Diverses préoccupations m’ont empêchée jusqu’ici de reprendre nos entretiens sur le pluralisme en amour ou en amitié.
1° L’amour universel, l’amitié universelle sont de très jolis prétextes à développements littéraires et mystiques, mais en ce qui me concerne, je tiens à ce que mon ami me consacre son amitié, à moi, unité terrienne et non citoyenne de l’étendue ou de l’espace ou de l’infini cosmique. À moi, être de chair et d’os, personne distincte du voisin ou de la voisine, différente de ses autres amies à lui. À moi « unique » et non fantôme ou entité métaphysique. Et c’est ainsi que je considère mon ami : avec un visage, un corps qui lui appartient, un sentiment de responsabilité personnelle de ses actions et gestes à mon égard. Mon ami est « l’Unique » – nul ne lui ressemble et je ne saurais le confondre avec aucun autre. Je l’ai choisi, lui, et non quelqu’un d’autre. C’est un individu à part. Il en est de même pour les êtres choisis par la pluraliste que je suis – ils n’ont rien de commun avec les autres, – ils ont un caractère, un tempérament bien à eux qui leur est propre. Ils ne sont pas noyés dans la brume indistincte d’un magma cosmique.
2° Pour ma part, j’aime bien savoir à qui j’ai affaire. Je ne me sens aucune attirance vers celui qui, pluraliste aujourd’hui, m’informe que demain il peut devenir uniciste. J’ai en horreur les girouettes en amitié, en amour ; les caméléons sentimentaux, affectifs. Je désire savoir, dans tous les domaines de l’activité de ceux avec lesquels je suis en rapport, sur « quel pied danser » comme vous dites en français. Comme je suis pour le durable, le constant, etc., on comprend que ne me sourient guère les relations d’un genre quelconque avec le changeant, le volage, l’indécis, l’instable, l’hésitant et ainsi de suite. Qu’ils s’adressent ailleurs.
Non pas que je nie l’évolution des tempéraments, des caractères, des idées. Mais non du jour au lendemain : après une longue réflexion, à la suite d’une série d’expériences, de son propre fait ou du fait d’autrui, sur lesquelles on a médité des années peut-être. Et surtout à condition qu’il n’y ait pas de souffrance infligée aux irresponsables de l’évolution ou de l’involution du personnage évoluant ou involuant.
3° Il y a aussi la question de la préférence, sur laquelle je voudrais revenir. Dans l’union plurale, la famille d’élection, j’avoue, individualiste comme je suis, que le rôle de satellite ne me plaît pas du tout. – le beau terme que celui de satellite, n’est-ce pas ? Ma dignité et ma fierté d’individu conscient de sa valeur en tant qu’« Unique » s’y opposent. Je refuse carrément d’être placée sur un plan inférieur à celui où est ou sont situées l’amie ou les amies de mon compagnon de route, de mon ami. Et pourquoi serais-je par rapport à elle, à elles, dans une position seconde ou troisième ? L’idée ne me viendrait pas de reléguer en deuxième ou troisième position le nouvel ami, les nouveaux amis que j’associerais à celui, à ceux (avec son ou leur approbation, bien entendu) auquel, ou auxquels, j’ai accordé mon amitié. Le rôle de surnuméraire dans leur vie ne saurait me convenir, je le déclare en toute franchise. Je me considérerais comme humiliée si je n’étais pas tenue au courant de leur existence de tous les jours, même, ne cohabitant pas avec eux ; je m’attends à ce qu’ils m’entretiennent de leurs desseins, qu’ils me consultent (ou qu’ils me conseillent), que nous arrêtions ensemble les projets de nature à orienter leur activité vers des voies nouvelles ou à les confirmer dans les chemins suivis jusqu’alors. Suis-je l’amie ou non ? Suis-je de la famille ou non Et mon ami, l’est-il ou non ? Est-il de la famille ou non ?
Satellite, surnuméraire, subalterne très peu pour moi, apôtres de la préférence ! Mieux vaut demeurer isolé, solitaire.
C’est pourquoi il est de nécessité absolue d’établir (après un examen sérieux des aspirations et des besoins des divers participants et des cas d’espèce qui peuvent se présenter) avec un soin minutieux les termes de l’accord qui doit régir l’association que constitue l’union plurale ou la famille d’élection. Et une fois cet accord établi, de s’y tenir, chaque co-associé s’étayant sur sa volonté de bonne foi. Sinon, c’est la domination de l’arbitraire, l’imposition du caprice, l’assujettissement à la souffrance imméritée — bref, tout ce qui caractérise
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