiéterait sur le développe­ment d’autrui (dans le cadre d’un milieu social igno­rant la con­trainte archiste, autrement dit étatiste ou gourverne­men­tale). Or, « la classe exquise » n’a jamais cessé d’empiéter sur autrui pour con­serv­er, con­solid­er et éten­dre ses priv­ilèges. C’est pourquoi les indi­vid­u­al­istes anar­chistes s’y sen­tent comme des étrangers. Ils ne se sen­ti­raient chez eux que dans un ensem­ble social où tous les hommes seraient libérés, c’est-à-dire doués d’une men­tal­ité telle qu’ils ignor­eraient la dom­i­na­tion de l’homme par l’homme ou le milieu social, et vice ver­sa – l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu social, et vice ver­sa. Il est sur­prenant que Sartre ignore de tels truismes.

[/E. A./]


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