La Presse Anarchiste

Van Gogh était-il fou ?

Au Musée de l’Orangerie, à Paris sont réu­nies 172 ouvrages de van Gogh. On admet générale­ment aujour­d’hui que ce fut un grand pein­tre. Il s’était for­mé de lui-même, ayant peu fréquen­té l’Ecole des Beaux-Arts. C’était un indi­vid­u­al­iste farouche, a‑t-on – dit de lui, surtout un soli­taire. Élevé dans une famille protes­tante (son père était pas­teur) il demeu­rait ren­fer­mé, inac­ces­si­ble, « Ses frères et ses sœurs — écrit. Elis­a­beth V. Gogh dans ses sou­venirs per­son­nels — lui étaient étrangers. Il se prom­e­nait seul. Ils n’osaient pas le suiv­re. Il allait à la riv­ière et pêchait des insectes aqua­tiques. Il les piquait dans une boîte blanche où il inscrivait le nom de chaque bête, sou­vent en latin. Il con­nais­sait les endroits où poussent les fleurs des champs. Il botani­sait, il pen­sait, il rêvait.

Il lisait aus­si. Il voy­agea hors de son pays natal, la Hol­lande, fit con­nais­sance avec Brux­elles, Lon­dres, Paris où il était occupé chez Goupil, édi­teurs d’art, aux­quels sent oncle, Vin­cent van Gogh avait cédé son fonds de marc­hand de couleurs et de tableaux. Il quitte les Goupil sans aver­tisse­ment, repart à Lon­dres où il enseigne le français et où on l’emploie à recou­vr­er les men­su­al­ités dues par les élèves, occu­pa­tion dont il se tire d’une façon désas­treuse. Après être revenu en Hol­lande dans un état lam­en­ta­ble, s’être sur­mené en tra­vail­lant chez un autre de ses oncles, con­struc­teur de bureaux, il se sent appelé à évangélis­er et part en mis­sion dans le Bori­nage où, pour ne pas hum­i­li­er les mineurs aux­quels il apporte la bonne parole, il se noircit les mains. Une épidémie de typhus acca­blant le pays, il soigne les malades avec tant de fer­veur qu’il est (par un inspecteur du Comité d’Évangélisation) accusé d’excès de zèle – on par­le même de folie mys­tique. Son père le ramène en Hol­lande, et il apporte avec lui ses pre­miers dessins. C’en est fait, il sera peintre.

Qu’est van Gogh au fond ? Un inqui­et, un tour­men­té, un soli­taire qui souf­fre de sa soli­tude : « Plutôt vivre avec une méchante putain que vivre seul ». Il voudrait lui, l’inadapté, dis­penser bon­heur et cer­ti­tude. Il pré­tend épouser un mod­èle qu’il avait recueil­li, une pros­ti­tuée mère de six enfants. Son père vient le chercher et le ramène au pres­bytère : « Vin­cent devient de plus en plus étranger pour nous, il ne nous regarde plus ». La pein­ture l’envoûte. Il retourne à Paris.

Après avoir fréquen­té la petite bou­tique de four­ni­tures pour pein­tres du père Tan­guy, ex-com­mu­nard (elle était sise rue Clauzel), y avoir con­nu Signac, Seu­rat, Gau­guin, avoir ren­con­tré ailleurs, au « Tam­bourin », Alphonse Allais, Rol­li­nat, Steinlen, Forain – van Gogh s’en fut vers le Midi, en quête de la lumière provençale.

Le voilà à Arles ; la lumière de la Provence ne l’a pas déçu, mais ce qui le désil­lu­sionne c’est Gau­guin qu’il avait sup­plié de venir le rejoin­dre et qui, paraît-il, se mon­trait artiste très « mod­ern style », se payant de mots, pro­fes­sant, offi­ciant, suresthéti­sant, tant et si bien que le soir de Noël 1886, au café Vin­cent, van Gogh empoigne son verre — un verre d’absinthe — et le lui jette à la figure.

À par­tir de ce moment il sem­ble qu’aient dis­paru le calme et la sérénité de van Gogh. Le lende­main matin, il rend vis­ite à Gau­guin, s’excuse, mais le même soir, celui-ci l’aperçoit, place Vic­tor-Hugo, qui le pour­suit un rasoir à la main. Gau­guin se retourne, van Gogh cesse la pour­suite, ren­tre à la mai­son et se tranche l’oreille juste au ras de la tête. Au sor­tir de l’hôpital, il est admis dans une mai­son de san­té de Saint-Rémy. À la crise furieuse suc­cé­da l’apaisement. Bien­tôt on lui per­mit de regag­n­er Arles où la pop­u­la­tion lui fit mau­vais accueil et le tint pour dan­gereux ; il revint alors à Saint-Rémy où il pou­vait pein­dre sans exciter de curiosité malveil­lante. Jamais il n’avait tant produit.

Il faut con­sid­ér­er longue­ment les por­traits que nous avons de van Gogh. Au doux van Gogh au chevalet ou au cha­peau de paille a suc­cédé le van Gogh à la barbe en brosse pelée, aux yeux rougis par le mis­tral et la chaleur tor­ride de la Camar­gue, sous la cas­quette de four­rure, le lobe de l’oreille coupé et le coin de bouche saig­nante et dés­abusée. Il sem­ble plus calme, mais il lui arrive de manger ses couleurs.

Après un bref pas­sage à Paris où il donne l’impression de quelqu’un en bonne san­té, équili­bré, il s’en va à Anvers-sur-Oise avec des recom­man­da­tions pour le Dr Gachet, qui comp­tait par­mi ses amis Cézanne, Vignon, Pis­sar­ro. Ses crises le repren­nent ; le voilà rede­venu emporté, iras­ci­ble, allant jusqu’à men­ac­er le Doc­teur, dont il avait fait le por­trait bien con­nu. Un soir, il sort pour pein­dre : on le voit revenir en titubant, per­dant son sang, il s’était tiré une balle au cœur – la balle avait glis­sé sur une côte, s’était logée dans l’aine. Il demande, de sa pipe et fume sans arrêt en atten­dant la mort, qui survint bien­tôt, c’était 29 juil­let 1890.

Ajou­tons que van Gogh n’obtint jamais plus de quelques francs de ses toiles. Le plus sou­vent, il les don­nait, soit pour récom­penser un mod­èle bénév­ole, soit pour décon­ges­tion­ner le logis de son frère dont nous allons bien­tôt par­ler. Il n’a jamais con­nu le suc­cès com­mer­cial ni même l’attention des ama­teurs. Ces choses ne s’obtiennent qu’après la mort.

En temps nor­mal comme en temps de crise, van. Gogh tra­vail­lait. Jamais il ne pro­duisit tant et don­na de façon plus déci­sive la mar­que de son iden­tité qu’après son séjour à la mai­son de san­té de Saint-Rémy. La presque total­ité de son œuvre fut exé­cutée de 1887 à 1890, c’est à‑dire en trois ans.

Le pro­fesseur Jaspers a sup­posé chez van Gogh un proces­sus de paralysie d’origine syphili­tique : (1° le pein­tre s’est van­té de ne con­naître « d’autres femmes que les femmes à 2 fr. » ; 2° par­fois, à la fin de sa vie, il s’est plaint d’avoir trou­vé sa main rebelle à tout tra­vail). On a dit qu’il était atteint de psy­chose épilep­toïde. On a même par­lé d’aliénation créa­trice. De plus mod­érés ne voient en lui qu’un anx­ieux, un surneurasthénique. L’énigme demeure. Le cas reste trou­blant. N’y a‑t-il pas eu dernière­ment une expo­si­tion de pein­tres aliénés ? Ce qui reste indis­cutable, c’est que van Gogh fut un grand peintre.

Par­ler de Vin­cent van Gogh sans faire allu­sion à son frère Theo serait impar­donnable – et on ne le fait que trop sou­vent. Theo, sans lequel il n’aurait pu sub­sis­ter, le Bien­fai­teur que ses deman­des de sec­ours ne lassèrent jamais, qui prit tou­jours son par­ti, qui accou­rut au moin­dre signe de détresse. Theo sans lequel rien n’eût été prob­a­ble­ment créé, qui ne put résis­ter à la douleur que lui causa la mort de Vin­cent, subit une attaque de paralysie générale et le suiv­it dans la tombe en jan­vi­er 1891. On l’a enter­ré près de lui, au cimetière d’Auvers-sur-Oise

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