[/Bombay, 8 décembre 1946./]
M. E.E. Rosen, le « Managing Director » de l’Ultraradios C° Ltd. anglaise, actuellement pour affaires aux Indes, disait à des journalistes qu’il.avait convoqués à un lunch, que lorsque la radio a fait son apparition outre-Manche, la presse s’était montrée très réticente, redoutant la concurrence qui lui était ainsi créée. Or, on s’est aperçu par la suite que cette crainte était sans fondement. Dans. les Indes, où 90 % de la population est illettrée, où dans la plus grande partie des villages quelques personnes seulement peuvent souscrire un abonnement à un journal, la radio et le film peuvent être introduits sans causer de tort à la presse. Il se peut que dans une génération – si les plans d’éducation réussissent – la presse atteigne les masses. D’ici là la radio peut jouer un grand rôle, même plus grand que le cinéma, car il faut posséder l’ouïe et la vue pour jouir d’un film, alors que la radio peut être entendue par un aveugle ; malheureusement, l’achat d’un poste récepteur dépasse les capacités de l’Indien pauvre, alors qu’un Indien ordinaire peut, de temps à autre, se payer une place dans un cinéma.
Il y a cependant un avantage que la Presse possède (ou devrait posséder) sur la Radio, c’est qu’elle est beaucoup moins assujettie à la censure. Les postes émetteurs de tous les pays – même là où ils ne sont pas la propriété du Gouvernement – sont soumis à sa tutelle, au nom de l’impartialité ou de l’unilatéralité des opinions. Cette soi-disant impartialité rend les programmes ennuyeux et fastidieux, car non seulement elle élimine la controverse, mais arrive à ne plus présenter que les vues du gouvernement sur les nouvelles et les affaires publiques. La négation l’emporte sur l’affirmation positive – les événements sont davantage éludés qu’exposés tels qu’ils sont en réalité. Réfléchissez à ce que nous apportent les bulletins d’information : des nouvelles sans importance véritable, et malgré cela destinées à égarer le public. Pas plus que la Presse d’ailleurs, la Radio n’est éducative. Elle est conçue pour amuser, distraire, induire en erreur.
Voici par exemple la BBC qui se proclame indépendante – tout en recevant de larges subsides du gouvernement anglais – elle ne peut pas permettre à des speakers appartenant à des partis politiques divers de faire connaître leur opinion sur la marche des affaires publiques, de crainte qu’on ne l’accuse de faire de la propagande. Qu’appelle-t-on alors neutralité ? – La suppression ! – Ce qui ne l’empêche pas de diffuser les vues du gouvernement à toute occasion, de placer le microphone à la disposition de ses membres pour qu’ils puissent se défendre lorsque des décisions soulèvent une controverse – ce que les ministres se gardent bien de faire, se contentant de parler à la radio lorsqu’ils veulent justifier leurs opinions et leurs actes, le public leur paraissant troublé par leurs paroles ne l’utilisent qu’à l’occasion des action ou leur inaction. En général, en Angleterre, les ministres ou leurs porte-cérémonies. Ce serait une bonne idée de diffuser les débats du Parlement, puisqu’on suppose qu’on y échange des vues sur les affaires publiques.
Jusqu’ici aucun parlement (à l’exception du Parlement rouge, à l’occasion de ses ennuyeuses et cérémonielles séances d’ouverture) ne divulgue ses débats. Ceux-ci restent un secret pour le public. On m’objectera qu’on ne peut diffuser tout au long une séance du Parlement au cours d’un programme qui n’accorde que 10 ou 15 minutes à chacune de ses émissions. Mais on n’y regarde pas de si près quand il s’agit de relayer les courses de chevaux ou les matches sportifs. Ce qu’on vise, c’est à amuser le public, non à le faire penser (toutes réserves étant faites sur le caractère éducatif des débats parlementaires !).
La radio – si l’on veut qu’elle soit un instrument d’information et d’éducation publiques – devra remanier de fond en comble ses programmes. C’est à cette condition seule qu’elle deviendra « populaire », au vrai sens du mot. Dans la plupart des pays, la classe moyenne suit les traces des classes oisives quant au, t’ont. Dans les journaux bien rédigés on peut encore découvrir, en cherchant bien, quelque information intéressante qui s’est glissée ‘dans un coin perdu, ou encore lire entre les lignes. A la radio, impossible : elle redoute la « pensée dangereuse ». Voilà où conduisent la neutralité et l’impartialité.
La plupart des radios européennes ont un programme qui dure 20 heures par jour et, si l’on y ajoute les émissions à destination de l’étranger : « 28 heures ».
Alors que les radios européennes donnent de la bonne musique, de la musique classique, aux Indes le morceau de résistance est un bruit confus et déconcertant emprunté à la musique de film. Les postes européens relaient des concerts et parfois diffusent des conférences éducatives, malgré le chiqué patriotard qui les défigure.
Quoique les compagnies américaines fassent figurer dans leurs programmes tout ce qu’il y a de laid et d’inutile dans les radios d’Europe (et également ce qu’elles peuvent offrir d’intéressant) elles semblent émettre avec plus d’indépendance. Elles organisent parfois des « tribunes libres » – ou autre arrangement analogue – sur des questions prêtant à controverse. Voilà un bon point. Malheureusement, ces compagnies imposent à leurs auditeurs l’écoute d’une publicité avantageuse pour leurs caisses. Certains des meilleurs « causeurs » de la radio, tel Raymond Swing se sont fait des dizaines de milliers de dollars par an, en présentant au public des produits devenus célèbres. Il est vrai qu’on peut toujours « tourner le bouton » dès qu’apparaît une annonce. Quoi qu’il en soit, la radio américaine est en situation de présenter des programmes de variétés sans rivales. Évidemment, en leur plus grande partie, ces variétés sont insipides et sottes.
Aux Indes, le personnel employé à la radio est très mal payé. Quelqu’un, lors d’une séance de l’assemblée législative, ayant demandé des renseignements à cet égard, il lui fut répondu que c’était un secret… Il n’y a pas de « droits réservés » et toute production peut être utilisée autant de fois qu’il est possible sans donner lieu à des versements ultérieurs. Elle peut même être prêtée à l’extérieur de l’Inde, à condition de payer un léger droit à l’administration de la Radio indienne. Des personnages viennent devant le micro parce qu’ils ont un nom ou tiennent momentanément la vedette. Naturellement, il n’y a, aux Indes, aucune émission critique, aucune conférence culturelle digne de ce nom. À qui, d’ailleurs, notre Radio s’adresserait-elle ? Ce n’est qu’un instrument, d’abrutissement populaire.
Les gouvernements ont tort d’imaginer que les esprits quelque peu avertis ne se rendent pas compte que la radio émet à sens unique et les gens finiront par perdre, toute confiance en ce qui s’y dit. Depuis 25 ans, la Radio – dans sa partie officielle – n’a fait que distribuer et répandre des mensonges. C’est aux possesseurs de postes d’exiger de leurs gouvernants qu’ils leur fassent entendre « l’autre son de cloche ».
[/M.P.T.