La Presse Anarchiste

Partialité ou impartialité de l’éducation

À l’égard de l’enfant, le péda­gogue ne doit jamais perdre de vue que

« la plus belle chose au monde est d’être soi »

En par­lant et en res­tant dans le cadre de cette concep­tion, il est évident que l’enfant n’appartient ni à sa mère, ni à son père, ni à sa famille, ni à l’État, ni à la Socié­té, ni à l’Église, ni à Une per­son­na­li­té ou col­lec­ti­vi­té, quelle qu’elle soit :

l’enfant n’appartient qu’à lui-même. 

Mais des ques­tions, impor­tantes et com­plexes, se posent, savoir :

– « Que faire de l’enfant jus­qu’à ce qu’il soit en état de se pro­non­cer avec un suf­fi­sant degré de connaissance ? »

– « Com­ment l’enfant peut-il acqué­rir les connais­sances qui l’amèneront à être capable de se déter­mi­ner lui-même ? »

– « Qui choi­sir comme ini­tia­teur pour incul­quer ces connais­sances à l’enfant, sans que le dit ini­tia­teur l’influence par ses propres conceptions ? »

En d’autres termes :

– « Un pro­fes­seur peut-il faire montre d’une abso­lue neu­tra­li­té envers l’enfant qui se confie à lui pour acqué­rir les connais­sances indis­pen­sables à son auto-déter­mi­na­tion consciente ? »

Je pense qu’il serait peu rai­son­nable de répondre par l’affirmative à pareille question.

Aus­si péné­tré qu’il soit de son rôle, l’initateur ne sau­rait apprendre à l’enfant sans influen­cer son déter­mi­nisme par ses propres vues, concep­tions, thèses qu’il sou­tient d’ordinaire, etc. Son désir même d’orienter l’enfant vers ce qu’il croit lui-même être « le mieux » serait déjà suf­fi­sant pour créer une grave brèche dans le prin­cipe de neutralité.

Mais, à mon sens, la péda­go­gie n’est pas seule­ment l’art d’apprendre, c’est aus­si l’art de com­prendre. L’art d’apprendre à l’enfant et l’art de com­prendre l’enfant.

Apprendre à l’enfant, cela ne veut pas dire, évi­dem­ment, lui apprendre n’importe quoi, comme dans les pro­grammes de l’enseignement – offi­ciel ou pri­vé – mais lui apprendre ce qui sera utile à lui, de savoir ; ce qui sera utile, à lui de connaître pour favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de sa per­son­na­li­té et dans le sens pro­pice à celui que l’incite à prendre sa nature foncière.

Or, on ne peut apprendre à l’enfant ce qui sera utile, à lui, de savoir si on ne com­prend pas l’enfant. Et, pour com­prendre l’enfant, il faut l’aimer.

L’aimer, non pas en lui prê­tant des sen­ti­ments et des rai­sons d’adulte ou de vieillard, mais – et c’est là où c’est très dif­fi­cile – en l’aimant pour ce qu’il est et comme il est en tant qu’enfant.

L’initiateur qui aime ain­si son élève traite avec lui d’égal à égal et le consi­dère comme un cama­rade et un ami. C’est la seule garan­tie qu’il puisse don­ner à l’enfant d’assurer la sau­ve­garde de sa per­son­na­li­té, pré­sente et future.

(Nous sommes donc ici pla­cés sur le ter­rain de la « cama­ra­de­rie pure » que j’ai déjà expo­sée et qui veut qu’entre cama­rades.« pour de vrai », règne une atmo­sphère telle que cha­cun se sente vivre en paix, et dans l’inutilité d’avoir à résis­ter à une contrainte quel­conque pou­vant pro­ve­nir de l’un ou de l’autre).

Il est cer­tain que, dans la socié­té actuelle, telle qu’elle est consti­tuée, enfant et ini­tia­teur sont pla­cés dans des condi­tions peu satis­fai­santes pour per­mettre au pre­mier de sen­tir l’intégrité de sa per­sonne entiè­re­ment sau­ve­gar­dée, au second pour exer­cer son « apostolat ».

L’enfant ne peut res­ter cepen­dant sans connais­sances et l’initiateur appar­te­nant au per­son­nel ensei­gnant – peu importe, que ce soit dans une école gou­ver­ne­men­tale ou pri­vée – ne peut lui incul­quer ces connais­sances dans le sens pré­cis que je viens d’indiquer.

Mais, à quelque école qu’il appar­tienne, le pro­fes­seur peut tou­jours essayer de réduire le plus pos­sible la mal­fai­sance que recèlent les pro­grammes d’enseignement. Il peut être intel­li­gent au point de ne plus exer­cer son art – son art de péda­gogue – avec la rigueur d’un « pion », d’un « maître d’école ».

Il lui est pos­sible d’aimer assez son élève pour ne pas le heur­ter, le frois­ser, l’humilier ; de cher­cher à com­prendre ce que contient en germe la jeune âme confiée à sa protection.

II lui est loi­sible de s’en faire aimer, au lieu de s’en faire craindre, de cap­ter et de méri­ter sa confiance au lieu d’imposer son autorité.

Sans doute, devra-t-il faire quelques conces­sions au « pro­gramme » ; mais il peut tou­jours se mon­trer un péda­gogue intel­li­gent en s’efforçant le plus pos­sible de rendre inopé­rantes les direc­tives de ce pro­gramme ; en s’ingéniant, par la ruse intel­lec­tuelle, de faire en sorte que ces conces­sions n’aient d’autre effet que de sau­ver les appa­rences, non d’orienter effec­ti­ve­ment la men­ta­li­té de l’enfant vers des concep­tions fausses et nui­sibles à ses inté­rêts directs et réels.

S’il n’est pas capable de cela ; l’initiateur redes­cend au rang de « maître d’école » et n’est, par consé­quent, pas plus inté­res­sant que n’importe quel autre « maître » dont, indi­vi­dua­liste, je sou­haite ardem­ment la disparition.

[|* * * *|]

Une remarque pour conclure :

Dans cette ques­tion de l’influence de l’enseignement sur la per­son­na­li­té indi­vi­duelle, il y a lieu de consi­dé­rer la nature même de l’individu sur qui – contre qui, devrais-je dire – s’exerce cet enseignement.

Ixi­grec, moi-même, et com­bien d’autres, n’avons pu nous évi­ter la pré­sence obli­ga­toire dans ces écoles de dres­sage où la Socié­té enferme les petits d’homme pour « les édu­quer », et, pour­tant, de loin s’en faut que les diri­geants de ces écoles aient, en ce qui nous concerne, atteint les buts qu’ils s’étaient assi­gnés en nous impo­sant de fré­quen­ter ces éta­blis­se­ments. Nous habi­tuer à refré­ner nos dési­rs, à refou­ler nos aspi­ra­tions, à ne pas cher­cher à vivre pour nous-mêmes, à subor­don­ner nos indi­vi­dua­li­tés à des grou­pe­ments, des ins­ti­tu­tions, des orga­ni­sa­tions ; en bref, à nous faire renon­cer à nous-mêmes : tel était le prin­ci­pal de ces buts.

Pour­quoi les sévices de ces ensei­gne­ments néfastes n’ont-ils pas lais­sé de traces en nous, alors qu’ils en ont mar­qué d’autres de façon indélébile ?

C’est que nous étions heu­reu­se­ment doués d’un tem­pé­ra­ment réfrac­taire à cette absorp­tion de l’individualité par les agglo­mé­rats ou des enti­tés exté­rieurs à elle-même.

Certes, le « maître d’école » a eu, un moment, tan­dis que nous étions sans défense et sans méfiance, de l’emprise sur la par­tie psy­cho­lo­gique de notre individu.

Certes, il nous a fal­lu ensuite batailler sans répit pour reje­ter une à une toutes les erreurs bour­rées dans notre cer­veau sous l’aspect sédui­sant de véri­tés dog­ma­tiques, pour extraire un à un les pré­ju­gés entas­sés dans notre céré­bra­li­té et notre sen­ti­men­ta­li­té, et nous libé­rer enfin de tous les men­songes et de tous les sophismes dont l’éducation infer­nale du « pion » nous avait gavés et qui devaient, selon lui, consti­tuer notre nour­ri­ture spi­ri­tuelle jus­qu’au retour de notre être dans le néant.

Sans doute sub­siste-t-il encore quelques-uns de ces far­deaux dans cer­tains replis de nos cir­con­vo­lu­tions cer­vi­cales et avons-nous encore à repous­ser les assauts d’une édu­ca­tion ancienne non com­plè­te­ment exhu­mée de notre « moi ». 

Mais, tout de même, nous ne nous fai­sons plus illu­sion sur ce que nous sommes, ni, sur­tout, sur ce que le « maître d’école » aurait vou­lu que nous devenions.

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Donc, je pense que le tem­pé­ra­ment indi­vi­dua­liste – pour qui en est pour­vu – tend tou­jours à se déga­ger de l’étreinte des édu­ca­teurs – de métier ou autres – et que c’est peut-être le meilleur outil et le plus effi­cace que nous ayons à notre dis­po­si­tion pour démo­lir le tau­dis d’ignorance où auraient aimé nous voir habi­ter les dits éducateurs.

Mais que de temps per­du, gâché ! quel sabo­tage de notre exis­tence ! Et quelle res­pon­sa­bi­li­té pèse sur tous leurs auteurs, à com­men­cer par l’instituteur-salarié-de‑l’État qui, pour de l’argent, accepte de contri­buer à asser­vir et à dégra­der l’homme alors qu’il n’est encore qu’un enfant !

[/​Pam­phi­lé­ros./​]

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