À Buenos-Aires, dans le couvent qu’il avait élu comme ultime résidence, mourait, il y a quelques semaines, Manuel de Falla, le plus grand musicien espagnol contemporain.
Sa personnalité s’incorpore à l’histoire de l’art en compagnie de tout le complexe psychologique de sa vie et de son âme ; avec cet ensemble d’échos ancestraux, de voix du passé et de prémonitions dont son œuvre même est la figuration.
Autour de son cadavre, dans la capitale de la Nouvelle Espagne, se poursuivit la lutte qui s’était disputée son existence et sa. production tout le long de sa vie.
Laïques et catholiques, espagnols de droite et de gauche tentèrent de s’emparer du mort ; les moines, en compagnie desquels il avait trépassé, montèrent la garde auprès de son cadavre et, en fin de compte – et légitimement – ce furent eux qui le mirent en terre.
Ne leur disputons pas ces tristes dépouilles. Elles leur appartenaient. L’âme de Falla, déséquilibrée, égarée dans un univers effroyable de doutes et d’angoisses, s’était réfugiée dans cette suprême et primitive consolation qu’a toujours été la religion pour les peuples incultes, et qu’elle est encore pour les hommes simples.
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L’âme de Falla était sœur de celle de Charles Quint, le moine de Yuste, assistant à ses propres funérailles, dans une débauche de pourpre sur un fond apocalyptique de douleur et de misère et avec un accompagnement de lamentations et d’invocations bibliques. Elle représente le classique espagnol, le barbare et le primitif espagnols, le tragique et la correction espagnols, avec le même goût pour la malpropreté et la lasciveté. Les grandioses accords de Falla ; les sons immortels de l’« Amour Sorcier », le rythme enfiévré et luxurieux, sensuel et mystique, de la Danse Rituelle du Feu, cela c’est le pêle-mêle ibérique, c’est ce qui, à travers le temps, a formé les éléments essentiels de son art, de sa littérature, de sa vie politique, de ses luttes sociales, de son histoire…
Le drame moral de Falla, son exaltation religieuse, son retour à la foi primitive ne se différencient pas essentiellement de la conversion d’un Huysmans, de l’abjuration des erreurs d’un Papini, du retour au bercail d’un Panaït Istrati. Je ferai simplement remarquer que chez certains êtres, inclinés à l’exagération, aux attitudes blasphématoires, aux jérémiades et à l’excessif, cet état psychique est international et permanent.
Or, chez Falla, on trouve les caractéristiques sombres, exaltées et peut-être sincères qu’on ne découvre ni chez Huysmans ni chez Panini. Huysmans s’accomoda avec l’Église et Panini tira un parti littéraire de sa fameuse abjuration. Falla a vécu la tragédie morale du repentir. Il est Miguel de Manara, Raimond Lulie, le greco, Zurbaran et Utrillo.
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Il aime sa musique, ardente, passionnée, avec l’exaltation personnelle de ses états d’âme. Internationalement on ne connaît de Falla que l’« Amour sorcier ». Cependant, il existe un autre Falla, peu connu, lyrique, extraordinaire : celui qui, dans la chaleur de son culte pour Albéniz, devint un habitué du Mont-Sacré de Grenade. Remarquons ici le parallélisme de ses inclinations avec le goût caractéristique de Huysmans pour les aberrations du Sabbat, Huysmans qui écrivit dans Là-Bas l’œuvre littéraire de sorcellerie la plus parfaite et la plus achevée.
Toute la musique gitane de Falla est imprégnée du même rythme sensuel et mystique qui devait le mener au couvent de Buenos-Aires, Comme dans les nus d’Utrillo l’obsession de la chair féminine y palpite – le sentiment de la luxure propre aux mystiques. Saint-Antoine subit ses tentations parce que l’obsession est en lui, parce que c’est sa libido qui, mise en mouvement, le pousse a voir la femme et ses séductions dans tout ce qui l’entoure. À la lumière de la science moderne, jugés par la psychanalyse, peu de saints et encore moins de vierges échapperaient à un diagnostic clinique implacable.
Falla n’a pas produit de musique religieuse. Il lui manquait la religiosité tranquille d’un Bach, d’un Brahms le sentiment grandiose du psaume qu’on rencontre chez un Schubert. En Falla tout est passion, agitation, terreur, fièvre, angoisse : il se débat dans un abîme de doutes et de superstitions primitives, pénétré d’épouvante devant la mort, l’inconnu, les ténèbres. « La Danse Rituelle du Feu » est à la fois une danse sacrée, mimée devant des divinités primitives et menaçantes, face aux entrailles ouvertes des vierges immolées – et une danse lascive de bayadères, rimée, accordée au rythme et à la cadence de la musique orientale. La culture musicale, chez Falla, s’unit à l’instinct : le Mont-Sacré de Grenade tend la main à la Scala de Milan.
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Autour de Falla on a brodé maintes histoires. On a parlé d’amours malheureuses, d’une femme, d’une gitane probablement, d’un niveau spirituel très inférieur, qui l’aurait entraîné dans toutes sortes de dégradations. Tout cela aurait été la cause de son avilissement moral et artistique.
Ce qu’il y a de certain, c’est que sa production présente évidemment de brusques sauts, qu’on n’y trouve pas cette unité ascendante qu’on rencontre chez un Albéniz, pour ne citer qu’un musicien espagnol contemporain. Cependant, dans son désordre même, dans son inégalité, gît une des séductions les plus grandes de l’art de Falla, impossible à classifier, à confondre avec aucun autre, qui contient des pages dignes des meilleurs maîtres. La « Danse Rituelle du Feu » figure aujourd’hui au répertoire de la musique moderne internationale et dans les programmes des meilleurs concerts…
Comme de nombreux intellectuels espagnols, Falla eut peur de la Révolution et s’écarta aussi bien des gauches que des droites. Une amitié affectueuse l’unissait à Garcia Lorca et sa mort le désola. Mais, comme Baroja, comme Unamuno, comme Benavente – le plus abject de tous – il recula atterré devant la grandeur des forces populaires déchaînées, devant le spectacle des ouragans sociaux, implacables et dangereux comme les catastrophes sidérales, furieux et indomptables comme les secousses sismiques… Une fois encore, il s’enfuit au couvent…
L’attitude active, la présence permanente dans tous les avatars mystérieux de l’existence, dans tous les efforts humains est l’apanage caractéristique des âmes courageuses. L’attitude d’un Victor Hugo se dressant, la tête blanchie, contre les crimes de Thiers et dénonçant, d’une voix tonnante, les assassins du peuple – celle d’un Pi y Margall, prenant la défense des internationalistes universellement mis hors la loi – l’héroïsme politique d’un Tolstoï, défendant les nihilistes contre toutes les colères du tsar et justifiant les actes de terreur populaire – ces gestes sont le propre des consciences libres, des esprits demeurés jeunes et vivants. La sérénité scientifique d’un Berthelot ou d’un Renan, parcourant en eux-mêmes un chemin inverse à celui de Falla, ruinant l’impossible foi et ensevelissant les dieux morts – ces gestes-là, l’habitué du Mont-Sacré, imbu de superstitions, sauvage et fantastique, ne pouvait les accomplir.
Il joua son drame obscur, sa tragédie d’espagnol échappé au monde sensuel et païen. Symbole d’une Espagne vieillie, il quitta la vie nimbé par le halo fabuleux de ses repentirs et de ses excès.
Recueillons sa production et abandonnons ses restes aux moines qui ensevelirent, d’abord son âme avant d’enterrer son corps.
Ce n’est pas avec des cadavres en putréfaction que la vie se continue et s’éternise. C’est avec l’affirmation journalière de l’existence, avec la profession d’une foi quotidienne, active, immortelle et héroïque en l’homme, en l’humanité et en leurs destins.
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